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Cohérence de la pédagogie Freinet

Cohérence de la pédagogie FreinetTemps de lecture : 8 minutes

Cherchant à construire un citoyen émancipé et créateur, la pédagogie Freinet place au cœur de sa logique les principes de coopération, de participation et d’esprit critique. Catherine Chabrun revient ici sur le nouveau statut de l’élève et les nouveaux objectifs fixés à l’école qu’une telle pédagogie implique. De la fin de la compétition scolaire au développement du travail en relation avec les autres en passant par la valorisation de toutes les intelligences, la reconnaissance de l’erreur dans l’apprentissage ou encore la co-construction des savoirs et de leurs questionnements, les propositions pour que l’école devienne une fabrique de futurs pour tous ne manquent pas ! Il est urgent de s’en saisir.

Construire un citoyen et une citoyenne, mais pas n’importe lequel ou laquelle…

Comme l’école est fille et mère de la société, ce que l’enfant, le jeune vit à l’école construit ce que sera l’adulte : un citoyen actif, coopératif, responsable et pensant ou un citoyen passif, individualiste, irresponsable et inconscient des enjeux de l’humanité.

De la maternelle à l’université, la pédagogie Freinet permet de faire vivre à l’enfant, l’adolescent et le jeune adulte les principes de la coopération, de la participation aux décisions et à son sens critique. Tout ce qui fera de lui un citoyen conscient de ses responsabilités pour lui, sa famille, ses voisins, ses collègues… et toute l’humanité.

L’école en pédagogie Freinet est une école d’éducation citoyenne dans la mesure où elle donne à l’élève un nouveau statut et fixe à l’école de nouveaux objectifs.

« L’école coopérative c’est une école transformée politiquement, où les enfants qui n’étaient rien sont devenus quelque chose, c’est l’école passée de la monarchie absolue à la république et où les enfants, livrés en certains domaines à leur initiative, apprennent le jeu de nos institutions et s’exercent à la pratique de la liberté.

L’école coopérative c’est enfin l’école où l’instruction n’est pas le but exclusif, mais celle où l’on vise surtout à former par une pratique particulière facilitée, l’être pensant, qui sait écouter la voix de la raison, l’être moral et conscient et responsable, l’être social plus attaché à l’accomplissement de ses devoirs qu’à la revendication de ses droits. » (Barthélemy Profit[1])

Des principes qui se vivent

La solidarité : la coopération institue une solidarité consciente qui met en jeu la responsabilité de chacun et la volonté de concourir au bien commun. Apprendre à vivre ensemble, c’est coopérer et participer à la réalisation d’objectifs et de projets communs. On peut dire « co-fabriquer » avec les autres en solidarité : adultes et enfants.

La fraternité : c’est bien devant la difficulté, lorsqu’il est nécessaire de s’entraider que se créée une fraternité humaine : reconnaître l’autre comme un autre moi. L’empathie, cela dépasse la simple admission de son existence, c’est apprécier l’existence et la présence des autres à ses côtés, voir ses différences et similitudes, les accepter pour s’enrichir ou se différencier ; c’est pouvoir un jour se réjouir et profiter positivement des différences entre les êtres, en jouissant de la complémentarité qu’elles offrent. Accepter l’autre tel qu’il est et non tel que l’on voudrait qu’il soit, ne plus en avoir peur pour s’accepter soi-même.

La responsabilité : le projet coopératif est l’objet d’un choix collectif réfléchi et lucide. Former un citoyen engagé, apte à s’exprimer, à agir avec les autres et à prendre des responsabilités, au sein des collectivités où il vit, où il travaille. « Nous préparons, non plus de dociles écoliers, mais des hommes qui savent leurs responsabilités, décidés à s’organiser dans le milieu où le sort les a placés, des hommes qui relèvent la tête, regardent en face les choses et les individus, des hommes et des citoyens qui sauront bâtir demain le monde nouveau de liberté, d’efficience et de paix. » (Célestin Freinet)

Des pratiques pédagogiques qui s’exercent

On coopère pour apprendre ensemble et acquérir des savoir-faire 

– L’abandon au moins partiel de la pratique magistrale et l’appel le plus large possible à l’organisation par les enfants, les jeunes de la vie de leur classe, de leur cours, voire de leur établissement.

