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Emploi, immigrés et Coronavirus: le cas italien

Emploi, immigrés et Coronavirus: le cas italienTemps de lecture : 9 minutes

Les effets de l’épidémie et surtout sa gestion en Italie ont de fortes implications en termes d’inégalités sociales. Certains groupes sociaux souffrent particulièrement de cette situation. Leur souffrance peut venir du confinement qui empêche de circuler et de travailler, mais aussi de devoir travailler dans de nouvelles conditions, plus difficiles et plus dangereuses. Dans cet article, Enrico Pugliese aborde les effets de l’épidémie sur les travailleurs précaires, ceux qui ont un contrat de travail et ceux qui travaillent illégalement. En Italie comme dans le reste de l’Europe, ce sont le plus souvent les immigrés qui sont les plus touchés par cette précarité.

Travail dangereux et non-travail forcé

Avant d’évoquer les immigrés, et les sans-papiers en particulier, contraints de ne pas travailler, je voudrais faire une brève référence à ceux qui, par nécessité ou par choix forcé, ont été contraints de travailler sans protection adéquate. Les livreurs à vélo ont permis à de larges secteurs de la population de ne pas souffrir de l’enfermement. Ces jeunes cyclistes, pour la plupart étrangers, ont livré nourriture et autres produits de première nécessité aux « confinés » qui n’ont pas eu à se déplacer et à courir les risques de contagion. Ils les ont pris pour nous, recevant les maigres salaires habituels et garantissant des profits plus élevés que d’habitude aux entreprises dont ils dépendent.

Ils ne sont pas les seuls à prendre ces risques. Les livreurs à vélo, médecins et infirmières parmi lesquels de nombreux étrangers ont risqué leur vie (et parfois l’ont perdue) en raison des carences et de la gestion irresponsable des structures de santé résultant de la privatisation. Enfin, je pense aux travailleurs des services de nettoyage urbain[1] qui ont garanti la propreté de villes désertes. Ils n’ont jamais cessé leur activité. Au contraire, ils ont travaillé davantage et dans des conditions plus compliquées.

D’autres travailleurs pourraient (devraient) arrêter de travailler dans des conditions différentes selon les garanties d’assurance et les prestations sociales liées au secteur de production et à la taille de leur entreprise. Les employés des grandes entreprises (et une partie des employés des petites) n’ont pas travaillé pendant ces deux mois, mais ont bénéficié de la prise en charge par l’État de la suspension temporaire du travail rémunéré (“Cassa Integrazione Guadagni”), comme cela s’est produit pendant la crise financière il y a 10 ans.

Mais pour beaucoup d’autres – et cela concerne une part croissante des travailleurs – l’interruption a signifié la suspension du travail, du salaire ou du revenu. Cela concerne les travailleurs précaires et temporaires, les « faux indépendants » tels que les livreurs à domicile, et bien sûr les travailleurs au noir.

Avec les nouvelles réglementations, il a été décidé de rouvrir les usines, ce que réclamaient les industriels depuis longtemps, indépendamment de toute considération pour la sécurité des travailleurs. Les syndicats ont travaillé dur pour obtenir un minimum de normes de sécurité à travers la médiation du gouvernement. Pour quels résultats ? À la télévision, les images d’entreprises montraient un monde totalement irréel avec des personnes travaillant en toute sécurité dans des environnements stériles. Je ne crois pas que c’était la condition des travailleurs des grandes et petites industries italiennes avant l’épidémie, et certainement pas que ce soit le cas maintenant.

Les travailleurs ont vu avec intérêt l’autorisation de rouvrir les usines parce que certains s’étaient retrouvés sans salaire ou parce que les mesures de sécurité sociale et les allocations de chômage temporaires ne sont jamais suffisantes pour vivre et ne sont pas versées à temps. Comme toujours dans ces cas-là, l’alternative entre le travail et la santé, qui semblait avoir perdu de sa pertinence depuis les luttes des années 1970, revient en force.

Les migrants: des bras, mais pas des personnes

Abordons maintenant la question spécifique des travailleurs migrants, légaux et irréguliers, vivant dans les conditions les plus problématiques. Max Frisch a écrit, il y a plus d’un demi-siècle, « nous cherchions des bras et ce sont des êtres humains (Menschen) qui sont arrivés ». Cette irrémédiable contradiction a posé de graves problèmes au capitalisme et aux classes dirigeantes des pays d’immigration qui n’y ont répondu qu’avec une même solution : des migrants pour le travail saisonnier, afin de disposer de bras pendant une période limitée sans avoir à s’occuper d’êtres humains pouvant revendiquer droits sociaux et civiques. Cette histoire ancienne concerne maintenant l’agriculture en Italie d’une manière particulière.

