Si le soutien scolaire tarifé n’est pas une pratique nouvelle, le développement d’organismes marchands offrant des services déclarés, standardisés et contrôlés de soutien individuel ou en petits groupes est une évolution récente dont l’enjeu ne doit pas être sous-estimé. Dans un contexte d’accentuation de la compétition scolaire, l’angoisse est le premier moteur du recours à ce service pour les familles qui en ont les moyens et qui cherchent à convertir des ressources économiques en titres scolaires. Erwan Lehoux revient ici sur cette évolution qui conforte la conception néolibérale de l’éducation selon laquelle il s’agirait d’un investissement en capital humain permettant aux couches moyennes et supérieures de jouer le jeu de la concurrence, au détriment des élèves des classes populaires en difficulté pour lesquels le soutien scolaire gratuit est loin de suffire pour compenser les inégalités.
À grand renfort de publicité, le soutien scolaire s’affiche désormais sans complexe dans l’espace public. Loin du temps où il demeurait discret, épinglé sur le comptoir des petits commerces de proximité. Cette visibilité accrue n’est pas sans nous interpeller : à plus de quinze euros l’heure, l’inégalité d’accès est flagrante.
Une évidence confirmée par les quelques données statistiques disponibles. En 2002, 16 % des enfants de cadres bénéficiaient de soutien scolaire payant contre seulement 5 % des enfants d’ouvriers ou d’employés[1], soit un rapport de 1 à 3. L’écart était encore plus important chez les seuls lycéens. (27 % des enfants de cadres contre 6,5 % des enfants d’ouvriers et 8,5 % des enfants d’employés[2]). Depuis, les rares enquêtes quantitatives réalisées sur le sujet semblent confirmer ce constat.
Le soutien scolaire, entre persistance et renouveau
La pratique du soutien scolaire, cependant, n’est pas nouvelle. Avant même la naissance de l’école publique obligatoire, de nombreux élèves bénéficiaient de cours supplémentaires, souvent donnés par les professeurs eux-mêmes, comme en témoigne Jules Vallès[3]. C’était l’époque des précepteurs et des répétiteurs[4]. Sous des formes un peu différentes, le soutien scolaire ne disparaît pas avec l’institution progressive de l’école républicaine, pourtant fondée sur le mérite. Au contraire, à la Libération, un « tarif syndical » est fixé par les syndicats enseignants afin d’encadrer le prix des heures de cours[5].
L’enjeu du développement des organismes marchands ne doit pas être sous-estimé pour autant. Si, encore aujourd’hui, on estime que les petits cours au noir représentent encore 80 % du marché du soutien scolaire[6], l’entrée en scène et l’affirmation dans le paysage public de ces nouveaux offreurs ne sont pas anodines. Elles illustrent l’évolution du capitalisme, qui tend notamment à concentrer et à mettre en marché un nombre d’activités de plus en plus important, en même temps qu’elles reflètent une certaine conception de l’éducation.
Ces organismes, que j’ai qualifiés d’industriels dans le cadre de mes travaux, proposent un soutien scolaire non seulement déclaré, mais aussi standardisé. Empruntant pour partie son modèle économique au capitalisme de plate-forme, ces organismes interviennent par ailleurs fortement dans la réalisation même de l’activité. Chez Acadomia par exemple, les « conseillers pédagogiques » assurent une mission de suivi, voire de contrôle, auprès des familles comme auprès des intervenants. Il s’agit d’une part de s’assurer du sérieux de ce dernier tout en stimulant la demande. Des bilans et des évaluations doivent ainsi être régulièrement transmis à l’organisme qui peut alors recommander à la famille de prendre davantage d’heures de cours, dans telle ou telle matière. Ainsi, cette organisation de la production rappelle le néo-taylorisme à l’œuvre aujourd’hui dans un certain nombre de services. De même, l’utilisation massive de la publicité est nouvelle dans le secteur.
