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La formule «inversion de la hiérarchie des normes» a-t-elle un sens?

La formule «inversion de la hiérarchie des normes» a-t-elle un sens?Temps de lecture : 8 minutes

Si cette formule est imprécise et source d’inexactitude, elle pointe assez bien la remise en cause de la logique protectrice de l’articulation des normes du droit du travail et la véritable «célébration» de l’accord d’entreprise à laquelle on assiste.

Paradoxe : la formule « inversion de la hiérarchie des normes » est aujourd’hui entrée dans les vocabulaires militants et médiatiques, alors qu’elle n’est jamais employée dans le domaine universitaire, en tout cas jamais dans les revues spécialisées en droit du travail. On pourrait en conclure que la formule est un raccourci, qu’elle ne décrit pas assez adéquatement les régressions engendrées par la loi dite travail. Il est clair effectivement qu’à première vue la formule charrie certaines approximations.

Le principe de faveur: une logique protectrice au cœur du droit du travail

 La première tient à l’idée que les normes du droit du travail s’organiseraient selon une hiérarchie descendante, allant de la loi jusqu’au contrat de travail, en passant par des accords collectifs de branche surplombants des accords collectifs d’entreprise (les termes accord collectif et convention collective sont tenus pour synonymes). Cette hiérarchie serait inversée. Pourtant, les règles du droit du travail ne se sont jamais agencées en suivant un modèle hiérarchique ; elles s’articulent de manière spécifique en respectant un principe de faveur. En vertu de ce principe, lorsque deux règles prévoient des droits, des devoirs ou des avantages différents, il faut choisir la règle la plus favorable au salarié. Un exemple illustre simplement ce mécanisme : si une convention collective prévoit un salaire minimum de 1600 euros et le contrat une rémunération de 1500 euros, le salarié doit toucher le salaire de la convention collective. Mais si le contrat prévoit une rémunération de 1700 euros, le salarié peut revendiquer le montant inscrit dans son contrat.

On le voit bien : parfois, la convention collective prévaut, parfois c’est le contrat, selon ce qui est le plus avantageux pour le salarié. Il n’y a pas de norme « supérieure » à l’autre. Certes la norme d’application générale – par exemple, une convention de branche – peut imposer, grâce à ce système, des minima à des normes au champ d’application plus étroit – une convention d’entreprise. C’est ce système de cliquet enclenché par la norme supérieure qui peut évoquer une hiérarchie. Cependant, ce dernier terme ne désigne pas suffisamment l’articulation particulière des règles en droit du travail : celle du choix de la solution la plus avantageuse au salarié.

Ce principe de faveur s’est longtemps imposé entre toutes les normes du droit du travail : loi, convention collective de branche, convention d’entreprise, contrat. Il est aujourd’hui attaqué par la loi dite Travail du 8 août 2016. Voilà donc d’abord ce que pointe l’expression « inversion de la hiérarchie des normes ». En effet, la loi dite Travail (appliquant pour partie les préconisations du rapport Combrexelle) a franchi un pas supplémentaire dans le mouvement de réduction du champ du principe de faveur. Notamment, la loi a généralisé en matière de temps de travail la possibilité pour l’employeur d’appliquer une convention d’entreprise même moins favorable que la convention de branche. Il s’agit d’un recul important pour les droits des salariés : le risque de concurrence sociale entre entreprises au sein d’un même secteur économique n’est pas à négliger, tout comme les régressions obtenues dans les entreprises par chantage à l’emploi. Dans un cadre pareil, la responsabilité des syndicats est importante ; c’est à eux de résister à l’érosion des droits des salariés dans l’entreprise. C’est à eux aussi de conquérir une légitimité qui leur permette de résister à l’employeur et, éventuellement, de trouver des compromis acceptables. D’autant que tout le monde pressent que le temps de travail n’est que le laboratoire des autres conditions de travail et d’emploi.

Une érosion du principe de faveur déjà ancienne, mais s’étendant

La formule « inversion de la hiérarchie des normes » souffre d’une deuxième approximation, dès lors que l’on fait croire que cette « inversion » a été inaugurée par la loi du 8 août 2016. Autrement dit, les normes ont commencé à « s’inverser » bien avant cette loi. Plus précisément, l’érosion du principe de faveur a débuté en 1982, et s’est surtout accélérée avec des lois de 2004 et 2008. La loi de 2004, dite loi Fillon, a supprimé, par principe, le système de faveur qui s’appliquait entre les règles issues de la convention d’entreprise et celles tirées de la convention de branche. Cette loi de 2004 préservait néanmoins la possibilité pour les interlocuteurs sociaux au niveau de la branche de déclarer, par exception, que le principe de faveur continuera à jouer. Puis, en 2008, dans certains domaines du temps de travail, tels que la modulation des horaires sur l’année, le législateur a décidé que les interlocuteurs sociaux au niveau de la branche ne pouvaient plus obliger les employeurs au niveau des entreprises à appliquer la règle de faveur.

