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Les médias, épicentre de la bataille politique et culturelle

Les médias, épicentre de la bataille politique et culturelleTemps de lecture : 9 minutes

Une bataille d’hégémonie culturelle planétaire se joue actuellement en France, en Europe et dans le monde, entre d’un côté les forces et les idées d’émancipation, de démocratie, de progrès humain partagé, et de l’autre celles de forces ultraréactionnaires, rétrogrades, autoritaires, racistes et liberticides. Dans cette bataille, les médias occupent aujourd’hui une place centrale.

Le contrôle de la  propriété des médias et des réseaux informationnels, de leurs contenus éditoriaux, et à travers eux de l’agenda culturel et informationnel dominant, est une cible première des plus grandes puissances d’argent. Certaines de ces puissances, dotées de moyens financiers considérables, investissent  sans compter pour contrôler, concentrer, asservir les pouvoirs médiatiques. Les grands acquis démocratiques de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme sont dans le collimateur. Leurs objectifs, inédits depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, visent  une phase de radicalisation capitaliste mondiale, y compris contre une partie des forces libérales classiques,  vers un ultra capitalisme brutal et autoritaire. Imposer ce tournant suppose à leurs yeux de combattre partout dans le monde, et sur tous les terrains, à commencer par celui des idées, la montée des contestations de l’ordre capitaliste occidental, pour façonner un nouvel imaginaire capitaliste décomplexé, brutal, débarrassé de  toute ambition de solidarités humaines véritables. Car c’est le paradoxe de la période, l’ultra-capitalisme trumpien mène cette offensive  au moment où l’exacerbation de la compétition capitaliste internationale suscite des rejets grandissants  à cause du caractère insupportable des inégalités mondiales, de l’urgence du combat contre le changement climatique, des mobilisations féministes, des poussées culturelles en faveur d’une mondialisation plus solidaire et plus inclusive, de la montée de puissances refusant le leadership américain… et j’en passe. Tous ces mouvements montants, singulièrement présents dans les jeunesses du monde, sont en effet  une menace pour la perpétuation de la domination du système capitaliste occidental. Un autre horizon civilisationnel se cherche, et les grandes  puissances capitalistes ne l’admettent pas.

Des médias indépendants des puissances d’argent ? Une idée ancienne mais un enjeu devenu civilisationnel

On pourrait se dire à propos de cette volonté de  contrôle, rien de nouveau sous le soleil. Jean Jaurès, en créant l’Humanité il y a 120 ans, pointait déjà le défi de faire vivre  une presse libre et indépendante des puissances d’argent. Il y a en effet une permanence de ce combat.

Mais on aurait tort de ne pas mesurer l’ampleur et la nouveauté du combat actuel. La place du  champ médiatique a explosé dans la vie sociale. Tous les médias réunis – télévision, radios, journaux et magazines, plateformes et réseaux sociaux – occupent aujourd’hui une part considérable du  temps de cerveau disponible de nos concitoyens. Ce qui en fait un enjeu culturel de première importance.

Dans les  années 1970-1980, voyant venir les ruptures technologiques qui allaient considérablement accroître le nombre, la diversité, la pénétration  des canaux de diffusion, le capital a poussé à « libérer la communication », ce qui voulait dire pour lui  déréglementer l’espace informationnel et audiovisuel au détriment de toute logique de service public,  en ouvrant les vannes aux chaînes et aux groupes privés. Pas seulement pour assouvir leurs appétits financiers, mais surtout pour en contrôler l’usage et le rôle social. Dans cette période, la concentration de la presse écrite s’est brutalement accélérée, les systèmes coopératifs issus de la Libération ont été déconstruits, étouffant des dizaines de titres de presse, parmi eux les journaux les plus indépendants, restreignant durement le pluralisme.  Ce mouvement de plusieurs décennies, qui va notamment en France de la privatisation des télécoms et de la Une à la création de la TNT et des chaînes d’info continue, en passant par l’explosion de réseaux dits «sociaux»,  en vérité contrôlés par une poignée de géants états-uniens, a peu à peu  bouleversé la hiérarchie médiatique.

Des ruptures aux grandes conséquences politiques et démocratiques se sont produites sans pouvoir être débattues par la collectivité citoyenne. L’emprise des plateformes, et de leurs algorithmes protégés du contrôle citoyen comme des secrets d’État, s’est généralisé. Leur contrôle sur les données informationnelles, sur la fabrication et la hiérarchie  de l’information, sur l’«air du temps» culturel est devenu étouffant. L’accélération du rythme médiatique a généré des flux considérables, tout en dégradant la qualité et la fiabilité de l’information, tandis que la liberté et le sérieux du travail journalistique était partout mis à mal.

