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L’extrême droite identitaire. Spécialistes en bruit médiatique et agents de la droitisation du champ politique

L’extrême droite identitaire. Spécialistes en bruit médiatique et agents de la droitisation du champ politiqueTemps de lecture : 7 minutes

Parmi les effets de la concentration politique des médias français on peut relever la manière dont un certain nombre de chaînes comme CNews se font le relais de la nébuleuse identitaire. Or celle-ci a particulièrement profité du buzz et du bruit médiatique accompagnant la surmédiatisation réactionnaire ambiante. Samuel Bouron, auteur de Politiser la haine. La bataille culturelle de l’extrême droite identitaire (La Dispute, 2025) nous montre comment l’extrême droite identitaire utilise cette stratégie du buzz pour politiser les affects à droite.

Depuis le début des années 2010, la montée en puissance de la nébuleuse identitaire[1] – un ensemble d’organisations non partisanes, extra-parlementaires, d’intellectuels ou encore d’influenceurs – s’inscrit dans une conjoncture médiatique qui offre des opportunités nouvelles à une extrême droite rompue aux logiques de provocation. Le «bruit médiatique» – l’ensemble des controverses, faits divers, indignations et micro-scandales largement relayés par les médias – constitue aujourd’hui un instrument central de sa stratégie d’occupation de l’espace public.

Mes enquêtes[2] sur cette extrême droite identitaire, en particulier une immersion au sein de ce mouvement, m’a permis de comprendre que, loin d’être un simple effet secondaire de l’écosystème médiatique contemporain, ce bruit est activement recherché et façonné par les militants. