L’IA générative a des effets considérables sur le monde de l’éducation, secondaire comme supérieure. Pour s’en emparer et l’utiliser de manière raisonnée en en connaissant les dangers, il faut, d’une part, faire des recherches sur son impact et, d’autre part, former massivement les acteurs concernés (étudiants, professeurs, documentalistes, etc.). Le rythme d’évolution de cette technologie semble pour l’instant prendre de vitesse les capacités d’adaptation de l’éducation en France, plutôt en retard par rapport à d’autres pays, surtout non européens. Retour avec Yves Livian sur les réponses possibles pour les nations technologiquement dépendantes.
Affronter le grand défi qu’est l’IA suppose que l’ensemble des acteurs économiques, culturels et scientifiques s’approprient ces outils et apprennent à en faire bon usage. Tout le monde convient que l’une des activités les plus transformées par l’IA est l’éducation. La recherche d’information, les modes de transmission des savoirs, l’apprentissage des langues, l’éducation à l’image, les modalités de contrôle des connaissances sont actuellement fort bousculés par l’IA. Il faudrait donc que les personnes concernées (enseignants, étudiants, documentalistes, parents d’élèves…) soient formées à l’utilisation intelligente des multiples services offerts par l’IA.
Comme toujours en France, des rapports officiels ont été rédigés, parfois de bonne qualité (le Sénat en octobre 2024, le Sommet IA en février 2025…), mais la concrétisation en programmes d’action fait défaut. Au plan national, le Conseil du Numérique et de l’IA communique sur des initiatives et transmet de l’information, mais il n’est pas centré sur l’éducation. Le Ministère de l’Éducation Nationale et de l’Enseignement Supérieur, lourde machine bien connue, est handicapé par les réformes à répétition de la formation des enseignants et l’insuffisance de budgets sur des opérations nouvelles. Une feuille de route générale est établie par un Comité Numérique en 2023. Les universités ont des problèmes budgétaires à court terme et sont surchargées par les tâches administratives. Des expérimentations ont certes eu lieu et ont fait l’objet de retours d’expérience au printemps 2025. Mais on peut dire que l’effort actuel de préparation à l’appropriation de l’IA est donc en France d’une extrême lenteur, surtout comparé à l’explosion des outils disponibles, dont certains se spécialisent sur l’éducation. Il ne se passe pas une semaine sans innovation dans ce domaine, et les investissements en IA sont colossaux.
Une recherche faible
La recherche française en matière d’impact de l’IA sur l’enseignement et la formation est faible. Pour ne prendre que quelques exemples, une revue de littérature publiée en 2024 (rédigée par des chercheurs chinois) portant sur plus de 2000 articles scientifiques de 1984 à 2022 ne relève quasiment aucun auteur français (et peu d’Européens). Les quatre revues (en anglais bien sûr) spécialisées en «IA et éducation», éditées par les grands éditeurs scientifiques internationaux comportent un total de 69 membres de leurs «Editorial boards», et un seul est Français. Des manuels ou ouvrages spécialisés paraissant en France tiennent encore peu compte des apports de l’IA (même si la réflexion philosophique sur les dangers de l’IA bat son plein dans les librairies). Par exemple, un ouvrage savant sur la rédaction de recherche en français rédigé par deux linguistes, publié fin 2024, ne contient aucune mention sur les possibilités de l’IA…
Sur un plan pratique, des consignes et règles précises données aux enseignants et aux étudiants sur l’usage éthique de l’IA générative sont publiées depuis un an environ dans des dizaines d’universités britanniques, canadiennes, états-uniennes, suisses… Des supports pédagogiques sont proposés à destination des enseignants et des étudiants. On ne compte encore que quelques cas en France. Pour la rédaction de textes universitaires, des cours d’une douzaine d’heures (intégrant l’IA) sont dispensés aux étudiants dans de nombreuses institutions à l’étranger. Les universités asiatiques se sont lancées massivement sur des pratiques pédagogiques intégrant l’IA.
Des initiatives locales mais sans effort national
Les enseignants français, eux, organisent des réunions, certains prennent des initiatives, des colloques sont parfois organisés… Mais tout cela ressort plus d’un bricolage parfois astucieux que d’une politique structurée, financée et en rythme avec son temps.
-Des ateliers de découverte et d’expérimentations de l’IA générative, dans ses apports et limites, devraient être organisés systématiquement dans les établissements. Ceci permettrait, outre une formation pratique, d’homogénéiser le message que l’on veut envoyer quant à l’usage de l’IA : aspects environnementaux et sobriété, questions éthiques, aspects juridiques concernant les données personnelles et le droit d’auteur…
-Un conseil pratique devrait être apporté aux enseignants pour les aider à élaborer une nouvelle pédagogie, ce qui suppose un renforcement des postes à compétence numérique dans les académies et les universités, comme par exemple les ingénieurs pédagogiques .
-Des centres de tests des outils d’IA comme on en voit dans certaines disciplines (par exemple le droit) devraient être généralisés.
-Une information régulière devrait être envoyée à tous sur les évolutions technologiques, qui sont très rapides.
-Un renforcement des services de documentation serait à envisager, sur des missions concernant le numérique.
-Les Écoles doctorales devraient être financées pour de la formation spécifique en IA éthique et durable.
-Par ailleurs, les universités et Écoles devraient être incitées à formuler clairement leurs règles d’usage de l’IA à l’égard de leurs publics ainsi que les questions de financement des abonnements (de nombreux services sont certes actuellement gratuits mais en version limitée).
L’ampleur des changements requis dépasse la capacité normale d’adaptation d’un enseignant consciencieux et suppose donc un appui institutionnel important. Surtout dans un pays peu connu pour les sommes investies dans la formation de ses enseignants (rappelons qu’un enseignant du supérieur est recruté exclusivement sur son activité de recherche et ne reçoit aucune préparation pédagogique). Et il ne suffit pas de traiter la question une fois pour toutes, dans un domaine en constante évolution.
On peut espérer que l’accord signé entre le Ministère et Mistral (IA d’origine française) inclura des formations nombreuses. Les ressources intellectuelles existent, mais la réussite nécessite un plan de formation de grande ampleur. De plus, cette formation ne doit pas être vue comme seulement technique : à travers l’usage de l’IA dans l’enseignement, c’est aussi les questions de désinformation, d’intégrité académique, de transmission du savoir qui sont posées et il est pertinent de les aborder dans le contexte actuel.
Les puissances de la «Big Tech» (États-Unis, Chine) vont très vite et imposent déjà leurs contenus et leurs systèmes. L’une des seules réponses possibles pour les nations technologiquement dépendantes comme le sont devenues celles de l’Europe consiste à inventer des règles d’usage adaptées, à partager une vision (éventuellement critique) commune, conforme à leurs cultures et à leurs institutions, permettant une utilisation raisonnée de ces outils (dont on connaît les dangers). Mais pour cela, il faut aller vite et investir lourdement en recherche et en formation. En prend-on actuellement le chemin?