Les patrons des GAFAM, à l’image d’Elon Musk (mais n’oublions pas qu’ils étaient tous là pour faire allégeance à Trump lors de son investiture), ne visent pas seulement des profits mondiaux faramineux, ils cherchent le contrôle  des consciences, de nos comportements sociaux dans tous les domaines.

Ces nouveaux empires, plus puissants que bien des États, intimement liés aux secteurs capitalistes les plus radicalisé, aux lobbys idéologiques des extrêmes droites, investissent directement  à travers les médias dans le contrôle des pouvoirs économiques et politiques dans leur ensemble. Leur projet, s’il parvenait à ses fins, est à visée proprement totalitaire. C’est un projet culturel et politique. Vincent Bolloré en France et Elon Musk aux États-Unis sont des figures de ce mouvement de contrôle, qui menace tout l’édifice démocratique.

GAFAM, empires médiatiques et extrêmes droites, des alliances dangereuses à visée totalitaire

Ils entendent utiliser leurs puissances financières (acquises rappelons le pour Bolloré dans l’exploitation néocoloniale de l’Afrique) dans les domaines technologiques, industriels, informationnels, médiatiques pour recomposer les pouvoirs politiques, voire s’y substituer. Elon Musk soutient sans complexe le pire des extrêmes droites européennes. Et lors de la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron,  il est de notoriété publique que le contrat politique passé entre le RN et Eric Ciotti s’est négocié dans le bureau de Vincent Bolloré. Le mal nommé «sommet des libertés», organisé en 2025 par Vincent Bolloré et Pierre-Edouard Stérin, avait pour objectif de mettre ces forces au service de la constitution d’un bloc droite-extrême-droite pour prendre le pouvoir au service du grand capital. Ce projet est en route. Les accointances ne se comptent plus. On a vu Jordan Bardella –  dont la publication du livre a été imposée à Fayard après la reprise en main de la maison d’édition par Vivendi aux mains de Bolloré – voler au secours de Bernard Arnault, quand la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, dénonçait son chantage fiscal aux délocalisations. Bernard Arnault a lui aussi massivement investi les médias.

Aujourd’hui 80% des quotidiens nationaux, 95% des hebdos d’information politique et générale, 40% des cinquante premiers sites d’information, quatre grandes radios généralistes, les chaînes de télé privées, et parmi elles, toutes les chaînes d’info continue à l’exception de France Info, sont la propriété d’une dizaine d’hommes d’affaires milliardaires, dont certains affichent sans complexe leurs liens avec l’extrême droite. Le contrôle des médias et de leurs contenus fait partie de l’arsenal autoritaire que ces forces entendent aujourd’hui imposer à la société. Cet autoritarisme, ce n’est pas seulement le soutien aux politiques de force incarnées par les  régimes capitalistes les plus brutaux (Trump, Netanyahou, Milei… ). C’est l’organisation d’une pression idéologique constante sur la société  disqualifiant en permanence toute velléité de penser autrement. La hiérarchie et l’agenda informationnel sont donc pour eux une bataille de tous les instants tout autant que la réécriture révisionniste de l’histoire ou la mise en cause des contenus éducatifs.

Pas étonnant dans ces conditions que le bain médiatique dominant soit en tous points conforme au récit idéologique et culturel  des extrêmes droites et du populisme culturel le plus rétrograde. Les grands traits en sont remarquablement synthétisés à divers chapitres du livre sur ces «nouveaux monstres» d’Alain Hayot[1]: détournement des idées laïques, républicaines, voire féministes contre l’islam, les musulmans, les immigrés ; réécriture d’un récit national et européen au nom d’une prétendue identité chrétienne de nos racines, jusqu’à l’invention du «Français de souche» contre le «Français de papier» ; invocation permanente des inquiétudes sociales versus les assistés ou les immigrés effaçant systématiquement les rapports de classe dans les causes des inégalités sociales (on préfère repeindre l’exilé fiscal Bernard Arnault qui est allé faire allégeance à Trump  en  «patriote» industriel qui crée des emplois en France, mais jamais on ne montre les solidarités ouvrières entre travailleurs français et immigrés pour défendre les emplois en France) ; discours nationaliste anti-mondialiste et anti-européiste ; récit d’une nation en danger menacée par la submersion, qui ne met jamais en cause les fondements libéraux de la mondialisation des concurrences ; populisme culturel qui flatte le bas contre les élites, le prétendu «bon sens  contre l’analyse, la nostalgie, l’émotion et l’affect contre la raison et la pensée critique…