Autrement dit, l’exception ne fonctionnait et ne fonctionne plus pour certains dispositifs d’aménagement du temps de travail. La loi dite Travail creuse un peu plus profondément le sillon tracé par ces deux dernières lois votées par des majorités de droite, en étendant les domaines en matière de temps de travail dans lesquels les entreprises ne pourront plus être contraintes par les conventions de branches. Ainsi, depuis 2016, la majoration des heures supplémentaires peut être fixée par les conventions d’entreprise, et ce sans avoir respecté le taux décidé au niveau de la branche (sans toutefois pouvoir descendre en dessous de 10 %, minimum légal). Les ordonnances Macron ne s’embarrassent pas de ces détails. Elles affaiblissent directement la capacité pour les négociateurs de branche de contrôler les conventions d’entreprise. Si ces ordonnances sont adoptées en l’état, les conventions d’entreprise peuvent encore plus largement qu’avant s’affranchir des droits et avantages prévus par la convention de branche. Le principe de faveur prend un nouveau coup, et n’est pas loin de se retrouver au tapis.

En définitive, la précision aurait voulu que le slogan soit formulé ainsi: « non à la poursuite de la remise en cause du principe de faveur  ». Mais, chacun peut constater qu’il n’est guère mobilisateur. La formule « inversion de la hiérarchie des normes », si elle n’est pas d’une totale exactitude, pointe finalement plutôt bien la remise en cause de la logique protectrice de l’articulation des normes en droit du travail et le risque de sa généralisation.

Une seconde raison invite à considérer que la formule est assez heureuse. Elle permet aussi de mettre en lumière deux autres mouvements du droit du travail, dangereux pour les salariés, qui ont été amplifiés ou déclenchés par la loi du 8 août 2016.

Premier mouvement, la résistance du salarié à l’application d’un accord collectif d’entreprise défavorable est affaiblie. En effet, certains accords, appelés accords de préservation ou de développement de l’emploi, introduits par la loi dite Travail peuvent entrer en conflit avec les stipulations des contrats de travail des salariés : la rémunération indiquée par l’accord peut être plus basse, le temps de travail plus long que ce que prévoit le contrat signé. Les travailleurs ont le droit de refuser pareilles modifications, mais ils courent le risque d’être licenciés. Avec les accords de préservation ou de développement de l’emploi, l’entreprise n’a plus à discuter avec les représentants du personnel un plan de sauvegarde de l’emploi contenant les modalités d’accompagnement des licenciements, lorsque le risque de licenciement concerne plus de 10 salariés. De plus, l’entreprise n’a quasiment plus à justifier de difficultés économiques. Les salariés sont moins protégés et donc plus enclins à accepter les règles moins favorables de la convention d’entreprise. Pareil dispositif, qui vient bien réduire la capacité de résistance des salariés, n’est pas inédit. On en trouve des traces depuis 1998, mais la loi dite Travail facilite l’accès à ce type d’accord affaiblissant la résistance des salariés. Les ordonnances Macron étendent encore un peu plus le dispositif, puisqu’il n’est plus question uniquement de préserver l’emploi, mais aussi de répondre « aux nécessités de l’entreprise » (on peut difficilement imaginer plus vaste).

