Avec ses 150 millions d’euros sur la table, le plan Périclès de Pierre-Edouard Stérin, visant à réaliser une union des droites extrêmes et à la faire gagner dans les têtes comme dans les urnes, est bien connu désormais, un an et demi après sa révélation dans L’Humanité. Mais le milliardaire catholique identitaire, exilé fiscal en Belgique, ne se contente pas de ça… À travers une philanthropie bien ordonnée et orientée vers les causes les plus réactionnaires, le même dissémine ses fonds dans tout le pays pour aider la production de spectacles parfaitement révisionnistes, effaçant la Révolution, la Résistance et même la République et la démocratie. Il met également la main à la fois sur les fêtes populaires et sur tout le secteur du divertissement immersif dont fait partie la réalité augmentée, le «medium de l’engagement absolu». Mais maintenant que ce plan global commence à être repéré et identifié, les résistances se multiplient.
En juillet 2024, l’Humanité[1] révélait le plan Périclès de Pierre-Édouard Stérin qui vise à faire gagner les idées de l’extrême droite dans les têtes et les urnes en France. Le milliardaire catholique identitaire, exilé fiscal en Belgique, a ainsi été sorti du bois. 81e fortune de France (en comprenant les exilés fiscaux comme lui, en Belgique) selon le classement de Challenges de 2025, il est le fondateur des coffrets Smartbox dont les dividendes servent à sa spéculation financière, sa philanthropie et ses engagements politiques.
L’acronyme Périclès résume ses objectifs : «Patriotes, Enracinés, Résistants, Identitaires, Chrétiens, Libéraux, Européens, Souverainistes». Étalé sur une vingtaine de pages, ce plan est désormais bien connu : pour obtenir la triple victoire, idéologique, politique et électorale, d’une alliance des droites extrêmes rassemblant de Marine Le Pen et Éric Zemmour à Édouard Philippe en passant, évidemment, par Bruno Retailleau et Laurent Wauquiez, l’homme qui détient un patrimoine de 1,6 milliard d’euros est prêt à mettre 150 millions d’euros sur dix ans. Le tout au nom de valeurs éloquentes comme la «préférence nationale» – soit le mot d’ordre, pendant des décennies, du Front national de Jean-Marie Le Pen –, la «défense de la famille» traditionnelle, mais aussi la lutte contre le «wokisme» et la «laïcité agressive», etc. Pour concrétiser son plan, Stérin construit directement ou soutient une palette d’outils : des «observatoires» pour fabriquer l’opinion et élargir ladite «fenêtre d’Overton» – soit le champ du dicible pour l’extrême droite dans le débat public – ; des baromètres sur l’immigration, l’insécurité et l’islam – avec le rachat d’un institut de sondages à l’étude – ; des formations pour l’élite nationaliste-conservatrice appelée à gouverner en cas de victoire ; des procédures de contentieux stratégique ou, comme le stipule benoîtement le document, de «guérilla juridique» contre leurs adversaires, etc.
Une double ambition: règne du Christ et France éternelle
En parallèle des menées dans les médias et l’édition du magnat alt-right à la française Vincent Bolloré – avec lequel il s’est associé, pour la première fois officiellement, fin juin 2025 lors d’une soirée, baptisée «Sommet des libertés», réunissant la crème de l’extrême droite au Casino de Paris[2] –, Pierre-Édouard Stérin sème à tout vent. Lui aussi s’intéresse à la presse. Après ses échecs à Marianne et dans le groupe catholique Bayard – où son ex-bras droit, Alban du Rostu, promis à un poste de direction «stratégique», a été écarté par la mobilisation instantanée et massive des personnels en décembre 2024 –, il se concentre manifestement sur les faux médias et vrais parasites qui, populaires sur les réseaux sociaux, s’approprient et déforment l’information. C’est, par exemple, le cas du compte X (ex Twitter) Cerfia dont il a pris le contrôle et où il a placé un nouveau «rédacteur en chef», ancien de la revue confidentielle contre-révolutionnaire Philitt. Celui-ci donne, selon La Lettre, pour consigne de vanter les conversions au catholicisme, de mettre en avant les audiences de Cyril Hanouna… et de «ne pas citer les informations du quotidien communiste L’Humanité»[3]. Outre ses participations dans Neo.tv et Le Crayon[4], quelques offrandes versées à Frontières et l’Incorrect, ou encore son intérêt pour les écoles de journalisme (ILDJ et ESJ Paris), Stérin mise aussi sur des «influenceurs», avec quelques religieux en robes de bure ou soutanes dans le lot.
