L’urbanisation et la métropolisation, combinées aux questions de l’accroissement de la population mondiale, de l’approfondissement des inégalités, de l’écologie, de la révolution technologique, du droit des peuples, impliquent la nécessité de penser des alternatives à la ville libérale-mondiale dont le modèle dominant est celui de l’ajustement structurel. Les mouvements sociaux urbains ont un rôle prépondérant à jouer dans cette perspective, puisqu’ils sont, nous montre Gustave Massiah, porteurs des valeurs de solidarité, de libertés et de démocratie, pour que le droit à la ville ne soit pas un vain mot.
Nous vivons une rupture dans l’évolution urbaine. Nous nous situerons pour l’analyser du point de vue des mouvements sociaux. Nous mettrons l’accent sur le droit à la ville qui se dégage, comme une proposition nouvelle, à partir du livre Le droit à la ville de Henri Lefebvre, paru en 1968. Il a été mis en avant à la Rencontre Mondiale pour le Droit à la ville en 2012[1]. Il a été débattu, et partiellement retenu, à la Conférence des Nations Unies, Habitat 3, à Quito en octobre 2016.
La rupture dans l’évolution urbaine
La nouvelle révolution urbaine s’inscrit dans l’évolution du peuplement de la planète. Il faudra construire, dans les vingt ou trente prochaines années, principalement dans les pays pauvres, autant d’infrastructures qu’il en a été construit jusqu’à maintenant dans le monde. La question des migrations économiques, politiques, environnementales, est la question stratégique centrale des années à venir.
L’armature urbaine mondiale est caractérisée par la métropolisation. L’urbanisation entraîne l’explosion de la population des villes et l’accroissement du nombre de villes millionnaires et des mégapoles (plus de dix millions d’habitants). Un premier niveau de l’armature urbaine mondiale regroupe les vingt-sept mégapoles qui comptent entre dix et vingt millions d’habitants. Il n’y en a que quatre au Nord ; les vingt-trois autres sont situées au Sud. Les mégapoles sont des « Villes-États », dont les populations et les richesses, de même que les fonctions publiques, sont supérieures à celles de bien des États. La planification et la programmation urbaine dans ces mégapoles sont nouvelles. D’autant qu’elles sont liées entre elles par une armature urbaine mondiale. Il existe des esquisses de planification urbaine à l’échelle de la planète.
Le deuxième niveau de l’armature urbaine est celui des métropoles. C’est la fonction plus que le nombre des habitants qui compte. Les métropoles sont liées à l’organisation du territoire national, et les fonctions administratives y sont importantes. Dans les métropoles, la question qui se pose est celle de l’évolution de ces villes relativement à leur périphérie. Le troisième niveau est celui des villes centres ou secondaires qui, bien davantage, sont des villes d’articulation et d’organisation de l’espace qui devient plus « rurbain » que « rural ». Ces villes structurent une région et lui donnent sa dynamique.
La métropolisation traduit la suprématie de la mondialisation sur les autres échelles spatiales. Elle se traduit aussi par une remise en cause de la démocratie de proximité dans les territoires et par la montée en puissance de la financiarisation et de la technocratie dans la gestion des territoires.
La base productive des villes est en mutation. L’industrie n’en est plus la référence dominante. Les entreprises sont en recomposition. Les villes vont être bouleversées par l’évolution technologique. Les sociétés sont confrontées à plusieurs bouleversements contradictoires en cours qui transformeront les sociétés et le monde. Il s’agit des droits des femmes ; du paradigme écologique ; des droits des peuples ; du numérique et des biotechnologies ; du peuplement de la planète.
La question du logement ne se différencie pas de la question urbaine. La ville actuelle est marquée par la rupture entre urbanisation et industrialisation qui a caractérisé la révolution industrielle et urbaine des XIXe et XXe siècles. Cette organisation sociale s’est traduite évidemment dans l’organisation urbaine. La logique des politiques de logement a été marquée au cours de cette période par la généralisation du salariat. La tendance à la précarisation accentue les exclusions et les ségrégations urbaines. L’habitat irrégulier contribue, selon les régions et les pays, pour 20 % à 80 % à la croissance urbaine et concerne entre 15 % et 70 % des citadins des pays en développement, la moyenne se situant aux alentours de 40 %. On ne peut plus envisager le droit au logement en dehors du droit à la ville.
