Lecture en cours
«La généralisation de la protection sociale n’est pas un luxe dépassé ou inaccessible»

«La généralisation de la protection sociale n’est pas un luxe dépassé ou inaccessible»Temps de lecture : 7 minutes

Bernard Thibault

Ancien secrétaire général de la CGT, représentant des travailleurs au conseil d’administration de l’OIT, auteur de La troisième guerre mondiale est sociale (éd. de l’Atelier, 2016).

Atteindre l’objectif fixé par les Nations-Unies de rendre effectif un droit à la protection sociale pour tous à l’horizon 2030 implique un changement majeur dans les choix politiques qui prévalent aujourd’hui. Bernard Thibault rappelle les différents obstacles structurels à cette généralisation (mise en concurrence des travailleurs à l’échelle internationale, approche purement marchande sous contrainte de rentabilité et conception des dépenses de protection sociale comme un fardeau). Il souligne leur rôle dans l’augmentation de la pauvreté et des situations conflictuelles générées par la misère. Il affirme que la généralisation de l’accès à la protection sociale est possible autant que nécessaire, mais qu’elle implique des choix politiques dont il précise les contours et les lignes d’action.
Selon le rapport sur la protection sociale 2017-2019 de l’Organisation internationale du travail (OIT), 71% de la population mondiale ne bénéficie pas ou n’a pas accès à un système complet de protection sociale. Quelles sont les priorités de l’organisation mondiale pour apporter des améliorations significatives à cette situation?

L’OIT dispose d’une capacité de suivi et d’analyse de la situation en matière de protection sociale qui est sans égal. Une de ses premières missions consiste à bien faire percevoir la réalité des protections sociales dans le monde, les tendances observées, les conséquences prévisibles et les lignes d’action à privilégier pour rendre effectif un droit à la protection sociale pour tous conformément à l’objectif fixé par les Nations Unies à l’horizon 2030[1].

Le récent rapport de l’OIT[2] montre effectivement que nous sommes très loin d’être en capacité d’atteindre cet objectif sans changement majeur dans les choix qui prévalent aujourd’hui.

 

Pour prendre la mesure de la situation, il faut avoir en tête quelques chiffres édifiants : Effectivement, 71 % de la population mondiale ne dispose pas d’un véritable système de protection sociale. Seuls 29 % de la population disposent d’une sécurité sociale globale, 45 % d’au moins une prestation sociale tandis que 55 % restant sont laissés sans aucune protection soit 4 milliards de personnes. C’est considérable !

À y regarder plus en détail, on peut aussi constater que :

  • prés de 2/3 des enfants, soit 1,3 milliard, ne sont pas couverts, la plupart en Afrique et en Asie ;
  • seuls 41 % des mères de nouveau-nés perçoivent une allocation maternité ;
  • 21 % des chômeurs bénéficient d’indemnités ;
  • 28 % seulement des personnes lourdement handicapées touchent une prestation invalidité ;
  • 68 % ayant dépassé l’âge de la retraite touchent une pension vieillesse. S’il faut se féliciter de l’augmentation de la proportion des bénéficiaires, il faut néanmoins rappeler que le niveau de leurs prestations est souvent faible et insuffisant pour sortir les personnes âgées de la pauvreté.

Le rapport démontre que la couverture santé universelle est loin d’être une réalité dans de nombreuses régions du monde, en particulier dans les zones rurales où 56 % de la population est privée de couverture maladie contre 22 % dans les zones urbaines. L’OIT estime à 10 millions le nombre de professionnels de santé supplémentaires pour parvenir à une couverture sanitaire universelle.

À la vue de ces données accablantes qui, au-delà des chiffres, illustrent le quotidien parfois dramatique pour des dizaines de millions de travailleurs, l’OIT préconise une augmentation des dépenses publiques pour la protection sociale. L’institution accable également les politiques budgétaires d’austérité qui affectent les systèmes de protection sociale. Elle condamne tout autant l’intervention de certaines institutions mondiales dont l’action prend le contrepied des efforts pour la promotion de la justice sociale. C’est ici clairement l’intervention du FMI qui est visée. Souvent, celui-ci exige des contreparties auprès des États avant de leur consentir un soutien financier. Cela se traduit fréquemment par un abaissement, voire une remise en cause, des couvertures sociales laborieusement mises en place. Il y a là une forme de chantage tout à fait inacceptable.