En politique, avant même de lancer Périclès, l’homme d’affaires, qui a refusé à trois reprises de se présenter à l’Assemblée nationale devant la commission d’enquête sur l’organisation des élections, aurait accordé des prêts à plusieurs candidats concourant sous les couleurs du RN en 2020 et 2021[5]. Tout cela via de savants montages, sur lesquels, après une enquête de la brigade financière, le parquet de Marseille doit se prononcer dans les prochaines semaines. Mais aussi, à travers ses instruments de philanthropie, son family office Otium Capital ou ses holdings belges… Par tous ces canaux, il cible exclusivement ce qui pourrait servir ses causes.
Dans une intervention, le 11 juin 2025, dans le cadre d’une Conférence organisée par l’Institut du bon pasteur, un groupe catholique traditionaliste lié à l’extrême droite, Stérin livrait ses ambitions sans fard[6]. «Mes objectifs sont assez simples : ils consistent à contribuer à la promotion du Christ et à la défense de mon pays». Et de lister les «actions prioritaires», à ses yeux: faire «plus de bébés de souche européenne» – une saillie qui a valu à Stérin des comparaisons infamantes avec le Lebensborn nazi que même Grok, l’intelligence artificielle du réseau d’Elon Musk, a accréditées, provoquant la fureur des supporters du milliardaire français – ; «évangéliser» ces bébés, mais aussi «tous ceux qui aujourd’hui ne sont pas catholiques ou qui sont d’anciens catholiques» ; développer «l’éducation» –dans les établissements privés catholiques hors contrat, s’entend – qui donne une «France forte», avec une «jeunesse bien formée à tous les niveaux» ; et entretenir «notre culture et notre patrimoine» pour une «France enracinée». Une bonne entrée en matière pour cerner le programme, non ?
Un écosystème philanthropique au service de la bataille culturelle
L’écosystème philanthropique – dont le fonds du Bien commun, son fonds de dotation, est au cœur – est ordonné et orienté au service de cette bataille culturelle qui, outre l’école privée catholique et les atteintes aux droits des femmes, se déploie tant dans le domaine du patrimoine, que dans celui des fêtes et spectacles ou encore de la réalité augmentée.
C’est, par exemple, l’association Arcade, fondée en 2019 par Amaury Gomart[7] et quelques copains rencontrés à l’Institut catholique de Vendée (ICES) et dont le vicomte Philippe de Villiers[8] est l’un des parrains, qui organise dans tout le pays, sur quelques jours des chantiers de micro-restauration du patrimoine – religieux, pour une bonne part[9]. Dès 2021, Amaury Gomart a été projeté sur la scène de l’Olympia – propriété de Vincent Bolloré – pour vendre ses activités lors de la Nuit du bien commun, le rendez-vous annuel de charité bien ordonnée, lancé par Pierre-Édouard Stérin, Stanislas Billot de Lochner et Thibault Farrenq[10]. À côté de ces soutiens financiers et logistiques, la promotion d’Arcade est également assurée dans des «médias» comme Boulevard Voltaire, l’Incorrect ou même le podcast plus confidentiel encore du frère de Marion Maréchal (Épopée), mais aussi via des canaux moins sulfureux sur le papier, comme des invitations au Parlement européen avec François-Xavier Bellamy. Non sans avoir participé à une autre levée de fonds au Grand Rex organisée en mai 2022 par Valeurs Actuelles, Amaury Gomart figure en bonne place, avec quelques cathos ultra-conservateurs (anti-mariage pour tous, pour l’école hors contrat, etc.), dans une table ronde organisée par l’hebdo sous un titre programmatique : «Passer sous les radars de la bien-pensance». Sous les radars, encore, Arcade partageait la tribune avec SOS Calvaires, un autre groupuscule choyé par la nébuleuse Stérin, lors d’un débat organisé par une figure du RN dans la Sarthe au printemps dernier. Mais du fait des révélations des liens avec Stérin, Arcade rencontre des oppositions sur sa route comme cet été à Hérisson, une commune de 600 habitants dans l’Allier, classée «petite cité de caractère», à quelques encablures de Montluçon, où grâce à la mobilisation pacifique d’une soixantaine de personnes, mêlant habitants et touristes, la comédie patrimoniale et théâtrale d’Arcade a été démasquée en un temps éclair[11].