Le soutien scolaire, révélateur des mutations de la société
Symétriquement, à cette offre de soutien scolaire industriel correspond une demande assez spécifique. Les familles y recourent assez souvent de manière systématique, voire automatique, ce que traduit assez bien un slogan publicitaire que l’on pouvait lire dans le métro parisien il y a quelques années : « Il faut surmonter dialectiquement notre altérité réciproque. Si cette phrase vous laisse pantois, appelez Acadomia ». Le recours aux grands organismes de soutien scolaire peut alors s’imposer comme une évidence qui n’est ni interrogée ni questionnée. La production comme la consommation de soutien scolaire n’est pas sans évoquer le marché des maisons individuelles tel que décrit par Pierre Bourdieu, qui répond à une même standardisation des normes de consommation et même des modes de vie[7].
De fait, il n’est pas étonnant de constater que les premiers clients de ce type de soutien scolaire sont issus des couches populaires techniques ou des couches moyennes technocrates[8]. Les premiers, ouvriers qualifiés notamment voire techniciens, jouissent d’une situation économique stable et relativement confortable, grâce à des conventions collectives et des accords d’entreprise favorables. Leur rapport à l’école est cependant assez lointain, d’autant que certains ont été embauchés à une époque où peu de diplômes étaient demandés et où il était possible de gravir les échelons au cours de sa carrière. Les seconds, ingénieurs ou encore managers, ont atteint un niveau scolaire bien supérieur, puisqu’ils sont souvent titulaires au moins d’une licence ou, souvent, d’une maîtrise, d’un DEA ou d’un master. Cependant, leur parcours est celui d’élève et non d’étudiant[9] ; ils ont rarement fréquenté les filières académiques les plus légitimes, mais ont plutôt poursuivi leurs études dans des plus ou moins grandes écoles.
La revanche du capital économique
En somme, les uns comme les autres seraient plutôt positionnés à droite de l’espace social[10], leur position sociale tenant davantage à leurs ressources économiques qu’à leurs ressources culturelles. Ils ne les tirent cependant pas du capital, mais de leur travail. Aussi ces parents savent-ils que leurs enfants ne pourront profiter d’un même confort de vie sans avoir obtenu des titres scolaires suffisants pour accéder à des emplois satisfaisants, car ils ne peuvent transmettre ni le capital rémunérateur qu’ils n’ont pas ni les titres scolaires que certains d’entre eux possèdent. C’est pourquoi ces parents ont en commun d’accorder à la réussite scolaire de leur enfant une grande importance, mais ne disposent pas toujours de ressources pour les accompagner, ni ne maîtrisent l’ensemble des codes du champ scolaire. La réussite scolaire de leurs enfants est d’autant moins garantie que la compétition scolaire s’accentue du fait de la massification scolaire qui contribue à augmenter le nombre de prétendants et de la structure du marché de l’emploi, lui-même très concurrentiel. Plus que d’autres, ils craignent donc, pour les premiers, le chômage, et, de manière générale, le déclassement. L’angoisse est alors le premier moteur du recours au soutien scolaire, ce que confirment les professionnels du secteur que j’ai interrogés.
Si la sociologie a su mettre en avant le rôle du capital économique dans le processus de reproduction des inégalités sociales par l’école, le soutien scolaire apparaît pour ces familles comme une tentative de convertir des ressources économiques en titres scolaires. On peut alors y voir, comme Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément et Guy Dreux[11], une « revanche du capital économique ». Les ressources économiques comptent en effet de plus en plus ce que documente, avec beaucoup de précision et de fiabilité, le travail réalisé par Thomas Piketty dans son ouvrage, Le Capital au XXIe siècle, dans lequel il démontre le retour des inégalités économiques, non pas tant à cause des grands salaires que des rendements du capital[12].
Soutien gratuit contre soutien payant, une opposition de classe
Dans le même temps, le développement d’offres gratuites de soutien scolaire pourrait compenser cet accès inégal au soutien marchand. Là encore, les statistiques semblent donner raison à cette assertion. Si les enfants d’ouvriers étaient 16 % à bénéficier de soutien gratuit en 2002, seuls 5 % des enfants de cadres étaient concernés[13]. Il n’est pas anodin de retrouver ici le rapport de 1 à 3 observé dans le cadre du soutien payant, à la différence notable qu’il est dorénavant en faveur des ouvriers. Mais n’a-t-on pas plutôt affaire à une segmentation du marché, qui se traduirait alors par une forme de ségrégation sociale ? Ce type de soutien scolaire remplit-il la même fonction que le soutien payant ?