Tant dans les systèmes agricoles traditionnels que dans l’agriculture capitaliste moderne, même technologiquement avancée, le recours à l’immigration temporaire a eu et joue encore un rôle absolument décisif. C’est particulièrement vrai pour la production de fruits et légumes, selon le modèle californien d’une agriculture riche et d’une main-d’œuvre pauvre, généralement migrante. On le trouve dans les zones agricoles riches du nord et du sud de l’Italie et de vastes régions d’Espagne.

Ce besoin a été satisfait en Italie depuis les années 1970 par des immigrés du Tiers Monde qui ont été rejoints dans les années 1990 par des citoyens des pays d’Europe de l’Est. Il n’y a rien de paradoxal dans ce lien entre la richesse de l’agriculture et la pauvreté de la main-d’œuvre : le modèle est rendu possible par l’existence d’une énorme armée de réserve de travailleurs qui ont toujours garanti la disponibilité d’une main-d’œuvre d’autant plus exploitée et soumise au chantage qu’elle est en situation irrégulière.

Puis, à certains moments, en Italie, ont été votées des lois de régularisation (les « amnisties ») des immigrés irréguliers, ce qui a permis à beaucoup d’entre eux de quitter leur ghetto et de trouver un meilleur emploi. Ainsi, dans l’agriculture, les derniers arrivés et les plus malheureux sont restés. Mais l’amnistie a rendu les êtres humains mieux « armés ».

Pour l’éviter, la loi Bossi-Fini a remplacé en 2002, le permis de séjour par un nouveau type de permis limitant fortement les droits des travailleurs : « le contrat de séjour » qui lie la possibilité d’entrée et de séjour à un contrat de travail spécifique au terme duquel l’immigré est censé rentrer chez lui. Ce n’était pas nouveau. Des expériences de ce type ont été menées dans différents pays – en particulier aux États-Unis avec le programme dit bracero[2] – mais n’ont pas abouti.

L’immigration saisonnière comme un rêve de maître (jusqu’au Coronavirus)

En Italie, avec l’élargissement de l’Union européenne et l’entrée des pays les plus pauvres de l’Est, le grand rêve de la « saisonnalité » s’est à nouveau réalisé. Bénéficiant du droit de circuler à l’intérieur des frontières de l’UE, les travailleurs roumains et bulgares – certainement pas les mieux armés sur le marché du travail – ont commencé à arriver selon un modèle d’émigration saisonnière : une pratique suivie de manière informelle comme autrefois. Mais avec le Coronavirus, la peur et le confinement, il devient difficile de circuler. Sans migrants, les fruits et légumes, surtout dans le Nord, risquent de ne pas être cueillis. Des couloirs spécifiques sont alors mis en place pour faire venir les travailleurs saisonniers. C’est la souffrance des fruits et légumes qui attendrissait, pas celle des travailleurs.

Cet amour pour les légumes et ses conséquences sur l’immigration saisonnière sont évoqués dans un article du Guardian[3]. Des travailleurs saisonniers viennent d’une région de Roumanie en Allemagne au moment de la récolte des asperges. Comme ils jouissent du droit à la libre circulation (même si elle est limitée), les Roumains rentrent chez eux à la fin de la récolte, peut-être jusqu’à l’année suivante. Au début, en raison des règles strictes roumaines et allemandes de restriction des déplacements, la plupart d’entre eux étaient restés chez eux. Mais exceptionnellement un départ massif a été autorisé, sans respect des conditions sanitaires fixées. Embarqués dans des bus et des camions, puis dans des avions bondés, les travailleurs roumains, sous la pression des agriculteurs (et des consommateurs), ont pu éviter que ce précieux produit ne pourrisse dans les champs.

Fruits, légumes et droits de l’homme

La même inquiétude a été exprimée en Italie par les associations d’agriculteurs, préoccupées par le manque de main-d’œuvre pour les prochaines récoltes. Le besoin de bras est devenu évident, mais avec les bras arrivent des gens. En Italie, on a parlé non seulement de l’entrée de travailleurs étrangers, mais surtout de la régularisation des sans-papiers qui ne peuvent pas avoir un statut de travail normal, même s’il est temporaire, précisément à cause de l’absence de permis de séjour.