Une délégitimation de la loi au profit de la norme d’entreprise

Un second mouvement davantage symbolique, mais cette fois inédit, est également désigné par l’expression inversion de la hiérarchie des normes. La loi du 8 août 2016, reprenant ici les préconisations du rapport Combrexelle, modifie la présentation du Code du travail dans le long chapitre consacré au temps de travail et classe les règles selon un plan tripartite composé de trois rubriques. La première met en avant les règles auxquelles les interlocuteurs sociaux ne peuvent pas déroger, la seconde explicite le domaine de la négociation, et la troisième rassemble les règles dites supplétives : celles qui s’appliquent à défaut de convention collective. Ce changement pourtant formel est lourd de sens, car la loi dite Travail met en exergue le caractère subsidiaire de certaines règles légales face à ce que les interlocuteurs sociaux peuvent décider au niveau de l’entreprise. La loi se montre secondaire par rapport à la convention collective. Il s’agit là d’un véritable renversement de conception de la place de la loi en droit du travail : la loi n’est plus le minimum commun garanti par l’État, permettant l’égalisation des conditions de travail et d’emploi entre les salariés. Elle est ravalée au rang d’alternative par défaut face aux règles particulières négociées dans l’entreprise (ou dans la branche). Là encore, il n’y a pas à proprement parler inversion de la hiérarchie des normes, puisque c’est toujours la loi qui décide si et quand elle se retire pour laisser la place à la convention d’entreprise. Mais on ne peut qu’être frappé par cette délégitimation de la loi – que poursuivent les ordonnances Macron dans le domaine de la négociation annuelle obligatoire dans toutes les entreprises et les branches –, pourtant produit de la volonté générale, au profit de la norme d’entreprise, expression au mieux de l’intérêt négocié du personnel et de l’employeur, et au pire de l’intérêt de l’entreprise et de ses actionnaires.

En définitive, toutes les réformes (loi Travail et ordonnances Macron) convergent pour mettre encore davantage l’accent sur l’accord collectif d’entreprise. L’on assiste ainsi à une véritable « célébration » de cet accord, selon l’expression d’Elsa Peskine[1]. Les entreprises voient s’accroître leur capacité de se doter de règles propres, indifférentes à celles issues du secteur d’activité (la branche), de la volonté générale (la loi) ou de l’intérêt individuel (ce qui a été prévu dans le contrat). Rien de tout cela n’est vraiment nouveau et ne constitue un bouleversement d’une hiérarchie qui n’existe pas. Mais la loi travail a sans nul doute accentué des évolutions pour l’heure cantonnées à des domaines et des dispositifs spéciaux. Elle poursuit également la remise en cause des mécanismes d’articulation entre les normes fondées sur le principe de faveur. « Inversion de la hiérarchie des normes », le terme est donc bien imprécis, mais il a le mérite de connoter ces perturbations qui toutes convergent vers une promotion sans précédent de la convention collective d’entreprise.

Pour aller plus loin :

  • Michèle Bonnechère, « L’articulation des normes », Droit ouvrier, 2017, p. 66.
  • Georges Borenfreund, « Quel ordonnancement des sources du droit du travail ? – Les rapports de l’accord collectif avec la loi et le contrat de travail », Revue de droit du travail, 2016 p. 781.
  • Georges Borenfreund, Antoine Lyon-Caen, Marie-Armelle Souriac et Isabelle Vacarie (dir), La négociation collective à l’heure des révisions, Dalloz, Coll. Thèmes et commentaires, 2005.
  • Florence Canut et Frédéric Géa, « Le droit du travail, entre ordre et désordre », Droit social, 2016 p. 1038 et 2017 p. 47
  • Françoise Favennec-Héry, « La hiérarchie des normes en droit du travail : rupture ou continuité ? », Semaine sociale Lamy, n° 1742, 31 oct. 2016.
  • Frédéric Géa, « Contre l’autonomie de l’accord d’entreprise », Droit social, 2016, p. 516.
  • Gérard Lyon-Caen, « Négociation collective et législation d’ordre public », Droit social, 1973, p. 89.
  • Cécile Nicod, « Quel ordonnancement des sources en droit du travail ? – Les rapports entre accords collectifs », Revue de droit du travail, 2016, p. 800.
  • Isabelle Odoul-Asorey et Elsa Peskine, « Quel ordonnancement des sources du droit du travail ? – L’accord majoritaire : déploiement ou morcellement ? », Revue de droit du travail, 2016, p. 803.
  • Elsa Peskine, « La célébration de l’accord d’entreprise », Droit social, 2014, p. 438.
  • Marie-Armelle Souriac, « L’articulation des niveaux de négociation », Droit social, 2004, p. 579.
  • Marie-Armelle Souriac, « Les réformes de la négociation collective », Revue Droit du travail, 2009, p. 14.
  • Hélène Tissandier, « Quel ordonnancement des sources du droit du travail ? – Les rapports entre accords collectifs », Revue de droit du travail 2016, p. 794.

 


 

[1] Elsa Peskine, « La célébration de l’accord collectif d’entreprise », Droit social, mai 2014, pp. 438-445.

Pour citer cet article

Cyril Wolmark, « La formule “inversion de la hiérarchie des normes” a-t-elle un sens ? », Silomag, n° 4, sept. 2017. URL: https://silogora.org/la-formule-inversion-de-la-hierarchie-des-normes-a-t-elle-un-sens

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