Les interventions de l’OIT contribuent à faire percevoir les liens évidents entre, d’une part, la qualité des protections sociales et, d’autre part, l’éradication de la pauvreté, les réductions des inégalités, la promotion de la justice sociale qui sont autant de leviers pour un progrès social partagé et le développement économique. À vouloir ignorer les répercussions positives de la protection sociale, on accroit la pauvreté, les tensions générées par la misère et les conflits susceptibles de se développer à l’échelle internationale. Le potentiel de richesses créées, les progrès techniques et des savoirs permettraient d’avoir sensiblement d’autres résultats que ceux-ci s’il y avait une autre prise de conscience de nature politique.

 

Quels sont les principaux obstacles à surmonter ?

Les obstacles sont de plusieurs natures. Déjà, on peut noter que s’agissant des intentions et des déclarations officielles, il n’y a rien à redire : les délibérations des Nations Unies, les résolutions de l’OIT, les programmes de l’OMS voire les textes des réunions des G 20, etc. ; tous placent la protection sociale parmi les défis et les objectifs à atteindre. Cette bonne volonté affichée se heurte à plusieurs obstacles structurels que l’on feint d’ignorer. Lorsque l’économie mondiale repose sur des mécanismes de mise en concurrence des travailleurs à une échelle internationale par le moins-disant social, comme c’est le cas aujourd’hui, cela a naturellement des répercussions concrètes. 1 travailleur sur 2 dans le monde exerce son activité sans contrat de travail. Certains pays ont 90 % de la main-d’œuvre du secteur privé dans un cadre informel, non déclaré. Dans ces situations, l’absence de protection sociale est quasi systématique. Le coût de la protection sociale et donc de la main-d’œuvre entre ainsi dans les facteurs de compétitivité pour juger de la performance économique d’un pays sans apprécier l’impact social pour les populations.

Les dépenses de protection sociale dans un cadre public où prédominent la solidarité et l’universalité du droit sont de plus en plus considérées comme un fardeau dont il faudrait se libérer ou comme inaccessibles pour les pays qui n’en sont pas encore dotés. Ainsi, les coupes budgétaires ou les plans dits « de redressement structurel » sacrifient régulièrement la protection sociale.

Ce droit est aussi contesté par l’approche purement marchande qui devrait, selon certains, réguler toutes les activités. La santé, la vieillesse, les risques professionnels… Tout est objet d’une offensive de structures privées qui y voient là d’abord un marché avec toute la dimension inégalitaire et inefficace que cela engendre. Le critère de rentabilité financière ne peut pas avoir de place là où la dignité humaine est en jeu.

Il faut réhabiliter la protection sociale ou la sécurité sociale comme un droit humain. À ce titre, je me réfère souvent à cette considération retenue par les États eux-mêmes à la fin de la Deuxième Guerre mondiale : « il faut consacrer la primauté des aspects humains et sociaux sur les considérations économiques et financières ». C’est sur ces bases qu’a été conçue la sécurité sociale française à la libération.

 

À l’échelle de la planète, quels sont les enjeux de l’accès des populations à la sécurité sociale ?

On pourrait dire « dites-moi quelle est votre protection sociale et je vous dirais dans quelle société vous vivez ». Plusieurs enjeux sont simples à comprendre. Sans système de protection sociale adéquat, les travailleurs sont condamnés à travailler même en étant malades, victimes d’un accident du travail ou dans un âge très avancé parce qu’il n’y a pas de retraite. Le chômage, la précarité dans l’emploi, l’absence de ressources suffisantes pour les parents alimentent le travail des enfants. Il y en a officiellement 152 millions recensés aujourd’hui malgré les conventions qui l’interdisent. La protection sociale participe à établir l’égalité entre les femmes et les hommes. Au-delà de la dimension sociale, peut-être que l’enjeu principal est tout simplement de contribuer à installer un monde durable. Qui peut en effet raisonnablement croire que l’accaparement d’une partie de plus en plus importante des richesses par un cercle restreint est acceptable et tenable, alors qu’une proportion considérable des peuples est privée de ses droits les plus élémentaires ?

