Le mouvement des Gilets Jaunes a remis au gout du jour la voie référendaire comme mode d’expression politique des citoyens et des citoyennes. La revendication du Référendum d’Initiative Citoyenne n’a pourtant pas reçu d’écho favorable au gouvernement qui lui a opposé une conception concurrente, empreinte de rhétorique participative. Guillaume Gourgues examine dans cet article l’enjeu de ces luttes. Du Grand Débat national instauré par l’exécutif au Vrai Débat organisé par un groupe de Gilets Jaunes, c’est bien la redéfinition des frontières entre profanes et professionnels de la politique qui est en jeu.
Parmi toutes les revendications ayant traversé le mouvement des Gilets Jaunes, celle de l’instauration d’un Référendum d’Initiative Citoyenne (Ric) aura sans conteste crevé l’écran, devenant même « son nouveau symbole, un aboutissement »[1]. Nous pouvons ainsi résumer cette proposition : « moyennant le recueil d’un nombre de signatures fixé à l’avance, les citoyens pourraient obtenir l’organisation d’un référendum pour statuer sur la question proposée. Si le oui l’emporte, la proposition est directement adoptée sans suivre le processus législatif habituel. Le Ric permettrait de proposer ou d’abroger des lois, de révoquer des élus ou de modifier la Constitution »[2]. Bien entendu, les Gilets Jaunes ont en réalité repris une proposition qui les précédait. Ils ont profondément renouvelé un débat ancien sur l’opportunité (ou non) de doter les régimes politiques d’un tel dispositif, réunissant une nébuleuse d’experts, de militants et de contempteurs du Ric.
Deux questions ont toutefois été occultées dans ces débats. D’une part, comment le Ric s’est-il inscrit, chez les Gilets Jaunes, dans un faisceau bien plus large de revendications ? Faute d’avoir supplanté tous les autres thèmes (justice sociale, environnementale, refonte des institutions), le Ric a en réalité participé d’un imaginaire politique bien plus vaste qu’il est primordial de ne peut pas perdre de vue. Les Gilets Jaunes n’ont pas été spécifiquement un mouvement de défense du Ric. D’autre part, quelles sont les réactions suscitées par ce « Ric des Gilets Jaunes » du côté des autorités publiques ? En en faisant l’un des éléments centraux d’une large contestation de l’ordre politique, le mouvement lui a donné un sens spécifique : celui de pivot d’une refonte radicale des institutions et d’un changement de société. Or ce projet n’a pas fait seulement l’objet d’une indifférence polie du gouvernement. En contre-offensive à cet imaginaire démocratique, il lui a opposé (au moins depuis 2017) un mode de gestion permettant de laisser intactes les institutions tout en s’autoproclamant « participatif ». Ainsi, derrière les consensus apparents sur la nécessité de « démocratiser » la conduite des affaires publiques, c’est bien une lutte politique entre conceptions antagonistes des réformes à mener qui se donne à voir.
De quoi le RIC est-il le nom ?
Plutôt que de disserter sur la proposition du RIC en tant que telle, ses promesses et ses limites, essayons de revenir sur la manière dont elle s’est articulée, au sein même du mouvement des Gilets Jaunes, avec d’autres revendications. L’expérience du Vrai Débat, organisée en 2019, nous fournit quelques pistes d’analyse. Porté par des groupes de Gilets Jaunes dans tout le pays, Le Vrai Débat prend la forme d’une plateforme virtuelle[3], permettant de collecter des propositions, de les soutenir et de les commenter[4], sans aucune restriction de public et de thèmes. Elle permet de récolter, au début de l’année 2019, 25 000 propositions et 93 000 arguments, pour 44 000 utilisateurs. Or, de toutes les propositions, celle qui recueille le plus de votes favorables et d’arguments est sans conteste celle du référendum d’initiative citoyenne. Postée le 30 janvier 2019 par un certain OBIWAN, elle prend la forme suivante :
Titre : Référendum d’Initiative Citoyenne
Contenu : On ne peut plus accepter que quelques personnes décident seules, et en fonction des intérêts qu’ils représentent, sur les sujets qui concernent tous les citoyens. Donc il faut inscrire dans la Constitution le référendum d’initiative citoyenne. Je lance donc le débat sur : le champ d’application (quels sujets ?), la mise en œuvre (conditions de recevabilité, organe de mise en œuvre), l’obligation de respect de la décision (voir 2005 !!), à vous de vous exprimer…