– La fin de la compétition entre les élèves au profit de la coopération dans les apprentissages, ce qui implique l’exercice de la solidarité et de l’aide mutuelle : il ne peut y avoir aucune coopération possible dans une école où les élèves pratiquent quotidiennement le « chacun pour soi » et la compétition.

– Travailler individuellement oui, mais en relation avec les autres. Ce qui permet les réciprocités de savoirs, de savoir-faire, de savoir-être, de techniques, d’expériences… et de reconnaissance.

On coopère pour produire, créer

Faire ensemble, travailler ensemble, apprendre ensemble, projeter ensemble, réaliser ensemble, produire ensemble…

Mutualiser : chacun participe pour entretenir, initier, compléter…. Construire un commun de savoirs, de savoir-faire, de savoir-être… une culture commune.

S’entraider, aider : « Celui qui sait aide celui que ne sait pas » est un principe institué. Ce n’est aucunement de la charité : « je te donne quelques miettes de ce que je sais », mais de la solidarité : « je te donne les moyens de comprendre pour que tu progresses ». L’enseignant peut compter sur les enfants et ainsi consacrer du temps pour aider lui-même celui qui a davantage de difficultés ou tout simplement besoin d’une présence adulte pour cheminer.

On coopère pour s’organiser 

– Le travail personnel n’est pas réglé uniquement par le professeur, l’élève participe à son organisation (temps et espace) en fonction de ses résultats (entraînements, soutien, approfondissement…) et des ressources qu’il a à sa disposition (en classe, dans l’établissement, à la maison).

– Le matériel collectif de la classe est organisé coopérativement.

– La participation des enfants, des jeunes dans le cours, la classe, l’établissement à tous les sujets qui les concernent. Non seulement pour donner leur avis, mais proposer et décider coopérativement pour améliorer la vie collective et les apprentissages de chacun.

– Mettre en place des lieux institutionnels d’organisation et de gestion (conseil d’enfants, d’élèves dans la classe, dans l’établissement…)

On coopère pour communiquer

– La reconnaissance de la parole de l’élève, de la personne (enfant, jeune, adulte) dans la classe, le cours, l’établissement avec des espaces et des temps spécifiques.

– Sortir des murs, s’ouvrir sur l’extérieur, agrandir le réseau coopératif : de la classe à l’établissement, au territoire, à d’autres régions, à d’autres pays…

On coopère pour construire une culture : accueillir les différentes cultures des membres du groupe, et les relier à la culture universelle (historique, scientifique, géographique… de l’humanité). La richesse du partage, du dialogue des idées, c’est concrétiser cette phrase de Paul Ricoeur : « La tolérance n’est pas une concession que je fais à l’autre. Elle est la reconnaissance de principe qu’une partie de la vérité m’échappe. »

L’avenir de l’humanité en dépend

Urgence ! Pour qu’au plus tard en 2050, les adultes des pays développés soient conscients, vivent, produisent et consomment différemment, il faut que les enfants qui entrent à l’école maternelle aujourd’hui soient sensibilisés à leur environnement et formés pour penser et agir ensemble. La coopération doit faire oublier la compétition et son enchaînement exponentiel de comportements dangereux pour l’humanité et la planète…

Les pédagogies humanistes et coopératives, comme la pédagogie Freinet, ont les réponses. Mais qui le sait ou s’en préoccupe. On préfère à ces pédagogies – sans doute trop émancipatrices – des méthodes qui vont du plus simple au plus compliqué, sans surprise, sans détour, sans création où l’élève et l’enseignant sont de gentils exécutants.

La pédagogie Freinet peut-elle peser sur l’avenir de l’humanité et de la planète ?

L’éducation devrait apporter à tous les enfants les moyens et les outils de lire et de comprendre le monde pour qu’une fois devenu adulte, il puisse agir sur lui, en coopération avec les autres, pour l’améliorer et le transformer. Il deviendrait ainsi un citoyen conscient, acteur et auteur ! J’emploie le conditionnel, car il est difficile de comprendre son environnement lorsque l’on apprend par cœur pour des évaluations et des examens sans donner de sens, sans relier, sans tisser les savoirs et les connaissances dans un système compétitif et sélectif.

Le monde est complexe, mais l’école continue de morceler, de simplifier, de résumer… et elle forme un citoyen individualiste et passif. Et nous, pédagogues Freinet, nous souhaitons construire un citoyen émancipé et créateur !

