Dans tout projet démocratique, les médias doivent être considérés comme un bien commun. C’est un enjeu vital aujourd’hui, dans une époque qui nous posent des questions à proprement parler civilisationnelles: quelle humanité voulons-nous être demain ? Pour quelle vie en commun ? Sur quelle planète ? Pour répondre à ces questions, faire des choix éclairés, nous avons besoin de penser et de débattre librement, d’être correctement informés, saisis des enjeux de société, de connaître ce que pensent les autres, de partager les savoirs, de forger des cultures communes. Nous avons besoin pour cela de médias libres et indépendants, porteurs d’informations exactes et dignes de confiance, nous avons besoin de pluralisme, pas de fake news ou de bourrage de crâne.
Sur le plan médiatique, la situation évolue aujourd’hui à l’inverse de ces besoins, a contrario d’exigences répétées d’une grande partie de la société et de la jeunesse. L’heure n’est donc pas aux seuls constats, à la déploration face à l’état du monde médiatique, elle est à l’action. Le temps est largement venu pour l’ensemble des forces sociales et démocratiques dans leur diversité, pour les journalistes, de réengager ensemble une grande bataille pour libérer l’information, la culture, le débat citoyen pour sortir de l’emprise des grandes puissances financières.
Si la bataille paraît à première vue déséquilibrée, il ne faut pas sous-estimer les atouts pour la mener.
D’abord, bien que la machine médiatique soit très puissante et pèse sur les consciences, elle ne convainc pas. La défiance des citoyens à l’égard des médias et de l’information dominante est très grande, comme le montre le baromètre publié tous les ans par La Croix. Cela recouvre évidemment des critiques d’ordre très différentes parfois opposées à ce que nous pensons, et le complotisme, le «tous pourris» font aussi leur nid dans cette prise de distance. Un premier défi serait d’ailleurs de mettre en débat cet esprit critique au service d’une définition progressiste de l’information, d’une bataille pour l’indépendance des grands moyens d’information, pour le respect du pluralisme, pour une information «exacte, impartiale et digne de confiance» comme le stipulait le statut de l’AFP créée à la Libération.
D’autre part, le foisonnement et la diversité de la création culturelle restent très importants malgré les fragilités structurelles que l’offensive réactionnaire cherche à rendre destructrices. La créativité culturelle est un point de résistance majeur. Le milliardaire d’extrême droite Pierre-Édouard Stérin l’a bien compris qui investit tout autant dans les médias que dans les fêtes culturelles ou le sport.
Et en matière d’information, si les chaînes, les journaux et les canaux de diffusion inféodées aux idéologies les plus réactionnaires font un travail dangereux souvent à la limite de l’insupportable, à l’inverse des milliers de journalistes, des médias indépendants, mènent un travail remarquable malgré leurs moyens souvent très modestes. L’Humanité, structurellement fragile, conforte sa place dans le paysage médiatique. Mediapart est un média qui a conquis sa place. Le village des médias indépendants, désormais installé chaque année dans la Fête de l’Humanité, montre le visage multiple d’une autre information. Des lanceurs d’alerte défendent eux aussi un autre accès à des informations bien souvent cachées au grand public.
Dans le service public, le paysage est très ambivalent. Les grands journaux télévisés épousent le courant dominant, les reprises en main ne manquent pas, et le casting des commentateurs officiels n’est guère plus brillant. Mais, il existe aussi beaucoup de cases d’investigation, de magazines ou de tranches d’information qui font entendre un autre son de cloche, même si au total, l’audace créatrice est bien entendu loin d’être au rendez-vous qu’elle mériterait.
Quant à l’ARCOM, si elle a supprimé lors de la dernière attribution des fréquences un canal TNT à Bolloré tant Cyril Hanouna dépassait les bornes, la régulation face aux excès de fake news, de vulgarité et de racisme en tous genres restent d’une timidité confondante. Car il ne faut jamais oublier que les fréquences sont un bien public, que rien n’oblige à les brader aux intérêts privés les plus extrêmes comme c’est toujours le cas en grande partie aujourd’hui.
Il n’en reste pas moins que le service public reste une pièce maîtresse de la nécessaire refondation démocratique du paysage audiovisuel. Et c’est pourquoi il reste fondamentalement dans le collimateur des réactionnaires de tous poils. Mettre à mal le service public de l’audiovisuel, c’est l’une des missions que s’assigne Rachida Dati avec l’appui de la droite et de l’extrême droite.
Comment engager une large contre-offensive pour stopper l’entreprise engagée de mainmise des puissances d’argent sur l’ensemble des médias, et à travers eux, sur les consciences et sur nos univers culturels? Car c’est bien de cela qu’il s’agit : libérer le droit à l’information, à la communication, au débat, à la culture pour permettre à la société d’inventer les nouveaux chemins, les nouvelles solutions d’avenir dont elle a besoin.
Une telle bataille ne se gagnera pas à coup de tweets ou de petites phrases. Elle nécessite à l’égal d’autres domaines, comme l’écologie, l’avenir de nos retraites, de la santé ou de l’éducation, de devenir une grande bataille populaire. Ce qu’il convient de mettre à l’ordre du jour, c’est la construction d’un front populaire et citoyen pour des médias libres, pluralistes et indépendants, conçus comme un véritable espace d’intervention des citoyens.
Les grands médias dominent mais sont contestés, la critique citoyenne doit bousculer la hiérarchie de l’info
Ce combat populaire doit se mener avec les journalistes, ces milliers de travailleurs de l’information dont la liberté d’informer est aujourd’hui gravement malmenée. Ils sont souvent considérés comme les ennemis par celles et ceux qui n’en peuvent plus du système médiatique. Bien entendu, des journalistes bien en vue peuvent porter avec zèle les récits politiques du pouvoir macroniste ou ceux de l’extrême droite. C’est oublier les milliers de journalistes qui souffrent avec toute la société de l’emprise sur leur métier, et de leur empêchement à correctement l’exercer.