 

Comment faire progresser, sur cette question, la convergence des mobilisations à l’échelle mondiale ?

Il y a assurément d’abord un combat idéologique à mener de façon coordonnée et convergente dans une dimension mondiale. La généralisation de la protection sociale n’est pas un luxe dépassé ou inaccessible. C’est d’abord un choix politique qui retient le bien-être des êtres humains comme une des finalités d’une économie de plus en plus internationalisée. On ne doit plus ignorer les conditions sociales dans lesquelles se développent les échanges internationaux. Chacun, États ou entreprises multinationales, doit être mis devant ses responsabilités, contrôlé, voire sanctionné, lorsque les droits fondamentaux ne sont pas respectés. Les pays disposant de la protection sociale ne sont pas les mauvais élèves de la classe, mais demeurent une référence sur laquelle s’appuyer pour une généralisation vers un droit universel. Il conviendrait d’ailleurs de s’organiser pour relever de nouveaux défis en matière de protection sociale. Je pense au développement des migrations prévisibles du fait des changements climatiques par exemple.

La surexploitation, dont est de plus en plus victimes la grande masse des travailleurs, a des conséquences mortifères. Il faut en prendre la mesure. Ce que j’ai appelé « la troisième guerre mondiale est sociale »[3]  entraîne, chaque année, le décès de 2,78 millions de travailleurs du fait des accidents ou des maladies professionnelles. Il y a ainsi plus de disparus du fait des conditions de travail qu’il n’y a de morts du fait des guerres et des conflits armés. Il est donc nécessaire d’agir aussi sur la manière dont le travail est organisé à l’échelle globale.

Enfin, je dirais qu’il est nécessaire de contrer toutes les approches strictement « nationalistes » pour s’attaquer au problème. Autrement dit, il faut bien mesurer le fait que chaque point marqué dans un pays vers plus de protection sociale participe à l’amélioration des conditions sociales de tous. À l’inverse, chaque retard ou remise en cause de droits sociaux laborieusement construits aspire les droits de l’ensemble des travailleurs vers le bas.

Je conclurais par cette autre citation qu’on ne doit pas oublier : « la pauvreté où qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous »[4].

 

Pour aller plus loin :

Présentation de la Déclaration d’Osaka 2015 par Michel Limousin

 

Les convergences pour une extension du droit à une protection sociale pour tous les peuples par Bernard Thibault

Synthèse & conclusions du colloque international portant sur « Le droit à une protection sociale pour tous les peuples » par Alain Supiot (Collège de France)

[1] Transformer notre monde : le Programme de développement durable à l’horizon 2030, Résolution adoptée par l’Assemblée générale le 25 septembre 2015.

[2] OIT, Rapport mondial sur la protection sociale 2017-2019 : Protection sociale universelle pour atteindre les objectifs de développement durable, Résumé analytique, nov. 2017, 7 p.

[3] Bernard Thibault, La troisième guerre mondiale est sociale, Paris, éd. de l’Atelier, avril 2016, 224 p.

[4] Déclaration de Philadelphie (déclaration concernant les buts et les objectifs de l’OIT), conférence de l’Organisation Internationale du Travail, 10 mai 1944.

Pour citer cet article

Bernard Thibault, « La généralisation de la protection sociale n’est pas un luxe dépassé ou inaccessible », Silomag, n° 6, mars 2018. URL : https://silogora.org/generalisation-de-protection-sociale/

Réagir

Si vous souhaitez réagir à cet article, le critiquer, le compléter, l’illustrer ou encore y ajouter des notes de lecture, vous pouvez proposer une contribution au comité de rédaction. Pour cela, vous pouvez envoyer votre texte à cette adresse : contact@silogora.org

AGORA DES PENSÉES CRITIQUES
Une collaboration

Mentions légales Crédits