Elle recueille 6163 votes, dont 91% de favorable et 849 arguments[5], et apparait donc comme la plus soutenue et commentée des 25000 propositions déposées sur la plateforme, confirmant sa centralité dans le mouvement des Gilets Jaunes. Suite au recueil de ces propositions en ligne, huit « assemblées citoyennes » – chacune d’entre elles regroupant une vingtaine de participant.e.s majoritairement issus des rangs des Gilets Jaunes[6] – ont synthétisé les 1 059 contributions les plus soutenues[7], permettant de construire des blocs thématiques. L’un d’eux agrège les revendications portant sur le « fonctionnement démocratique des institutions » (Figure 1)
Figure 1 : classement des propositions issues du Vrai Débat par les assemblées citoyennes, sur le thème « Fonctionnement démocratique des institutions »
Dans cette catégorie générale, on trouve non seulement des propositions sur la réforme de la Constitution, auxquelles le Ric est rattaché, mais également sur l’organisation de l’État (sa transparence, son coût), les institutions parlementaires (modalités de vote et de proposition des lois, place du parlement), la liberté d’expression (dont le droit de manifester) et le fonctionnement médiatique. Ainsi, les assemblées citoyennes n’isolent d’aucune façon le Ric qui apparait comme un élément parmi d’autres d’une refonte large de la démocratie, dans et en dehors des institutions. De la même manière, la représentation politique est moins rejetée en tant que telle – peu ou pas d’évocation d’une démocratie résolument directe – que ramenée à des impératifs moraux et politiques concernant les revenus des élus, leur train de vie et leurs « avantages » (Figure 2). Cette critique des « privilèges » d’une classe politique déconnectée forme la base d’une sorte de contrôle public permanent et d’une « déprofessionalisation » de l’exercice des fonctions.[8] C’est la relation de représentation elle-même qui est ici travaillée par le Vrai Débat qui, à l’instar des citoyen.ne.s dans leur ensemble ne se satisfont plus du système de délégation politique tel qu’il existe[9].
Figure 2 : classement des propositions issues du Vrai Débat par les assemblées citoyennes, sur le thème du « Privilèges des élus »
Ainsi, même dans un mouvement où il a acquis une centralité inédite, le Ric ne se présente pas comme une revendication exclusive et autocentrée. Il accompagne en réalité une aspiration de réforme bien plus large, qu’avaient déjà largement renseignée les analyses universitaires produites sur les données récoltées grâce au Vrai Débat[10]. Elle témoigne en réalité du fait que « l’imaginaire démocratique des citoyens se façonne dans la rencontre entre des critiques et des offres d’alternatives »[11]. La critique radicale des dérives de la représentation politique, désormais classiques et très présentes dans les rangs des Gilets Jaunes, trouve une issue dans la proposition du Ric, qui consiste moins à revendiquer une démocratie directe qu’à (ré)affirmer la souveraineté populaire comme pilier des institutions représentatives et ouvrir un imaginaire social et politique élargi.
Des usages gouvernementaux du « participatif » contre l’imaginaire politique du Ric
Considérer le Ric de cette manière permet de poser un autre regard sur les réactions gouvernementales qu’il a suscitées. En effet, on pourrait penser que l’hostilité suscitée par la proposition[12] est essentiellement liée à sa récupération politique[13]. L’intervention rassurante et dépolitisée des experts en droit ou science politique pourrait alors convaincre le gouvernement du bienfondé d’un Ric redimensionné, semblable à nombre de dispositifs existants à l’étranger. Cette posture oublie pourtant qu’il n’a pas seulement ouvert un débat de techniciens, mais a réactivé un affrontement politique entre des définitions antagonistes du rôle que doit et devrait jouer la participation citoyenne dans le fonctionnement du régime.
En effet, les plus hautes autorités de l’État ne se sont pas contentées de rejeter le Ric. Elles lui opposent, de facto, une conception adverse de la participation des citoyens aux affaires publiques, réduite à une série de dispositifs sur mesure, adoptés ponctuellement au gré des besoins des gouvernants, sans aucune réforme structurelle des institutions de la Cinquième République. Cet « État participatif »[14] consiste bel et bien à « tout changer pour que rien ne change »[15]. La participation citoyenne retrouve alors son horizon gouvernemental classique. En guise de preuves, glanons quelques exemples dans l’actualité de ces dernières années.