Quels objectifs se donner pour mener une telle bataille ? Je suggère ici quelques fronts d’intervention possibles, comme une manière d’ouvrir ce débat avec toutes les énergies qui seraient disponibles pour la mener:
D’abord, il doit être possible de mieux et plus fortement faire entendre la critique citoyenne des médias. Il existe déjà des initiatives consacrées à la critique et à la déconstruction du discours dominant dans l’information. Elles doivent être mieux soutenues. Je crois plus encore à l’intervention citoyenne pour bousculer la hiérarchie médiatique, qui peut obtenir des résultats significatifs. Qui parle dans les médias au lendemain du procès Sarkozy ? Les relais zélés de l’ancien président, alignant mensonge sur mensonge sur le contenu du jugement, ou bien les parties civiles, les journalistes ayant réellement assisté au procès pour dire la vérité des délibérations ? Qui organise la confrontation publique loyale sur les enjeux de la taxe Zucman, pourtant soutenue par plus de la moitié des Français ? À quand un débat en prime time sur le service public avec le sénateur Fabien Gay sur le rapport sénatorial consacré aux 211 milliards d’aides publiques aux grandes entreprises dont pourtant tout le monde parle dans le pays ? Oui, la hiérarchie médiatique doit être disputée de toutes les manières possibles, car elle est aujourd’hui en décalage avec la réalité du débat citoyen et avec les exigences démocratiques d’une véritable confrontation d’options. Le public exige d’être mieux éclairé. Me revient en mémoire cette affiche du graphiste Pascal Colrat «Allumez vos yeux»!
De nouvelles lois anti-concentrations devraient figurer dans tout programme de gauche digne de ce nom
Ensuite, il convient de remettre dans le paysage tout un arsenal de propositions, qui existent, visant à une refondation démocratique du paysage médiatique. Une campagne citoyenne de rencontres dans le pays pourrait utilement remettre en discussion public et professionnels des médias. Parmi ces propositions, citons notamment :
– La mise en chantier de nouvelles lois anti-concentrations qui devraient figurer dans tout programme de gauche digne de ce nom. Des projets de loi existent, déposés au Parlement mais jamais discutés.
– La création au profit des médias indépendants d’un prélèvement substantiel sur les recettes que réalisent les géants du numérique sur la publicité acquise grâce au pillage des contenus de la presse et des médias.
– Une réforme des aides à la presse en les réorientant vers les médias indépendants, sous-financés et à faibles ressources publicitaires.
– Le renforcement de la protection des journalistes contre les procédures-baillons et la généralisation dans les médias propriétés de grands groupes privés d’un droit d’agrément des rédactions sur la nomination des directeurs de rédaction.
– La reconstruction d’une ambition publique de formation des journalistes. À ce titre, il devrait être interdit dans le cadre de la lutte anti-concentrations aux géants privés de racheter les écoles de journalisme, ce qui suppose que le secteur public universitaire soit au rendez-vous de la formation aux métiers de l’information.
– Le lancement d’un véritable programme d’éducation à l’information et au pluralisme en particulier pour la jeunesse.
– Le lancement d’une grande réforme de développement de l’audiovisuel public, contre les projets de holding de la macronie finissante et les projets de privatisation des forces de droite et d’extrême droite. Ce qui suppose notamment la garantie d’un financement garanti et ambitieux en s’engageant dans la création d’une contribution pérenne, progressive et universelle assurant tout à la fois l’indépendance et la progression des ressources de l’audiovisuel public ; le maintien et le renforcement de la diversité éditoriale des chaînes télé et radios de service public contre les projets de fusion-uniformisation ; l’augmentation des moyens dédiés à la création et le respect de la liberté des auteurs-autrices.
– La révision de l’attribution des fréquences de la TNT, qui sont des biens publics, en abaissant le seuil de canaux attribués à un même groupe privé et en favorisant, notamment par la coopération, l’émergence de nouveaux canaux culturels, éducatifs et d’information publics et indépendants;
– La construction d’une stratégie nationale de protection de l’information à l’heure de l’IA générative. Les syndicats d’éditeurs de presse ont par exemple publié en février 2025 une tribune appelant au respect de trois conditions impératives pour garantir l’information et la démocratie à l’heure de l’IA générative: le respect du choix des producteurs d’infos d’alimenter ou non l’IA de leurs contenus et la fin du pillage de ceux-ci sans consentement ; la garantie du traçage et de la transparence des sources d’information ; le paiement des droits d’exploitation des contenus contre le pillage actuel.
Au total, l’ambition pourrait être de remettre en chantier la perspective qu’énonçaient déjà les États généraux de la culture initiés par Jack Ralite : organiser dans un processus citoyen et législatif la réécriture d’une grande loi «Pour un droit à la communication garanti par une responsabilité publique et nationale». Outre la Charte écrite alors par ces États généraux existent déjà des projets de loi déposés par les groupes de gauche au Parlement ; les 59 propositions pour libérer l’information rédigées en 2023 par les États généraux de la presse indépendante ; celles débattues à la Fête de l’Humanité notamment dans le village des médias indépendants…
L’enjeu médiatique a donc toute sa place dans le processus de Nouveaux Etats Généraux qui vient d’être initié à l’été 2025 au festival d’Avignon, puis à la fête de l’Humanité. Cette bataille devrait évidemment sans attendre développer un soutien concret aux médias libres et indépendants qui luttent pour leur développement.