Le débat sur la ville et le logement se développe à l’échelle mondiale. C’est l’articulation des niveaux et des échelles, entre le local, le national, celui des grandes régions et le mondial qui définit la nature d’une politique urbaine. L’enjeu est celui de l’affirmation des droits et de leur inscription dans les politiques urbaines et dans la production des villes. Les politiques urbaines alternatives ne peuvent être envisagées en dehors des politiques locales. L’alliance entre ce que l’on appellera pour simplifier la société civile et les institutions locales est une alliance stratégique.
L’évolution des villes
La situation urbaine est la projection au sol des grandes contradictions du système-monde. La crise structurelle articule cinq contradictions majeures qui ont toutes des conséquences déterminantes sur la situation urbaine. Les contradictions économiques et sociales s’approfondissent avec les inégalités sociales, la précarisation, les discriminations, la ségrégation urbaine, sociale et ethnique. Les contradictions écologiques traduisent la prise de conscience de l’écosystème planétaire. Les contradictions géopolitiques s’aiguisent avec l’émergence d’un monde multipolaire ; de plus, entre 1 à 2 milliards de personnes dans le monde vivent dans des régions en guerre classique ou en guerre civile. Les contradictions culturelles et idéologiques se traduisent par les poussées xénophobes et racistes et sécuritaires ; elles interpellent les insuffisances de la démocratie. Les contradictions politiques se traduisent par une condamnation de la corruption, résultat de la fusion du politique et du financier qui abolit l’autonomie du politique.
À partir des années 1980, la ville libérale mondiale correspond au nouveau modèle dominant, celui de l’ajustement structurel. Les programmes d’ajustement structurel ont renforcé la pauvreté, la précarité, le sous-équipement et l’irrégularité foncière. La question du logement, de la ville et de l’espace est présente dans chacune de ces dimensions. La crise financière éclate avec les subprimes, l’explosion de la bulle immobilière et le surendettement des pauvres. Elle n’est pas terminée. La gestion des villes est confrontée à la ségrégation spatiale et sociale. L’idéologie sécuritaire marque la gouvernance urbaine et se traduit dans la montée des discriminations, de la xénophobie et du racisme.
Par rapport à cette situation, l’épuisement du néolibéralisme ouvre une période de crise structurelle qui verra la confrontation entre plusieurs avenirs possibles et plusieurs modèles de villes[2]. Retenons-en trois ; les situations concrètes seront caractérisées par des articulations spécifiques entre ces trois logiques et les modèles urbains qui leur correspondent.
La première vision correspond à l’élargissement d’un marché mondial par le renforcement de la financiarisation à travers la marchandisation de la Nature et du vivant. Les modèles urbains correspondants sont dans le prolongement du modèle de l’ajustement structurel et de la ville libérale-mondiale accentué par les réponses violentes aux résistances populaires. Les profits gigantesques concentrés dans les marchés de capitaux nourriront les blanchiments et la narco-architecture.
La deuxième conception, celle du Green New Deal, consiste en un réaménagement du capitalisme qui inclurait une régulation publique et une redistribution des revenus. Les modèles urbains correspondant à cette issue de la crise renoueraient avec certaines des politiques de la période fordiste et néolibérale. Les tenants de cette modernisation sociale devraient s’appuyer sur les couches populaires et seraient plus à l’écoute des mouvements sociaux urbains. Ces politiques trouveraient leurs limites dans la contradiction entre le productivisme du capitalisme vert et les contraintes de l’écosystème planétaire.
La troisième conception proposée par les mouvements sociaux dans le processus des Forums sociaux mondiaux est celle de la transition écologique, sociale et démocratique. Elle met en avant de nouvelles conceptions, de nouvelles manières de produire et de consommer. Citons : les biens communs, la propriété sociale, le contrôle de la finance, le buen-vivir et la prospérité sans croissance, la réinvention de la démocratie, les responsabilités communes et différenciées, les services publics fondés sur les droits et la gratuité. Il s’agit de fonder l’organisation des sociétés et du monde sur l’accès aux droits pour tous. Les modèles urbains de cette issue à la crise sont à inventer. Ils sont préfigurés par les recherches d’alternatives au niveau des mouvements et de certaines autorités locales.