Dans une classe Freinet l’environnement – qu’il soit naturel, social, culturel – entre dans la classe : moments de paroles, exposés d’enfants ou de parents, correspondances, invitation de professionnels, utilisation de médias écrits ou visuels…

Dans une classe Freinet, les enfants sortent. L’environnement proche est une véritable encyclopédie à ciel ouvert. Le regard de l’enfant guidé, accompagné s’aiguise sur le vivant, la société, l’histoire, la géographie, la culture, les sciences…

Une plaque de rue, une vieille maison, une tour d’immeuble, un arbre penché, un coup de vent, l’envol d’un oiseau, une femme très âgée, un rai de lumière, une ombre sur le mur, un fauteuil roulant, un homme couché sur le trottoir, un musicien, un chauffard, une affiche… seront des amorces de questionnements, de débats, de recherches et de travaux.

Et dans les murs de l’école naîtront des poésies, des textes libres, des œuvres d’art, des exposés, des articles de journaux, de blogs… Bref, l’expression, la création, la coopération et la communication ne sont plus des vains mots parsemés dans les programmes scolaires. Ils prennent sens et vie.
Et dans les murs de l’école, les enfants débattront, proposeront et élaboreront des projets, ils décideront… : un véritable exercice quotidien de la citoyenneté et de la participation dans un environnement démocratique où l’empathie, la compréhension, la coopération, la laïcité, la diversité, ou encore la mixité auront toute leur place.

Si dans tous les établissements c’était ainsi, les enfants dans 20 ans auraient, dans les quartiers, les villes, les villages, les capacités de participer et de prendre les bonnes décisions pour l’humanité et la planète. Ils représenteraient, au sein du parlement, les citoyens et les citoyennes avec la conscience du bien commun que représentent l’humanité et la planète. N’oublions pas l’École est fille et mère de la société, une histoire pleine d’avenir !

L’École, une fabrique de futurs pour tous, est possible

Au ministre et à tous les acteurs de l’éducation, voici quelques propositions pour que l’École devienne une fabrique de futurs pour tous. Cette liste à la Prévert est loin d’être complète, mais si déjà…

Quelques moteurs :

  • La confiance, en eux, en l’avenir, en leur avenir, entre élèves, entre élèves et enseignants, entre parents et enseignants.
  • Le plaisir d’être, de faire, de savoir, d’apprendre seul et avec les autres.
  • L’épanouissement personnel en lien avec celui des autres.
  • La coopération, l’écoute, le dialogue entre élèves, entre élèves et enseignants, entre parents et enseignants, entre tous les adultes.
  • La valorisation de toutes les intelligences, compétences, enseignements, métiers.
  • La considération de tous les élèves, enseignants, parents, adultes.
  • L’émancipation culturelle, citoyenne, professionnelle.

Quelques machines :

  • Entretenir la soif, le désir de comprendre, de découvrir le monde et ses langages.
  • Construire les savoirs et les questionner.
  • Développer la transdisciplinarité des savoirs.
  • Apaiser le climat scolaire, pour évoluer sereinement dans ses apprentissages.
  • Laisser du temps à chacun pour progresser selon ses besoins, ses projets.
  • Considérer l’erreur comme l’alliée indispensable du processus de l’apprentissage.
  • Valoriser les progrès, refuser les évaluations sanctions.
  • Supprimer les notes, la compétition et l’humiliation qui les accompagnent.
  • Accompagner chaque élève pour qu’il devienne acteur et décideur d’une orientation émanant de son désir et de ses compétences.
  • Prendre place, agir, participer, proposer dans l’établissement scolaire.
  • Se former et vivre ensemble, avoir une culture commune : une belle ambition pour la jeunesse !

 

Pour aller plus loin:

Catherine Chabrun, Entrer en pédagogie Freinet, Libertalia, coll. N’autre école, 2015, 160 p. (voir la présentation sur son blog).

[1] Barthélemy Profit (1867-1946) a été instituteur, puis inspecteur de l’enseignement primaire à Saint-Jean d’Angély (Charente-Maritime) de 1919 à 1929. Il est l’un des pédagogues à l’origine de la coopération scolaire. Il a notamment écrit La Coopération à l’école primaire, contribution à l’idée de l’école d’après-guerre (Paris, Delagrave, 1922, 72 p.).

Pour citer cet article

Catherine Chabrun, « Cohérence de la pédagogie Freinet », Silomag, n° 8, Avril 2019. URL: https://silogora.org/coherence-de-la-pedagogie-freinet/

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