Silo remercie Humensis, les Presses universitaires de France et Fabrizio Butera de nous avoir autorisés à reproduire de longs extraits du chapitre « La menace des notes » publié dans L’évaluation, une menace (Paris, PUF, 2011, 192 p.), ouvrage que Fabrizio Butera a codirigé avec Céline Buchs et Céline Darnon.
L’utilité des notes fait l’objet d’un consensus largement partagé. Fabrizio Butera passe ici en revue les quatre présupposés – ou les quatre M – qui fondent l’argumentaire le plus souvent utilisé pour soutenir cette croyance : mesure, marché, mérite et motivation. En s’appuyant sur les résultats de la recherche scientifique qui existent à ce propos, il déconstruit chacun d’entre eux en montrant qu’ils ne trouvent aucun étayage empirique. Au contraire, les recherches témoignent plutôt du fait que les évaluations basées sur la comparaison des élèves produisent surtout un « cinquième M » : la menace, car elles mettent en cause le sentiment de compétence de soi.
Le débat sur les notes est l’un des plus passionnants et passionnés qui traversent le monde de l’éducation dans les pays occidentaux francophones. Sont-elles une aide à l’apprentissage ? Une entrave ? Faut-il les abolir ? […] Ce qui rend passionné ce débat, c’est la forte polarisation politique des prises de position, avec – pour simplifier – la gauche progressiste en faveur de l’abolition des notes et la droite conservatrice en faveur de leur maintien. Ce sont donc bien souvent des valeurs, des idéologies et des projets de société qui s’affrontent dans le débat sur les notes. […]
Quatre présupposés sont utilisés systématiquement dans ce débat pour réifier ce que l’on sait sur les notes, pour donner une allure de fait incontestable à leur utilité[1]. On appellera ces quatre présupposés « les quatre M du débat sur les notes » : mesure, marché, mérite et motivation. […]
Les notes, comme mesure simple et claire des apprentissages
[…] L’idée que les notes représentent une mesure fiable des apprentissages est très bien enracinée[2]. Ce présupposé se heurte pourtant à deux résultats importants de la recherche en éducation. Le premier est que les notes mesurent la performance et non pas l’apprentissage. Il apparaît, en effet, que dans l’énorme majorité des évaluations, la note rend compte du résultat à une épreuve donnée et pas de l’évolution des résultats de chaque élève entre deux épreuves consécutives[3]. […] Le deuxième problème, lié au premier, est que l’espoir que la notation du travail des élèves soit précise, diagnostique et exempte de biais, ne tient pas compte des facteurs externes à la performance qui influencent l’attribution des notes. Un ensemble désormais conséquent de résultats montre en effet que la note donnée à un élève est influencée par le niveau général de la classe ; autrement dit, à compétence égale, un élève aura une meilleure note dans une classe faible que dans une classe forte[4]. De plus, on connaît depuis plusieurs années les résultats sur l’« effet Pygmalion », qui montrent que les notes attribuées aux élèves dépendent en partie des attentes des enseignants, qu’elles soient déterminées par des préjugés ou par la réputation scolaire de l’élève[5]. En somme, les résultats de plusieurs années de recherches ne donnent pas de support au présupposé que les notes pourraient être utiles parce qu’elles fournissent un instrument de mesure fiable.Les notes, comme reproduction de la compétition des marchés
Une autre idée bien enracinée en milieu éducatif est que les notes, même si on ne leur reconnaît pas d’autres qualités, ont un avantage adaptatif, dans la mesure où elles permettent aux élèves de se familiariser avec un système de récompenses et de punitions, d’échecs et de réussites, de classements plus ou moins favorables, qui seront plus tard leur pain quotidien en milieu professionnel, où règneront les lois du marché. […] Or, plusieurs études montrent que l’incitation à la compétition amène à apprendre moins qu’on ne le pourrait[6] et à développer des comportements antisociaux. D’une part, prenons par exemple une étude expérimentale qui mettait les participants dans une situation d’apprentissage en interaction avec un partenaire. Les résultats ont montré que lorsque la situation induisait des buts compétitifs, les apprenants ne tiraient pas autant parti des confrontations de points de vue avec leur partenaire que lorsque la situation induisait des buts d’apprentissage[7]. D’autre part, plusieurs travaux montrent que des buts compétitifs amènent les élèves, puis les étudiants, à tricher[8]. Si l’on considère qu’il a été montré que la triche au niveau académique a de fortes chances de conduire plus tard à d’autres formes de malhonnêteté en milieu professionnel, comme le mettent en évidence, par exemple, les travaux de Lovett-Hooper, Weston et Dollinger en 2007[9], on voit comment l’argument qui soutient que la socialisation à la compétition est adaptative pour l’entrée dans le monde professionnel n’est qu’un serpent qui se mord la queue.
Les notes, symbole de mérite
Pour dépasser les inégalités sociales, un système méritocratique, mis en place dans plusieurs pays, consiste à récompenser les élèves et à les faire avancer dans le système scolaire en fonction de leurs résultats et non pas en fonction d’autres considérations, par exemple liées à l’origine sociale[10]. Les notes sont donc devenues le symbole de cette justice distributive basée sur le mérite[11]. […]
Cependant, l’effet de mise en évidence du mérite que produisent les notes a aussi des conséquences paradoxales, qui réintroduisent par la porte de service les inégalités que la méritocratie voulait évacuer par la grande porte. Les groupes sociaux défavorisés, que la méritocratie devrait protéger, sont entravés par des facteurs tangibles, comme l’accès aux ressources, et des facteurs symboliques, comme les stéréotypes dont ils sont affublés (par exemple, que les enfants de classe sociale défavorisée sont moins intelligents que les enfants de classe sociale favorisée, ou que les filles sont moins douées en mathématiques que les garçons[12]). Ce deuxième facteur, les stéréotypes, est particulièrement intéressant, car depuis quinze ans une quantité impressionnante d’études sur les effets des stéréotypes sur la performance ont montré que les formes d’évaluation qui rendent visibles les différences créent une menace pour les élèves et les étudiants appartenant aux groupes défavorisés, qui à son tour entrave leur performance lors de l’épreuve ou du test. En somme, les résultats de plusieurs années de recherches montrent que les notes, en tant que symbole visible du mérite, plutôt que de protéger les groupes défavorisés, entravent leur performance.
