Lecture en cours
Définanciariser l’économie

Définanciariser l’économieTemps de lecture : 9 minutes

Alors que la crise de 2007/2008 a été l’une des plus graves de l’histoire du capitalisme, les leçons sont loin d’avoir été tirées. Il est pourtant nécessaire de mener la bataille pour remettre la finance à une place subordonnée dans l’activité économique en établissant un contrôle social du système financier, en interdisant les pratiques et les produits financiers toxiques ou encore en mettant un terme à la gestion financière des entreprises.

Les années 1980 ont vu un basculement généralisé, une « grande transformation » dans le fonctionnement de l’économie mondiale. Après la Seconde Guerre mondiale, les pays capitalistes développés avaient vu se mettre progressivement en place, sous des formes différentes et avec une ampleur variable, des systèmes inédits de protection sociale dont l’objectif explicite est le bien-être (welfare) de la population. Grâce à ces institutions, la généralisation du salariat s’est accompagnée d’une sortie progressive (et limitée) de la pauvreté avec un minimum de sécurité dans l’existence. Ce que certains ont appelé le « compromis fordiste » a été le fruit de luttes sociales d’ampleur dont l’acmé a été en Europe l’année 1968 et les suivantes. Les salarié.es avaient réussi à imposer un partage des gains de productivité entre le capital et le travail, favorisé pour cela par leur haut niveau (environ 5 % par an). La crise du capitalisme fordiste dans les années 1970 – forte inflation combinée à une stagnation économique (la « stagflation »), chute des taux de profits des entreprises, contestation ouvrière massive – a entraîné, sur la base de défaites ouvrières considérables, l’émergence d’un nouveau capitalisme, le capitalisme néolibéral financiarisé.

Le capitalisme néolibéral et sa crise

Les entreprises sont aujourd’hui guidées par une logique financière visant à maximiser « la création de valeur pour l’actionnaire ». Cette financiarisation touche aussi les PME qui, pour la plupart, sont prises dans une chaine de sous-traitance et soumises aux exigences de leur donneur d’ordre. Le bilan de ces trente dernières années est éloquent. Le chômage et la précarité ont grandi alors que la part des salaires dans la valeur ajoutée baissait de 5 à 8 points selon que l’on prend comme référence 1972 ou 1982, soit une baisse comprise entre 100 et 160 milliards d’euros par an en valeur actuelle. De plus, l’investissement productif n’a progressé que très modérément, alors qu’explosaient les placements financiers, les exportations de capitaux, les rachats d’actions et la part des dividendes dans le PIB. Ainsi la part des revenus distribués nets dans l’excédent brut d’exploitation est passée de 12 % en 1980 à 29 % en 2012. L’emploi est devenu, dans ce cadre, une simple variable d’ajustement que les entreprises utilisent pour maximiser le profit des actionnaires.

Cette envolée des profits non réinvestis, en permettant de dégager des liquidités très importantes, a nourri la financiarisation de l’économie. Celle-ci a été permise et s’est développée avec la déréglementation des marchés financiers, organisée par les gouvernements dans les différents pays développés. Les obstacles à la liberté de circulation des capitaux ont été ainsi levés et les contrôles publics sur les institutions financières ont été fortement réduits. Ainsi est née la mondialisation néolibérale, qui a encore aggravé la crise sociale.

Mais la stagnation des salaires, voire dans certains pays leur recul, a fait resurgir un vieux problème du capitalisme entrevu en son temps par Marx et explicité par Keynes et Kalecki. Le salaire est un coût pour chaque entreprise qui cherche donc à payer ses employés le moins cher possible. Mais c’est aussi un élément décisif pour assurer une demande solvable surtout dans des pays où l’énorme majorité de la population est salariée. Ainsi aux États-Unis et dans l’Union européenne, 60 à 70 % de la demande est d’origine salariale et cette demande a des conséquences sur la hauteur de l’investissement productif : comment donc soutenir l’activité économique, source de profits, quand les salaires stagnent ou régressent ?

La réponse du néolibéralisme à cette question a été : de moins en moins de salaires, mais de plus en plus de dettes. L’endettement des ménages a servi de substitut au salaire pour maintenir une forte demande solvable. Si ce modèle a été totalement adopté par certains pays, notamment les États-Unis, tous les pays capitalistes développés s’y sont plus ou moins engagés. Aux États-Unis, mais pas seulement, cette logique n’a pas concerné simplement les biens immobiliers, mais aussi les dépenses courantes des ménages, notamment les plus pauvres. Grâce à un marketing bancaire souvent à la limite de l’escroquerie et à des techniques financières « innovantes » (titrisation, réalimentation permanente du crédit…), les institutions financières ont repoussé au maximum les limites possibles de l’endettement. Tout cela a abouti à la crise financière, commencée en 2007 quand les ménages les plus exposés aux États-Unis ont été dans l’incapacité de rembourser leurs emprunts, crise qui s’est répandue comme une traînée de poudre, les pare-feu permettant de cloisonner l’incendie ayant été détruits systématiquement par la déréglementation financière.

Cette crise peut donc être considérée comme celle du régime d’accumulation du capitalisme néolibéral. Il n’y a pas d’un côté le mauvais capitalisme financier et de l’autre le bon capitalisme productif. C’est ce qui s’est passé dans la sphère de production qui est à la racine de la crise actuelle déclenchée dans la sphère financière.

Deux axes de bataille peuvent se déduire de cette analyse. D’une part, il faut imposer des mesures qui remettent la finance à une place subordonnée dans l’activité économique. Il ne s’agit pas simplement de réguler le fonctionnement actuel des marchés financiers, mais de briser la logique de la finance de marché, de casser l’industrie financière, avec comme pré-condition de mettre un terme à la liberté absolue de circulation des capitaux. Il faut d’autre part appliquer une autre logique économique basée sur une nouvelle répartition de la richesse produite, centrée sur la satisfaction des besoins sociaux, la réduction des inégalités et la mise en œuvre des impératifs écologiques.

Reprendre le contrôle du système financier

La crise financière de 2008 a été une des plus graves de l’histoire, pourtant riche en ce domaine, du capitalisme. En quelques jours, le système financier international a été au bord du collapsus et il a fallu l’intervention des États pour renflouer les banques afin d’éviter l’effondrement. Cette crise, qui a débouché sur la plus grave récession depuis la Seconde Guerre mondiale, est le produit direct des politiques de déréglementation des marchés mises en œuvre par les gouvernements qui ont démantelé systématiquement toutes les barrières limitant l’activité financière, mises en place suite à la crise des années 1930. L’« innovation financière » a abouti à la création de produits échangés sur des marchés opaques et sans contrôle et dont la complexité échappe même aux acteurs financiers qui les utilisent. Les banques qui, avant la déréglementation étaient essentiellement tournées vers le financement de l’économie productive, se sont muées en conglomérats gigantesques intervenant sur tous les segments de l’activité financière et développant un vaste système bancaire parallèle, le shadow banking system, hors de tout contrôle. Les fonds spéculatifs, les hedge funds, à la recherche permanente d’opportunités de gains rapides, sont un élément qui en rajoute sur l’instabilité chronique du système financier.

Pourtant, les leçons de la crise sont loin d’avoir été tirées, même s’il est peu probable que les autorités laissent se reproduire un évènement tel que la faillite de Lehman Brothers. Aux États-Unis, l’administration Trump s’apprête à remettre en cause la loi Dodd-Frank datant de 2010 qui tentait une timide régulation des banques. En Europe, la Commission plaide pour une relance de la titrisation avec l’argument de relancer le crédit. C’est le même argument qui est employé pour justifier la position européenne face aux États-Unis dans la négociation sur la régulation financière internationale (Bâle IV) sur le calcul des ratios de solvabilité bancaire. Question, apparemment technique, il s’agit en fait de savoir si on laisse aux banques le soin de s’autocontrôler en les laissant évaluer elles-mêmes les risques liés aux actifs financiers qu’elles possèdent (position européenne) ou si des modèles de contrôle externe leur seront imposés. Sujet d’autant plus majeur que la récente faillite de la Banco Popular en Espagne, qui avait pourtant passé avec succès les « stress tests » organisés par la BCE il y a quelques mois, démontre la fragilité de nombreuses banques européennes infectées par des créances douteuses, l’Italie étant particulièrement touchée.

Le système financier joue un rôle majeur dans le fonctionnement de l’économie et la monnaie est un bien public. La création monétaire ne peut donc être soumise au bon vouloir des directions et des actionnaires des banques. Elle ne peut être régie par des critères de rentabilité. Le système bancaire ne peut être régulé par la concurrence. Il faut établir un contrôle social du système financier qui ne pourra pas se réduire à une simple étatisation – l’expérience historique en ayant montré les limites. Ce contrôle social devra aussi associer les salarié.es des banques et les divers utilisateurs (ménages, entreprises, territoires…). Cela suppose, non seulement de créer les institutions propres à exercer un tel contrôle, mais aussi de casser les conglomérats financiers actuels pour les rendre contrôlables, la taille actuelle des banques et la complexité de leurs opérations étant un des obstacles majeurs à toute régulation. Il faut une véritable séparation des banques de dépôt, dont le rôle est de financer l’économie, et des banques d’affaires tournées vers les activités de marché qui doivent être strictement encadrées. Il faut interdire les produits financiers toxiques, les opérations qui n’ont qu’un objectif spéculatif comme, par exemple, le trading à haute fréquence et les marchés de gré à gré qui s’effectuent aujourd’hui sans contrôle. Il faut encadrer les marchés de dérivés. Par l’action d’un pôle financier public, il faut réorienter le crédit vers des investissements qui répondent à des critères écologiques et sociaux. De plus, des mesures spécifiques de crédit doivent être prises pour alléger les charges financières des PME. Enfin, un contrôle devra être mis en place pour empêcher une fuite des capitaux.

En finir avec la gestion financière des entreprises

S’attaquer vraiment au chômage et à la précarité suppose de soustraire les entreprises à la logique financière actuelle et de favoriser un investissement productif – tourné prioritairement vers la satisfaction des besoins sociaux et environnementaux, et vers des biens utiles et durables – aux dépens de la rente. Une des mesures clefs est de déconnecter les revenus des dirigeants des performances financières de l’entreprise en interdisant les stock-options, les bonus variables…, en instaurant, de fait, un revenu maximal. Des mesures fiscales doivent permettre de pénaliser la distribution des profits non réinvestis et de taxer fortement les dividendes. Une autre possibilité pourrait être de plafonner les dividendes versés aux actionnaires.

Il faut, d’autre part, interdire aux entreprises de racheter elles-mêmes leurs propres actions : au lieu d’utiliser le bénéfice dégagé par son activité à investir, à embaucher ou à augmenter les salaires, l’entreprise rachète ses propres actions afin d’en faire monter le cours en Bourse ; les actionnaires gagnent ainsi sur les deux tableaux, perception de dividendes et augmentation de la valeur de leur capital. De manière générale, il faut instaurer une durée minimale avant de pouvoir revendre ses actions afin d’éviter les opérations spéculatives sur les entreprises.

Il faut enfin changer le mode de gouvernance des entreprises en renforçant les droits du Comité d’entreprise (CE). Le CE doit avoir un droit d’intervention sur la stratégie de l’entreprise et sur les orientations économiques et sociales de cette dernière. Les droits des actionnaires ne doivent plus l’emporter sur ceux des salarié.es. De plus, le CE devrait être élargi pour assurer la représentation des salariés des sous-traitants et celles des parties concernées par l’activité de l’entreprise (par les risques de pollution, nuisances, etc.) afin que la production d’externalités négatives soit réellement prise en compte et limitée. Il s’agit donc ainsi de redéfinir le droit de propriété de l’entreprise : elle doit appartenir à toutes les parties prenantes afin de contrer la logique prédatrice de la rentabilité financière.

——-

Ces mesures s’opposent frontalement aux intérêts des classes dirigeantes. Pour être appliquées, elles supposeront un affrontement important avec ces dernières. De plus, beaucoup d’entre elles sont en contradiction avec de nombreux textes européens, en particulier ceux concernant la liberté de circulation des capitaux. Un gouvernement de gauche devra donc prendre des mesures unilatérales et engager un bras de fer avec les institutions européennes.

Pour aller plus loin:

Pour citer cet article

Pierre Khalfa, « Définanciariser l’économie », Silomag, n° 3, juillet 2017. URL: https://silogora.org/definanciariser-leconomie/

Réagir

Si vous souhaitez réagir à cet article, le critiquer, le compléter, l’illustrer ou encore y ajouter des notes de lecture, vous pouvez proposer une contribution au comité de rédaction. Pour cela, vous pouvez envoyer votre texte à cette adresse : contact@silogora.org

AGORA DES PENSÉES CRITIQUES
Une collaboration

Mentions légales Crédits