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La loi du 22 mars 1841 relative au travail des enfants

La loi du 22 mars 1841 relative au travail des enfantsTemps de lecture : 5 minutes

La loi du 22 mars 1841 relative au travail des enfants employés dans les manufactures, usines ou ateliers[1] est considérée comme la première ingérence de l’État dans les rapports économiques et familiaux. Elle a en effet été perçue comme allant à l’encontre de deux principes fondamentaux de l’ordre libéral : la liberté d’entreprise et de travail d’une part et l’autorité du chef de famille d’autre part. Elle s’inscrit dans un contexte où la dureté – c’est un euphémisme – des conditions de travail commençait à être de plus en plus critiquée. L’exploitation des ouvriers était telle que la question de leur reproduction était posée.

Cette loi fixe l’âge légal du travail à 8 ans et détermine la durée journalière du travail pour les enfants de plus de 8 ans. Les enfants de huit à douze ans ne peuvent être employés plus de huit heures par jour (art 2) et sont tenus de fréquenter des écoles publiques ou privées pour pouvoir travailler (art 5). Les « enfants » entre douze et seize ans ne peuvent travailler plus de douze heures par jour (art 2) et sont dispensés de suivre une école s’ils ont obtenu un certificat délivré par le maire attestant qu’ils ont reçu l’instruction primaire élémentaire (art 5). Ne s’appliquant déjà qu’aux manufactures, usines ou ateliers à moteur mécanique, cette loi a rencontré de grandes difficultés dans sa mise en œuvre.

Ces dispositions apparaissent aujourd’hui totalement évidentes. Et pourtant, elles ont dû faire face à la résistance farouche de certaines forces économiques, comme en témoigne l’article du journal La Presse que nous reproduisons ci-dessous. Ce rappel n’est pas inutile dans les débats d’aujourd’hui sur les enjeux du travail.

 

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La Presse, 1er juin 1840 (disponible sur Gallica)

 

La loi sur le travail des enfants dans les manufactures a été ajournée sous prétexte que la question n’était pas suffisamment étudiée et qu’il fallait éviter toute précipitation dans une motion aussi grave. L’ajournement a été demandé par plusieurs membres des villes manufacturières, et chose singulière, M. le ministre du Commerce l’a appuyé, promettant de réunir, d’ici la prochaine session, de nouveaux documents.

La question n’est pas suffisamment étudiée, dites-vous. Voilà cependant plus de quatre ans qu’on s’en occupe : on a fait des enquêtes de tout genre, des investigations sans nombre ; des discussions lumineuses ont eu lieu dans la presse et à la chambre des pairs ; l’Académie des sciences morales et politiques a chargé spécialement un de ses membres, M. Villermé, de visiter les manufactures de laine, de soie et de coton, de toute la France, afin d’y recueillir des renseignements sur la situation morale et physique des ouvriers[2]. Ces renseignements ne laissent rien à désirer, et le livre de M. Villermé contient toutes les données qui peuvent servir de base à une bonne loi. Il y a plus, quelques manufacturiers distingués ont eux-mêmes fourni les éclaircissements les plus étendus sur la situation des jeunes enfants dans les fabriques en appelant la sollicitude du gouvernement sur le déplorable état de cette classe de travailleurs. Ajoutons que d’un autre côté nous avons l’expérience de nos voisins, et la première loi anglaise sur cette matière remonte à quarante ans. L’Autriche et la Prusse n’ont pas craint d’adopter également des mesures législatives pour réprimer les abus qui existaient, sous ce rapport, dans leurs états. En un mot, jamais problème n’avait réuni autant de termes connus que celui-là ; et vous osez dire qu’il n’est pas suffisamment étudié ! À ce compte là, les études ne finiraient jamais, et l’année prochaine on pourra faire la même objection que maintenant.

