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La question de l’«identité» et de la «race»: qu’en disent vraiment Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant?

La question de l’«identité» et de la «race»: qu’en disent vraiment Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant?Temps de lecture : 5 minutes

Pierre Bourdieu a consacré une grande partie de son travail à montrer que les classes sociales, et les groupes dans celles-ci, ne menaient pas seulement des luttes pour bénéficier de biens matériels, mais aussi des luttes symboliques : pour imposer une « domination » sur autrui, pour bénéficier de prestige et de légitimité à occuper certaines positions enviables dans la société.
Certaines relectures récentes de son travail, au prisme des modes postmodernistes et identitaires, voudraient le réduire à une caution pour les visions de la société qui décideraient que, dans la multiplicité des appartenances de chaque individu, seules les catégorisations identitaires prévaudraient : la couleur de la peau aujourd’hui, le régionalisme hier, etc. Ces catégories essentialisent le sentiment identitaire, et l’assignent souvent à des individus qui n’ont rien demandé et se trouvent stigmatisés (fût-ce pour dire que ce stigmate doit être revalorisé, alors qu’on pourrait plutôt faire prévaloir des catégories qui échappent au stigmate).
Qu’en disait exactement Pierre Bourdieu ? Extraits du texte[1] « L’identité et la représentation », paru dans les Actes de la recherche en sciences sociales (vol. 35, novembre 1980, pp. 63-72).

« Les luttes à propos de l’identité ethnique ou régionale, c’est-à-dire à propos de propriétés (stigmates ou emblèmes) liées à l’origine à travers le lieu d’origine et les marques durables qui en sont corrélatives, comme l’accent, sont un cas particulier des luttes des classements, luttes pour le monopole du pouvoir de faire voir et de faire croire, de faire connaître et de faire reconnaître, d’imposer la définition légitime des divisions du monde social et, par là, de faire et de défaire les groupes : elles ont en effet pour enjeu le pouvoir d’imposer une vision du monde social à travers des principes de division qui, lorsqu’ils s’imposent à l’ensemble d’un groupe, font le sens et le consensus sur le sens, et en particulier sur l’identité et l’unité du groupe, qui fait la réalité de l’unité et de l’identité du groupe. […] par le fait de dire les choses avec autorité, [… celui qui les énonce] sanctifie, les consacre, les faisant exister comme dignes d’exister, comme conformes à la nature des choses, “naturelles” ».

« L’acte de magie sociale qui consiste à tenter de produire à l’existence la chose nommée peut réussir si celui qui l’accomplit est capable de faire reconnaître à sa parole le pouvoir qu’elle s’arroge par une usurpation provisoire ou définitive, celui d’imposer une nouvelle vision et une nouvelle division du monde social […] Le pouvoir sur le groupe qu’il s’agit de porter à l’existence en tant que groupe est inséparablement un pouvoir de faire le groupe en lui imposant des principes de vision et de division communs, donc une vision unique de son identité et une vision identique de son unité »

« En fait, on n’a pas à choisir entre l’arbitrage objectiviste, qui mesure les représentations (à tous les sens du terme) à la «réalité» en oubliant qu’elles peuvent faire advenir dans la réalité, par l’efficacité propre de Y évocation, ce qu’elles représentent, et l’engagement subjectiviste qui, privilégiant la représentation, ratifie sur le terrain de la science le faux en écriture sociologique par lequel les militants passent de la représentation de la réalité à la réalité de la représentation. [… R]estituer à la fois les structures objectives et le rapport à ces structures, à commencer par la prétention à les transformer, c’est se donner le moyen de rendre raison plus complètement de la «réalité», donc de comprendre et de prévoir plus exactement les potentialités qu’elle enferme ou, plus précisément, les chances qu’elle offre objectivement aux différentes prétentions subjectives ».

 

Un texte plus tardif, avec Loïc Wacquant, détaillait les problèmes que pose l’imposition au reste du monde par les États-Unis de catégories ethnicisées, notamment celles liées à la promotion raciale, alors qu’elle n’a pas la même pertinence dans les autres pays et efface d’autres critères qui sont bien plus pertinents.
Extrait de l’article de Pierre Bourdieu et Loïc J. D. Wacquant , « Sur les ruses de la raison impérialiste », dans Actes de la recherche en sciences sociales (Vol. 121-122, mars 1998, pp. 109-118)[2].