De fait, ces deux modalités de soutien scolaire ne sont en rien comparables. En particulier, elles prennent des formes radicalement opposées puisque le soutien scolaire marchand consiste le plus souvent en des cours particuliers à domicile ou en des cours en très petits groupes tandis que le soutien gratuit a généralement lieu dans le cadre collectif de l’accueil périscolaire. Surtout, les élèves qui y ont recours se distinguent non seulement par leur origine sociale, mais aussi, ceci expliquant en partie cela, par leur niveau scolaire. Le soutien marchand s’adresse ainsi principalement à des élèves moyens, voire bons, qui éprouvent des difficultés, certes réelles, mais le plus souvent limitées et restreintes. À l’inverse, le soutien gratuit concerne davantage les élèves connaissant des difficultés d’ordre plus général, notamment liées à la maîtrise de la langue et à la compréhension des consignes.
Or, comme l’ont montré les chercheurs du laboratoire ESCOL, les élèves qui rencontrent des difficultés scolaires et qui sont issus de catégories populaires sont ceux qui risquent le plus d’être perturbés par l’externalisation du travail scolaire et des apprentissages en dehors du cadre normal de la classe. En effet, ce dernier est régi par des règles didactiques et pédagogiques progressivement construites durant l’année scolaire qui risquent d’être brouillées par l’intervention d’acteurs rapportés[14]. On comprendra aisément pourquoi les résultats des dispositifs gratuits de soutien scolaire ne sont pas toujours à la hauteur des attentes, et qu’ils le sont d’autant moins que les difficultés rencontrées par les élèves sont importantes[15].
Le soutien gratuit, voiture-balai de la compétition scolaire
En définitive, nous pouvons penser, avec Dominique Boullier, que les dispositifs de soutien scolaire gratuit permettent, le plus souvent, aux élèves de retarder le moment de l’échec et non de l’éviter. En effet, elle constate que les enfants issus des couches populaires vivent souvent un « conflit culturel » entre, d’une part, les principes, normes et valeurs acquis au cours de la socialisation familiale et, de l’autre, les attentes de l’école, lesquelles sont cependant reconnues comme légitimes par les parents eux-mêmes[16]. Dans ces conditions, « les enfants utilisent l’entraide scolaire dans une optique de rentabilité »[17], par exemple en préférant y effectuer leurs devoirs écrits, car ceux-là seront vus et remarqués par le maître. Ainsi, le soutien scolaire gratuit donne souvent aux enfants la possibilité de camoufler le conflit culturel tout en les confirmant dans leur communauté culturelle d’origine ; c’est pourquoi il leur permet seulement de différer l’éclatement du conflit et non pas de le résoudre.
À l’exception de quelques dispositifs d’excellence qui maintiennent un semblant de méritocratie, le soutien scolaire gratuit apparaît en fait davantage comme un instrument de contrôle social. Le soutien payant, quant à lui, s’adresse avant tout aux familles qui, non seulement, disposent de revenus suffisants et, de surcroît, sont capables de construire rationnellement le parcours éducatif de leurs enfants. C’est bien le triomphe d’une conception néolibérale de l’éducation, selon laquelle il s’agirait d’un investissement en capital humain. Autrement dit, dans le cadre d’un champ scolaire de plus en plus compétitif, si l’on peut comparer le soutien scolaire marchand à un produit dopant qui permet aux couches moyennes et supérieures de jouer le jeu de la concurrence, le soutien scolaire gratuit, malgré la sincérité de sa démarche et des acteurs qui s’y investissent, occuperait plutôt la fonction de voiture-balai, ramassant les élèves des couches populaires laissés pour compte.
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Payer pour réussir ? Le marché du soutien scolaire (éd. Syllepse, 2018).