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Entreprise, un mot des salariés ou un mot du patronat?

Entreprise, un mot des salariés ou un mot du patronat?Temps de lecture : 5 minutes

En deux siècles, le mot « entreprise » a été accaparé par la sphère économique en réduisant son sens à une organisation sociale de production. Josiane Boutet revient sur cette évolution et interroge la montée et la popularisation non critiques du mot « entreprise » au singulier alors même que les entreprises réelles sont diverses socialement, géographiquement et économiquement.

Il y a « entreprise » et « entreprise »

Dans un sens premier que le Robert date du XIVe siècle, le mot « entreprise » renvoie à ce que l’on met à exécution, une action, un projet, une œuvre ou un travail ; et de façon tautologique à ce que l’on entreprend : « C’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens » (Molière). Ce nom dérive du verbe « entreprendre » que Le Robert date du XIIe siècle, au sens de se mettre à faire quelque chose. C’est un sens toujours actuel aujourd’hui comme dans « Il entreprend des démarches pour s’inscrire à l’université ».

Dans un sens secondaire et plus récent que Le Robert situe à la fin du XVIIIe siècle (1798), « entreprise » acquiert un sens plus restreint et rattaché à la seule sphère économique. Il ne désigne plus n’importe quelle action dans laquelle une personne s’engage, mais un lieu social. Il acquiert le sens d’une organisation de production de biens ou de services à caractère commercial. Aujourd’hui, le sens premier du mot « entreprise » que j’ai cité avec Molière est devenu désuet et réservé à la langue littéraire. « Entreprise » ne signifie plus désormais qu’une organisation sociale de production, que ce soit une industrie, un commerce ou des services.

Nous sommes donc passés en quelques siècles de la conception ancienne de « entreprise » comme une action quelconque (marchande ou pas, économique ou pas) faite par n’importe quel acteur, à la conception moderne restreinte de « entreprise » comme lieu d’une activité économique. Ce qui génère des expressions courantes comme : « les petites et moyennes entreprises, les entreprises du CAC 40, les grandes entreprises, les entreprises privées, créer, transmettre son entreprise, etc. ». Il faudrait des études à la fois lexicales et historiques précises pour expliquer cette restriction sur plus de deux siècles du sens de « entreprise » et son accaparation par le seul champ de la production et de l’économie.

Le chef d’entreprise et les délégués du personnel

Aux élections législatives de 1946, les premières de la toute nouvelle IVe République, le parti communiste obtint 28,3 % des suffrages et envoya 182 députés à la Chambre dont une majorité d’ouvriers. Le PCF obtint cinq ministères dont celui du Travail et de la Sécurité sociale. Il fut confié à Ambroise Croizat, membre dirigeant du Parti Communiste, cadre de la CGT. On sait qu’il mit en place le système de protection sociale sur lequel nous vivons encore (pour le moment) : retraites par cotisations et solidarité, organismes de sécurité sociale. Entre autres avancées sociales majeures, il fut l’artisan de la Loi du 16 mai 1946 qui créa le Comité d’entreprise et le rendit obligatoire pour les entreprises de plus de 50 salariés. Il régla ainsi la question de la représentation des personnels au sein des entreprises, une revendication permanente des organisations ouvrières depuis la fin du XIXe siècle. Par cette loi, le comité d’entreprise est composé du chef d’entreprise, qui occupe de droit la place de président du comité d’entreprise ; des délégués du personnel élus par les salariés ; et des représentants des syndicats désignés[1].

Dans cette organisation du CE, on voit clairement établie la distinction entre deux groupes sociaux qui ont des rôles, des prérogatives et des modes de désignation différents : d’un côté, le « chef d’entreprise » et de l’autre « le personnel » et ses délégués. La mention de « l’entreprise » est associée à son chef, pas aux salariés. Ceux-ci sont explicitement distingués de l’entreprise : ils y travaillent, ils en constituent les personnels ; mais ce n’est pas « leur entreprise » « mon entreprise ». À la différence des usages contemporains, comme nous allons le voir.

Bien qu’en 1946 nous n’étions plus dans la stratégie politique du « classe contre classe » développée dans l’entre-deux-guerres par le PCF, il me semble qu’il aurait été impensable que les rédacteurs de la loi conçoivent une catégorie des « délégués d’entreprise ». Car nous étions alors dans une période d’intense victoire des classes populaires, comme il en existe rarement dans l’histoire de la France. Nous étions deux années seulement après le Programme du Conseil National de la Résistance, une année après la capitulation allemande. Avec la victoire électorale majeure des ouvriers et du PCF, ce contexte social et politique est marqué par un renversement du rapport de forces au profit des classes populaires (comme en 1936 puis en 1968). Cette puissance politique du peuple impose qu’il n’y ait pas de connivence, de rapprochements possibles avec le patronat ou le chef d’entreprise.

Des entreprises à l’entreprise

Et aujourd’hui ? Une recherche à partir du mot clé « entreprise » sur Google-images montre que la quasi-totalité des sites renvoie à des expressions où le mot « entreprise » est employé au singulier comme « créer son entreprise, la culture d’entreprise, la mobilisation de l’entreprise, la performance de l’entreprise, l’entreprise de demain, l’entreprise partenaire, etc. » :

Site développé par l’administration pour accompagner les créateurs d’entreprise.

Depuis quelques décennies, probablement depuis les années 1980 qui signent à la fois la fin des Trente Glorieuses et celle de la figure du prolétaire communiste, l’inflation d’expressions comme « la culture d’entreprise, le monde de l’entreprise, la vie de l’entreprise, etc. » a popularisé, médiatisé et rendu possible l’idée qu’il existerait une entité, l’entreprise, par-delà toutes les immenses diversités sociales, géographiques, économiques des entreprises réelles. Et que ce lieu pourrait être consensuel et à partager entre direction et salariés.

Réussir à imposer ce mot mis au singulier n’est pas une simple question d’orthographe. C’est la création d’un mythe de l’unité face à la diversité voire à la concurrence entre elles des entreprises : quoi de commun entre un électricien et EDF ? Entre une boulangerie de quartier et Auchan ? C’est l’entreprise.

Le sens des mots est social

Mikhaïl Bakhtine, théoricien de l’œuvre littéraire en URSS, écrivait que les mots « sentent » leur appartenance sociale, géographique. Pour lui, les mots ne sont jamais neutres, ils laissent entendre des « harmoniques » qui les situent dans un contexte social et dans une profession donnés. Le sens des mots est toujours social, disait-il. Le mot « entreprises », et plus encore « entreprise » au singulier, laisse ainsi entendre son appartenance au patronat, au chef. Dans la perspective de Bakhtine, ce mot « sent » le chef et non pas les salariés.

La montée et la popularisation non critiques du mot « entreprise » au singulier signe au plan symbolique la puissance du patronat sur les salariés. Celui-ci a réussi à imposer un mot qui appartient à son champ social. Il a réussi à naturaliser et à invisibiliser les rapports sociaux conflictuels inhérents aux relations de travail derrière l’apparente neutralité de ce mythe de l’entreprise.

[1] Par la Loi du 8 juillet 2019, le comité d’entreprise deviendra progressivement le Comité social d’entreprise.

Pour citer cet article

Josiane Boutet, « Entreprise, un mot des salariés ou un mot du patronat ? », Silomag, n° 10, déc. 2019. URL : https://silogora.org/entreprise-un-mot-des-salaries-ou-un-mot-du-patronat/

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