« Ainsi planétarisés, mondialisés, au sens strictement géographique, par le déracinement, en même temps que départicularisés par l’effet de fausse coupure que produit la conceptualisation, ces lieux communs de la grande vulgate planétaire que le ressassement médiatique transforme peu à peu en sens commun universel parviennent à faire oublier qu’ils ont pris leur origine dans les réalités complexes et controversées d’une société historique particulière, tacitement constituée en modèle et en mesure de toutes choses. Il en est ainsi par exemple du débat flou et mou autour du « multiculturalisme », terme qui, en Europe, a surtout été utilisé pour désigner le pluralisme culturel dans la sphère civique alors qu’aux États-Unis il renvoie aux séquelles pérennes de l’exclusion des Noirs et à la crise de la mythologie nationale du «rêve américain», corrélative de l’accroissement généralisé des inégalités au cours des deux dernières décennies. Crise que le vocable « multiculturel » voile en la cantonnant artificiellement dans le seul microcosme universitaire et en l’exprimant dans un registre ostensiblement « ethnique » , alors qu’elle a pour enjeu principal, non pas la reconnaissance des cultures marginalisées par les canons académiques, mais l’accès aux instruments de reproduction des classes moyenne et supérieure – au premier rang desquels figure l’université — dans un contexte de désengagement massif et multiforme de l’État. »

« un débat comme celui de la « race » et de l’identité donne lieu à de semblables intrusions ethnocentriques. Une représentation historique, née du fait que la tradition américaine plaque la dichotomie entre Blancs et Noirs de manière arbitraire sur une réalité infiniment plus complexe, peut même s’imposer dans des pays où les principes de vision et de division, codifiés ou pratiques, des différences ethniques sont tout à fait différents et qui, comme le Brésil, étaient encore récemment tenus pour des contre-exemples au « modèle américain». Conduites par des Américains et des Latino- Américains formés aux États-Unis, la plupart des recherches récentes sur l’inégalité ethnoraciale au Brésil s’efforcent de prouver que, contrairement à l’image que les Brésiliens se font de leur nation, le pays des «trois tristes races» (indigènes, noirs descendant des esclaves, blancs issus de la colonisation et des vagues d’immigration européennes) n’est pas moins « raciste » que les autres et que les Brésiliens « blancs » n’ont rien à envier à leurs cousins nord-américains sur ce chapitre. Pire, le racismo mascarado à la brésilienne serait par définition plus pervers, puisque dissimulé et dénié. […] Au lieu de considérer la constitution de l’ordre ethnoracial brésilien dans sa logique propre, ces recherches se contentent le plus souvent de remplacer en bloc le mythe national de la « démocratie raciale » (tel que l’exprime par exemple l’œuvre de Gilberto Freiré), par le mythe selon lequel toutes les sociétés sont « racistes » , y compris celles au sein desquelles les rapports « raciaux » semblent au premier abord moins distants et hostiles. D’outil analytique, le concept de racisme devient un simple instrument d’accusation ; sous couvert de science, c’est la logique du procès qui s’affirme (assurant les succès de librairie, à défaut du succès d’estime) » [Les auteurs montrent ensuite en détail la spécificité du racisme états-unien, ne comprenant pas par exemple la notion de « métis » : sa transposition mécanique aux autres Amériques rend peu compréhensibles les réalités locales]

La suite du texte est tout aussi passionnante, montrant comment cet impérialisme notionnel, peu scientifique, est véhiculé par des sociétés « philanthropiques » qui conditionnent l’aide financière à l’obéissance à ces critères au détriment de ceux qui seraient plus pertinents dans le pays. Il est aussi véhiculé par les éditions qui captent le marché scientifique alors qu’elles se situent à la croisée du débat commun, imposant des « disciplines » comme les « cultural studies françaises »…

« Si les États-Unis sont réellement exceptionnels, selon la vieille thématique tocquevillienne, inlassablement reprise et périodiquement réactualisée, c’est avant tout par le dualisme rigide des divisions de l’ordre racial. C’est plus encore par leur capacité d’imposer comme universel ce qu’ils ont de plus particulier tout en faisant passer pour exceptionnel ce qu’ils ont de plus commun. »

Pour citer cet article

Silo, «La question de l'«identité» et de la «race»: qu’en disent vraiment Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant?», Silomag, n°17, septembre 2023. URL: https://silogora.org/la-question-de-lidentite-et-de-la-race-quen-disent-vraiment-pierre-bourdieu-et-loic-wacquant/

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