Le Fonds du bien commun de Pierre-Édouard Stérin finance également des spectacles «historiques» par l’entremise, comme l’a découvert L’Humanité, de l’incubateur identitaire Le Nid. Tel était le cas cet été à Moulin, toujours dans l’Allier, du son et lumière Murmures de la cité, créé par Sophia Polis – un groupuscule qui revendique comme maîtres à penser les écrivains collabos Robert Brasillach et Maurice Bardèche[12] –sur le modèle du Puy-du-Fou, avec des bénévoles, des chevaux, des costumes et du «mapping», retraçant l’histoire de France telle qu’il la voit, c’est-à-dire, et sans caricaturer, comme une succession de batailles destinées à repousser les invasions barbares, sous la conduite de rois et/ou de saints. Dans cette allègre révision du passé qui ne dira pas son nom au moment d’aller réclamer des subventions publiques aux collectivités territoriales (Région, Département, Agglo et Ville), la Révolution française, la République et la Résistance sont purement et simplement effacées. Malgré l’alerte du député communiste Yannick Monnet, chef de file de l’opposition municipale à Moulins, sur le financement du spectacle par Stérin, la mobilisation citoyenne non négligeable, et les mises en garde des archéologues et des historiens, les collectivités, toutes gérées par la droite dite républicaine, ont versé leur écot à Murmures de la cité, dans un joyeux front commun avec Stérin[13]…
Déconstruit avec brio notamment dans Le Puy du Faux par quatre historiens (Florian Besson, Pauline Ducret, Guillaume Lancereau et Mathilde Larrère), livre paru en 2022 aux éditions Les Arènes, cet appareil propagandiste des droites extrêmes n’en finit pas de s’étendre[14]. Et désormais avec les mannes du milliardaire architecte du plan Périclès. Interrogé fin août sur France Culture[15], Martial Poirson, professeur en études théâtrales à Paris 8, livre un diagnostic implacable. «Avec Murmures de la cité, par exemple, il s’agit de définir non pas un récit national, qui supposerait une perspective dissensuelle, une confrontation de points de vue – c’est-à-dire ce qui fait justement le théâtre, la possibilité du dialogue –, mais ce fameux roman national qui repose sur une double conception disruptive. Tout d’abord, l’idée que la Révolution française serait en fait un point de rupture dans l’histoire glorieuse de la France éternelle, un moment de décadence, de déclin. Et l’autre ligne de partage, c’est entre l’intérieur et l’extérieur avec ce fantasme permanent de l’invasion barbare. Cette idée de la pureté de la culture française est vraiment la perspective centrale des groupes identitaires aujourd’hui». Il explique également que «le milieu de la droite radicale et de l’extrême droite a changé de discours, passant d’une ligne anti-élitiste, populiste, qui mettait la culture de côté comme une sorte de supplément d’âme, toujours superflu, à une véritable instrumentalisation de cette culture, et en particulier du spectacle vivant. Parce que c’est probablement la forme d’expression artistique qui mobilise le plus d’affects et qui passe par une forme de réception collective».
L’immersif, nouveau terrain d’endoctrinement
À côté de ses investissements dans le secteur encore embryonnaire en France du film «chrétien»[16] et des projections sur les édifices religieux[17], Stérin a investi le domaine en pleine croissance de la réalité augmentée ou virtuelle («XR» selon l’acronyme anglais), et des technologies immersives. Tout en déployant des projets de parcs d’attraction et de loisirs (le dit retailnment, mot-valise en anglais, encore, mêlant le commerce et le divertissement) avec son fonds Otium Capital, dont une filiale a voulu créer un gigantesque projet dans le centre-ville de Dunkerque, le milliardaire domine le secteur, avec ses champions qui se sont taillé la part du lion en quelques années: Sandora[18], Cités immersives[19], Hadrena[20], etc. Au printemps 2025, plusieurs acteurs ont tiré la sonnette d’alarme face à l’hégémonie de Stérin. C’est le cas d’un patron d’un studio qui a fermement décliné une offre de rachat pour qui la réalité virtuelle est «le médium de l’engagement absolu» dont le «pouvoir de persuasion, de mémorisation n’a aucun équivalent» et va permettre de «véhiculer très largement les valeurs qui sont les leurs». À l’occasion d’un débat au Forum des Images à Paris, en avril 2025, Maud Clavier, alors présidente du comité national du XR, alertait également : «Dès que les gens mettent un casque sur la tête, ça impacte cognitivement. Dans notre domaine, ce que vous voyez à travers ces instruments, cela peut être perçu comme un souvenir. Les neurosciences l’ont établi. Et donc si on commence à être immergé dans des environnements ultras conservateurs ou avec des idées très réactionnaires, le péril est là. Or, en France, nous manquons d’une institution comme l’Arcom qui contrôlerait ces nouveaux canaux. On est obligés de faire le travail nous-mêmes et pointer l’extrême droite quand elle est là, et vraiment en force, comme c’est le cas aujourd’hui dans le XR».