Contrairement à l’Allemagne, il y a toujours en Italie, une certaine disponibilité de travailleurs agricoles immigrés sans-papiers. Ces travailleurs originaires de pays extérieurs à l’Union européenne ne peuvent se rendre facilement dans leur pays d’origine pour de courtes vacances, de sorte qu’ils restent en Italie même s’il n’y a pas de travail. Mais, avec le « lockdown », la limitation de la mobilité et les contrôles de police, ils ont perdu la possibilité de travailler illégalement. Dans le sud de l’Italie en particulier, les immigrés agricoles souvent en situation irrégulière sont coincés dans des ghettos sans possibilité de se déplacer, ni pour travailler ni pour autre chose. Ils courent le risque d’être arrêtés par la police et rapatriés de force. Avec les mesures prises par le gouvernement précédent, en particulier celles qui portent la signature du ministre de l’Intérieur xénophobe Salvini, la vie de ces immigrés est devenue de plus en plus difficile et dangereuse.

C’est pourquoi, aux agriculteurs qui réclamaient avec insistance des bras, s’est ajoutée la composante la plus progressiste des syndicats et de nombreuses associations qui s’occupaient des droits des personnes et des travailleurs étrangers dans l’agriculture italienne. Sans papier, ils ne peuvent demander aucune aide économique ni ne jouir d’aucun droit. À moins d’une régularisation immédiate, ils ne peuvent compter que sur la charité privée ou l’aide d’amis et de groupes de solidarité.

Le problème se pose dans les mêmes conditions, pour les aidants (soignants pour les personnes âgées) et surtout les travailleurs domestiques dans les grandes villes.

Les aidants et les travailleurs domestiques étrangers

Ces dernières décennies, la part des immigrés travaillant dans le domaine du soin grandit. La plupart sont légaux, ceux qui sont arrivés récemment, non. Parmi eux, certains sont des citoyens de l’UE, d’autres viennent de l’extérieur : Sud-Américains, Philippins et Ukrainiens. Dans un pays à fort taux de vieillissement comme l’Italie, ces personnes s’occupent des personnes âgées ou des enfants à la maison permettant aux femmes italiennes de la classe moyenne et des petites entreprises de travailler.

Les pays développés prennent la main-d’œuvre qualifiée et éduquée des pays pauvres[4]. Ce que l’on sait moins, c’est que ces mêmes pays, dont l’Italie, suppriment également la main-d’œuvre pour les soins (care drain). Tout comme les agriculteurs qui se sont trouvés en difficulté parce que certains des cueilleurs saisonniers étaient restés dans leur pays, de nombreuses familles dont les personnes âgées étaient prises en charge par des soignants étrangers, se sont retrouvées sans aide. Le confinement les a empêchés de rentrer dans leur pays. Les familles ont perdu leur aide-domestique et les travailleurs leur emploi et leur revenu.

Les travailleurs et travailleuses en situation irrégulière rencontrent les difficultés les plus graves spécifiques à leur condition. Non seulement il est plus difficile de trouver un emploi dans l’économie souterraine pendant cette période, mais il est dangereux de se déplacer en raison du risque d’être arrêté par la police.

Une régularisation pour tous

La seule solution est la régularisation pour tous les travailleurs immigrés, qu’ils aient un emploi stable, précaire qu’ils ne peuvent pas occuper pour le moment ou un emploi au noir. Le mois dernier, une convergence d’intérêts entre les entrepreneurs, les familles avec des personnes âgées et les mouvements démocratiques et solidaires a fait pression pour une solution de ce type. Mais dernièrement, la position du gouvernement s’est durcie principalement à cause de sa composante répressive et autoritaire, le « Mouvement des 5 Étoiles », qui a toujours eu une orientation hostile envers les migrants et les réfugiés. Il y a peu d’espoir d’atteindre la régularisation de masse. Pendant ce temps, dans les usines rouvertes, les travailleurs « fantômes », non régularisés, ne pourront pas bénéficier d’une protection sanitaire, à commencer par des gants, des masques et des contrôles médicaux institutionnels.

Le travail dangereux et le non-travail forcé sont les principaux effets de la gestion de l’épidémie, mais ils sont encore plus pour les travailleurs immigrés.

[1] En Italie, on les appelle les « opérateurs écologiques ».

[2] Le programme américain qui a débuté au moment de la Seconde Guerre mondiale a amené des millions d’immigrés mexicains aux États-Unis pour des travaux agricoles saisonniers, mais la plupart d’entre eux sont restés de façon permanente.

[3] Article de Marco D’Eramo sur la situation en Allemagne, publié en Italie.

[4] Fuite des cerveaux ou brain drain en anglais.

Pour citer cet article

Enrico Pugliese, «Emploi, immigrés et Coronavirus: le cas italien», Silomag, n°11, juillet 2020. URL: https://silogora.org/emploi-immigres-et-coronavirus-le-cas-italien/

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