Dans le bain et le matraquage médiatiques dominants s’efface la frontière entre le vrai et le faux, minant la libre délibération démocratique

Et dans ce bain médiatique, dans ce matraquage permanent où s’efface la frontière entre le vrai et le faux, où une fake news peut avoir plus d’audience qu’un travail d’enquête journalistique sérieux et vérifié, la qualité de l’information, sa libre discussion, le travail journalistique, l’esprit critique des citoyens, sont sans cesse malmenés. La période du Covid a eu de ce point de vue des effets durables et redoutables, dans laquelle les thèses complotistes ont fait florès.

Les grands groupes financiers ne se contentent pas d’acquérir la propriété des médias, et d’exercer des pressions inédites sur les rédactions, sur le contenu et le traitement des informations. Ils financent, sous l’effet des développements numériques, la concentration d’entreprises de presse et d’industries culturelles globales (allant de la presse à l’édition, en passant par le cinéma et la musique) visant à contrôler tous les supports : papier-numérique-télévision-radio-vidéo, pour contrôler tout le marché des idées, de l’information, de la culture.  Or, l’information n’est pas une marchandise. Elle est un enjeu démocratique, un enjeu de savoir et de pouvoir au service du jugement éclairé des citoyens. Pour entraver ce libre jugement, la concentration actuelle sert une uniformisation grandissante de l’information et une surmédiatisation des idéologies  réactionnaires de division, de peur, de rejet, de guerre, accréditant sans cesse une interprétation déformée du réel. Ainsi de la lecture de la société française elle-même, sans cesse présentée par les médias bollorisés comme acquise aux idées d’extrême droite, au mépris de ce qu’expriment les citoyens dans leur diversité. Pour ces médias, la victoire, certes relative, mais réelle du NFP aux dernières législatives n’est donc qu’«un vol». La démocratie est une cible permanente de ces médias tant qu’elle ne débouche pas sur la victoire des leurs.

Des pans entiers d’idées progressistes, de valeurs et d’engagements solidaires, de luttes sociales, de créativités émancipatrices sont réduites médiatiquement à la portion congrue, mais leur place réelle dans la société est tout autre. La droitisation du débat d’idées est impulsée par la parole médiatique et politique dominante, mais elle n’est pas un reflet fidèle, elle déforme la richesse du débat citoyen dans le pays. C’est notamment pour cela qu’une majorité de nos concitoyens déclarent ne pas se reconnaître dans les écrans qu’ils regardent pourtant de plus en plus souvent.

Ni les États généraux de l’information lancés par Emmanuel Macron, dont les conclusions ont été rendues en septembre 2024  et qui sont déjà oubliés, ni le sommet de l’IA tenu à Paris au printemps 2025 n’ont réellement entrepris de réparer cette anomalie démocratique.

Le lavage des cerveaux et les moyens ultra puissants qu’il exploite sont un danger mortel pour toute visée émancipatrice. La bataille culturelle, la construction d’un imaginaire et d’un espoir politique émancipateur passent donc nécessairement par la bataille médiatique. La prise de conscience critique des citoyens et l’exigence d’une démocratisation des pouvoirs médiatiques sont d’autant plus impératives que la nouvelle étape franchie désormais avec l’intelligence artificielle générative pose des questions à proprement parler civilisationnelles. Dans le domaine des médias, elle pose tout simplement la question de savoir si l’espace du débat démocratique, celui de la fabrication de l’information, de la production des  idées, de la délibération publique, de la liberté culturelle vont tout simplement demeurer à la portée du contrôle citoyen ou vont-ils complètement leur échapper ? Ce dernier enjeu peut paraître vertigineux à l’échelle de chaque citoyen, mais considéré comme un enjeu collectif démocratique de premier plan, il peut aussi cristalliser un réveil des consciences en faveur d’un nouvel âge démocratique.

[1]Alain Hayot, Face aux nouveaux monstres, le sursaut, Éditions de L’Humanité, 2024.

Pour citer cet article

Laurent Pierre, «Les médias, épicentre de la bataille politique et culturelle», Silomag, n°20, Novembre 2025. URL: https://silogora.org/les-medias-epicentre-de-la-bataille/

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