Dernier domaine à arpenter, plus insidieux sans doute, que tous les autres, celui des passions, des émotions collectives et des «bons moments». Via sa principale holding belge, BAD 21 (en référence à la «base à défendre», le Graal des survivalistes), Pierre-Édouard Stérin est, fin mai, entré au capital de Studio 496 (un nom renvoyant au baptême de Clovis), la nouvelle société de Thibault Farrenq, candidat suppléant LR-RN en Vendée lors des législatives de 2024, avec qui il a fondé les galas philanthropiques de la Nuit du bien commun. Cette fois, la promesse, c’est un monopole en puissance dans le secteur des fêtes plus ou moins historiques, votives ou patronales. Thibault Farrenq entend créer la «première franchise de fêtes traditionnelles en France» en proposant «un modèle de fêtes pérennes, enracinées, fortement mobilisatrices et duplicables, avec défilés, produits locaux, banquet, spectacle». Jeanne d’Arc à Orléans, Templiers à Biot, Grandes Médiévales à Andilly, Saint-Louis à Aigues-Mortes, Lavande à Digne-les-Bains, Filets bleus à Concarneau, Cassoulet à Castelnaudary, festival gallo-romain Salera à Salbris… En quelques semaines, une soixantaine de fêtes – existant de longue date pour la majorité – ont, après avoir réglé leur adhésion, obtenu le label des «Plus belles fêtes de France». Coordonnée par Studio 496, l’association leur promet monts et merveilles : un guide Michelin spécial, les services d’un tour-opérateur dédié – géré par Worldia, une boîte appartenant à un ex de Smartbox et grand ami de Stérin –, des émissions de télé, des reportages photo réalisés par un professionnel, etc. Et, en retour, les initiatives locales renforcent à très bon compte le crédit de l’entreprise et de son nouvel actionnaire, Pierre-Édouard Stérin. Mais une fois l’opération révélée et prenant conscience que l’adhésion à ce label était contraire à leurs valeurs, trois fêtes du Pays basque (Hendaye, Hasparren et Espelette) résilient leur adhésion en août 2025. En une quinzaine de jours, elles seront suivies par près d’un tiers des fêtes qui détenaient ce qui apparaît comme le «label Stérin»[21].
Enfin, sachant repérer les marchés porteurs, le milliardaire a également pris le contrôle, en début d’année, du Canon français. Grosse réussite de la «picole tech» – selon l’expression de son cofondateur Pierre-Alexandre de Boisse –, la société organise de gigantesques banquets où, après avoir déboursé 80 euros, des milliers de personnes avec bérets, bretelles et marinières s’attablent pour engloutir pinard, bières, charcuterie et cochon braisé, avant de s’époumoner sur Sardou, Aznavour ou Johnny.
La lutte passe par une information indépendante et libre
Dans un écosystème financé par le milliardaire exilé fiscal Stérin qui, à coup d’investissements pas forcément massifs, mais tous azimuts, agit en politique comme dans ses affaires, l’alliance (joint-venture) et la montée en puissance (scaling) sont toujours dans les cartons. Tous les entrepreneurs de la mouvance ont eu l’occasion de se retrouver aux Assises du patrimoine vivant, au palais des congrès du Puy du Fou, les 19 et 20 novembre derniers. Organisé par Studio 496, l’événement promettait, sur son prospectus, d’être le «rendez-vous des 200 top décideurs du patrimoine, organisateurs de fêtes et du spectacle vivant»[22]. Avec, en plus des conférences, un «rendez-vous d’affaires» entre «ROIstes». Ce qui, prévenons toute méprise, ne renvoie pas aux partisans de l’Ancien Régime, mais plus aux adeptes du retour sur investissement (ROI)… encore que, bien sûr, le doute subsiste !
Dans la bataille culturelle, entremêlant racisme échevelé, romance nationaliste et élans à la fois autoritaires et libertariens – plus rien de contradictoire là-dedans –, Stérin arrose, Bolloré épand, et les droites extrêmes récoltent. Tout n’est pas au point, il peut y avoir une coquille dans le potage, ce n’est pas complètement coordonné, mais c’est comme ça que ça doit fonctionner… Avec eux, ça ne sera même plus la fenêtre, mais la baie vitrée d’Overton. Face aux «ROIstes» et aux contre-révolutionnaires, la course de vitesse est engagée, et comme le plan global ne se dessine que dans la patiente accumulation des petits faits vrais, la lutte passe par une information indépendante et libre. Plus que jamais.