Mais n’eussions-nous pas tous les documents que nous venons de citer, n’eussions-nous pas les précédents de la Prusse, de l’Autriche et de l’Angleterre, nous dirions encore que l’ajournement de la loi est funeste et prolonge la misère d’une classe intéressante de travailleurs, car même avant les enquêtes de 1837, avant la publication de l’ouvrage de M. Villermé, les abus qui existent dans les usines, où l’emploi des machines est général, étaient de notoriété publique. On connaissait la mortalité effrayante qui décimait les enfants dans les manufactures, les fabricants eux-mêmes n’en faisaient pas un mystère. Cette connaissance générale d’une circonstance aussi grave devait suffire pour provoquer l’intervention du législateur. À plus forte raison doit-il aujourd’hui, que les faits sont bien connus, hâter la solution d’un problème qui intéresse la vie et la santé de bien des milliers d’enfants.

Si le ministère n’était pas entouré de lumières suffisantes, pourquoi a-t-il présenté un projet de loi ? Ceci est en contradiction flagrante avec les motifs d’ajournement allégués par M. Gouin. Le rapport de M. Charles Dupin[3] et la discussion qui en a été la conséquence nous semblent d’ailleurs avoir levé toutes les difficultés ; car depuis longtemps aucun projet n’avait été discuté avec autant de calme, de maturité et d’intelligence. Que reste-t-il à faire après cela pour que la chambre soit bien informée ? Rien à ce que nous croyons.

On a aussi dit que la question était grave, parce qu’elle touchait à la fois l’autorité paternelle et à la liberté du travail. Mais cette difficulté, si c’en est une, sera la même l’année prochaine ; elle ne se résoudra ni par de nouvelles enquêtes, ni par des retards ; c’est la discussion seule qui peut la trancher. Au surplus, l’autorité paternelle et la liberté du travail sont soumises, avant tout aux principes d’humanité et de morale. Si les parents abusent de la force de leurs enfants au point de les exposer à une mort précoce, c’est un abus de l’autorité et une infraction à la vraie liberté dont, après tout, le gouvernement doit être le gardien.

C’est un intérêt manufacturier qui a dicté l’ajournement et peut être aussi le désir d’une portion de la chambre, de s’en aller le plus tôt possible. Une session qui avait si mal commencé devait nécessairement mal finir. Les fabricants ont bien dit à la chambre qu’on ne pouvait suspecter leurs intentions, puisqu’ils avaient pris l’initiative pour demander une loi qui réglât le travail des enfants dans les usines. Cette assertion n’est pas exacte. Un petit nombre de manufacturiers de l’Alsace seulement ont appelé l’attention du gouvernement sur ce point, et ceux-là ne seront probablement pas satisfaits par l’ajournement, mais nous croyons que la majorité ne se trouve pas très satisfaite du projet tel qu’il est sorti de la chambre des Pairs. Nous ne citerons à l’appui de notre opinion qu’un seul fait. Les conseils généraux des manufactures et du commerce, composés en grande partie de fabricants et de négociants, ayant été consultés sur la durée du travail des enfants de huit ans, avaient indiqué 84 heures par semaine, ce qui fait quatorze heures par jour. La chambre des pairs, au contraire, de même que la commission de la chambre des députés, ne fixe le travail des enfants de huit à douze ans qu’à huit heures par jour. Cette différence pouvait bien soulever quelques répugnances chez les hommes qui ont la prétention de faire travailler des enfants quatorze heures dans des ateliers généralement insalubres. Quatorze heures de travail ! Et après cela on veut que les enfants suivent encore l’instruction primaire ; mais c’est une amère dérision, et rien, au bout du compte, ne prouve mieux la nécessité de la loi que ces exigences exorbitantes des manufacturiers ».

 

[1] Texte disponible dans la collection complète des lois, des décrets, des ordonnances, des avis du Conseil d’État de Duvergier (t. 41, 1841, p. 33).

[2] Louis-René Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, Paris, Éditions d’histoire sociale, 2 vol., 1840. Les deux volumes sont accessibles sur Gallica (tome 1, tome 2).

[3] Charles Dupin, Du travail des enfants qu’emploient les ateliers, les usines et les manufactures : considéré dans les intérêts mutuels de la société, des familles et de l’industrie, Paris, Bachelier, 1840.

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