L’impossibilité manifeste d’utiliser le Référendum d’initiative partagé (Rip), adopté depuis la réforme constitutionnelle de 2008, est un premier signe de cette conception de la participation. À la différence du Ric, ce sont bien les parlementaires (un cinquième) qui l’activent, devant rassembler dans un second temps des soutiens populaires (cinq millions de signatures), malgré la promesse d’un abaissement des seuils et d’une ouverture partielle de l’initiative aux citoyens. Sa première utilisation, contre la privatisation des Aéroports de Paris, n’a pourtant fait que révéler l’évidence. L’échec du recueil des signatures – le seuil du nombre d’électeurs signataires n’a pas pu être atteint en neuf mois – « témoigne d’une procédure qui n’est pas complètement ficelée »[16]. Celle-ci laisse en suspens des éléments centraux de son applicabilité : son rapport aux travaux parlementaires en cours, l’organisation des campagnes ou du recueil des signatures. Il ne semble pas que l’utilisation de ce dispositif ait été envisagée sérieusement : lorsqu’une coalition parlementaire le déclenche, rien ne semble véritablement prévu pour appuyer l’organisation de la campagne de signature, notamment d’un point de vue médiatique[17], dans un climat d’hostilité ouverte du gouvernement face à l’initiative[18]. La constitutionnalisation de l’initiative parlementaire en matière référendaire ne change donc rien dans les faits. Le référendum reste une prérogative du pouvoir exécutif.
Cette conception de la participation citoyenne comme outil du pouvoir exécutif n’a cessé de se confirmer depuis 2017[19]. Ainsi, si le Grand Débat National et la Convention Citoyenne sur le Climat (CCC) n’ont rien à voir dans leur modalité d’organisation et d’indépendance, les deux dispositifs ont été marqués par une même posture présidentielle. Les paroles recueillies lors du Grand Débat n’ont, à ce jour, fait l’objet d’aucune exploitation sérieuse et à la hauteur de l’enjeu. Elles ont essentiellement servi à mettre en scène un président « de proximité », menant des débats marathons en bras de chemise. Les propositions de la CCC ont été l’objet d’un tri, opéré d’abord par le président lui-même (contredisant sa propre promesse de transmissions « sans filtre ») et prolongé dans les coulisses des luttes interministérielles[20], sans qu’aucune procédure lisible de mise en débat, ne serait-ce qu’au sein du parlement, ne soit jamais établie.
La participation, un enjeu de pouvoir et de lutte
Suivre la circulation politique du Ric, notamment au sein des Gilets Jaunes, permet donc de tracer les contours d’un affrontement proprement politique sur la forme que devrait prendre la participation citoyenne. Si les usages de la « démocratie participative » ont été largement dépolitisés[21], devenant une sorte de norme creuse ou une « cause sans adversaire », la montée en puissance de la revendication du Ric s’est vue opposer, dans les faits, une conception et une pratique de ce que doit être une « bonne » participation par les autorités publiques elle-même.
La participation mise en œuvre et plébiscitée par le gouvernement vise à ne pas laisser vide l’espace de la « participation publique ». En réaction à ces formes ordonnées, où à côté, l’imaginaire politique des mouvements sociaux continue de se réapproprier ce que pourrait être un fonctionnement radicalement démocratique des institutions. En France, le Ric est une des déclinaisons de cet imaginaire. Au-delà de sa faisabilité ou de ses modalités plurielles, il témoigne d’une volonté persistante, quoiqu’intermittente, des « sans parts »[22], c’est-à-dire de celles à ceux qui n’ont aucun titre à gouverner, de s’inviter dans la gestion des affaires publiques au nom de l’égalité politique.
Certes, il faut se garder de mythifier le Ric et continuer d’en débattre[23]. Il court ainsi le risque de verser dans un « citoyennisme » qui imagine « un monde homogène, peuplé d’individus qui ressemblent à s’y méprendre à ceux des économistes néoclassiques » et propose une « démocratisation du consensus » qui « met en jeu le peuple contre les gouvernants, au risque de l’oubli complet d’une autre figure démocratique, celle du peuple contre lui-même »[24]. Ainsi, le Ric ne peut, à lui seul, garantir que celles et ceux qui pâtissent le plus des inégalités trouvent leur place dans les débats. La voie référendaire court plus largement le risque de ne pas donner lieu à un débat public réel, et il convient de rappeler que « les vertus délibératives de l’initiative et du référendum dépendent d’une dimension procédurale, minutieusement ajustée et révisée de manière continue »[25].
Mais en tant que revendication, il a au moins le mérite d’interroger frontalement l’horizon politique qui est actuellement fixé à la participation citoyenne par les autorités publiques, à savoir celui d’un aménagement ponctuel de la relation de pouvoir qui n’accorde aucune place réelle à l’initiative citoyenne[26] et garde intactes les institutions. L’ambition de faire de la participation un levier de changements profonds qui dépassent largement le seul « pilotage » de l’action publique s’est exprimée à travers le Ric et n’a pas fini de faire parler d’elle.