Les notes, comme facteur de motivation
Finalement, un argument, qui semble être assez consensuel, est que sans les notes les élèves ne travailleraient pas. […]
Si les notes motivent les élèves et les étudiants, la question se pose de savoir à quoi elles les motivent. En effet, comme remarqué plus haut, une des croyances liées aux notes est qu’elles stimulent la compétition, et par-là des meilleurs résultats. Est-ce vrai ? Dans une étude récente[13], nous avons confronté des élèves d’une école secondaire supérieure, d’environ 18 ans, à une tâche scolaire pour laquelle ils allaient recevoir, ou non, une note. Nous avons ensuite mesuré leurs buts de performance, leur désir d’obtenir une évaluation positive par rapport à leurs camarades, en différenciant les buts de performance-approche – le désir de réussir mieux que les autres – des buts de performance-évitement – le désir de ne pas réussir moins bien que les autres[14]. Cette distinction, qui peut paraître très abstraite, est en réalité très importante : les buts de performance-approche sont justement les buts compétitifs qui devraient amener au dépassement des autres, alors que les buts de performance-évitement apparaissent, dans plusieurs travaux empiriques, comme des buts qui prédisent la désorganisation dans le travail, l’étude de surface et surtout une faible performance[15]. Or, les résultats de cette étude montrent que l’annonce de la présence d’une note pour l’exercice augmentait, auprès de ces élèves, les buts de performance-évitement comparativement à l’absence de note, une différence qui n’apparaissait pas pour les buts de performance-approche. En d’autres termes, les notes motivent les élèves, mais non dans le sens attendu : elles induisent plutôt des buts scolaires et académiques qui sont connus dans la littérature pour limiter la profondeur de l’investissement scolaire et la performance aux examens.
Conclusions : la menace, le cinquième M
Au-delà des passions suscitées par le débat sur les notes et de sa récupération politique, la recherche scientifique montre que ces quatre présupposés, qui reviennent de façon récurrente, ne trouvent pas d’étayage empirique dans les effets que les notes produisent sur la motivation et l’apprentissage. Au contraire, lorsque l’on regarde les résultats des études qui ont abordé les questions soulevées par les « quatre M » – mesure, marché, mérite et motivation – on s’aperçoit qu’en réalité les notes produisent surtout un « cinquième M » : la menace. En effet, dans chacun des ensembles de recherche mentionnés, il apparaît que les notes produisent des mécanismes susceptibles d’activer une menace pour le sentiment de compétence de soi. La croyance que les notes représentent une mesure claire de la performance, qui permet la comparabilité des élèves, représente une menace surtout pour les élèves qui ont une histoire scolaire d’échec ou de mauvais résultats, et qui – grâce à cette clarté – se retrouvent donc comparés à des élèves qui sont « meilleurs qu’eux ». Et, en effet, plusieurs travaux expérimentaux ont montré que la visibilité est nuisible aux résultats des élèves en difficulté[16]. Ces travaux montrent aussi, cependant, que même les « bons élèves » sont menacés et baissent dans leurs résultats dès lors qu’ils sont confrontés à un échec, ce qui est assez fréquent, sauf à ne considérer qu’une petite minorité d’élèves qui n’ont jamais de difficultés.
Si les notes reproduisent en classe le modèle d’une société libérale fondé sur la compétition, il faut alors s’attendre à ce que les élèves soient confrontés aux mêmes types de menaces qu’on trouve en milieu professionnel, notamment ceux liés à l’accès aux ressources rares. Les bonnes notes étant délibérément limitées[17], tout en étant une clé d’accès dans le processus de sélection scolaire[18], il est aisé d’imaginer le niveau de menace auquel les élèves sont soumis dès lors qu’ils se posent la question de leur passage à travers le filtre de la sélection (ce qui explique pourquoi, par exemple dans le cas de la triche, ils sont amenés à considérer que tous les moyens sont bons pour réussir). […]
On pourrait s’étonner de la partialité des recherches présentées ici qui montrent, toutes, les effets délétères des notes, sans présenter en contrepartie les recherches qui montrent des effets positifs. En réalité, si on reste dans le domaine des apprentissages et de la motivation, on ne trouve pas de recherche qui témoigne d’un effet positif des notes[19]. […]
Il apparaît de ce bref parcours qu’il est temps d’élargir la façon d’aborder le problème des notes. Jusqu’à présent, le débat s’est focalisé sur les propriétés diagnostiques ou les caractéristiques descriptives des notes. Ce chapitre suggère qu’il faut commencer à poser aussi la question de la fonction qu’on leur donne. Les notes pourraient être utilisées pour développer les compétences des élèves, si elles sont utilisées dans un but formatif. Mais tant que les notes seront utilisées, dans la grande majorité des cas, pour rendre visibles les différences entre élèves, les comparer et in fine faciliter le processus de sélection, elles ne produiront que de la menace et des réactions de « survie » scolaire.