Les mouvements sociaux urbains et le droit à la ville
L’espace des acteurs de la transformation urbaine se réorganise. Entre l’État, contesté mais toujours présent, et les habitants, considérés suivant le cas comme des sujets, des clients, des consommateurs, des usagers ou des citoyens, d’autres intervenants cherchent leur place. Les municipalités gagnent en autonomie ; elles relient le local et le territoire et elles affirment leur représentativité en tant qu’institutions locales et de proximité. Les associations s’affichent comme la forme organisée de la société civile ; elles rappellent les intérêts des habitants et l’exigence de leur participation dans tout processus démocratique. Les entreprises s’imposent à l’espace public ; elles rappellent l’importance de la production et s’approprient le monopole de la « bonne gouvernance » ; elles portent la rationalité de la gestion des réseaux et des services ; elles peuvent correspondre à plusieurs logiques comme le montrent les nouvelles formes d’acteurs de l’économie sociale et solidaire.
Les mouvements sociaux urbains sont de plus en plus importants et sont en mutation. Pour résister et améliorer leur situation, les habitants s’organisent et créent des associations. Ils s’organisent pour lutter (syndicats, associations de locataires…), pour expérimenter et agir (associations de solidarité, d’insertion, de développement), pour peser ou accéder au pouvoir (partis, associations citoyennes). Cette situation n’est pas nouvelle et n’est pas propre aux mouvements urbains. Tous les mouvements sociaux qui se déploient dans les villes ont une dimension urbaine. Ils combinent les revendications des droits dans les villes et des droits à la ville. La spécificité des mouvements sociaux urbains, à travers les revendications qui concernent les conditions de vie des habitants des villes, s’élargit à la production des villes et à l’accès aux droits à la ville. Les mouvements de luttes sont porteurs de pratiques nouvelles.
Le logement est au centre de la crise. La financiarisation et le tournant austéritaire ont creusé l’endettement des pauvres et en ont été un des détonateurs de la crise financière de 2008. La production des logements sociaux est remise en cause par les privatisations et la mise à la casse de l’État social. La dimension urbaine ne se limite pas au logement. Les insurrections, à partir de 2011, celles des mouvements des places, mettent en cause la ville néolibérale et redonnent un sens à la ville. Les mouvements sociaux ont mis en échec l’injonction permanente à circuler et la mobilité forcée qui caractérise la ville néolibérale. Par rapport à cette évolution, certains réseaux avancent des propositions qui cherchent à ralentir la ville ; à organiser des villes facilitant la rencontre et la solidarité ; à rechercher plus de liens plutôt que plus de biens ; à augmenter la résilience par les relocalisations. En occupant les places, les mouvements réinvestissent le centre des villes. Ils cherchent à se réapproprier les places et à s’installer dans l’espace public. La réponse populaire est visible. Par exemple, le mouvement des affectés par les hypothèques a été à la base de la nouvelle politique municipale de Barcelone.
Le droit à la ville est un droit territorial. Il s’inscrit dans une conception alternative du développement, celle de l’accès aux droits pour tous et de l’égalité des droits. C’est la convergence des droits qui donne son sens au droit à la ville. C’est la territorialisation des droits qui devrait servir de fil conducteur aux politiques locales. C’est elle qui donne son sens à l’opposition entre ville compétitive et ville solidaire.
La question centrale posée par le mouvement des places est la question démocratique. Elle est confirmée comme un impératif qui doit être complètement repensé et qui interpelle la définition du politique. Elle pointe l’absence de démocratie. Elle pointe les limites inacceptables et les faux-semblants des démocraties réellement existantes. Elle pointe aussi la décolonisation inachevée. Les occupants des places innovent en se positionnant comme un contrôle citoyen de masse, vigilant et attentif. C’est une révolution urbaine qui relie le refus de la corruption, l’espace public et la démocratie.
Ce qu’il y a de nouveau est en gestation ; il n’est pas prédéterminé. Une part de ce qui est nouveau cherche son chemin et n’est visible qu’à l’échelle d’une génération. La culture politique des places est aussi une culture urbaine ; elle mêle l’utopie et le réalisme. Au Moyen Âge, la résistance au féodalisme affirmait déjà « l’air de la ville rend libre ». La révolution urbaine à venir pourra porter des valeurs renouvelées, celles des libertés et de la démocratie. Le droit à la ville donnera son sens à la nouvelle révolution urbaine.
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Centre de recherche et d’information pour le développement – CRID
Association Internationale de Techniciens Experts et Chercheurs/Initiatives pour un autre monde – AITEC/IPAM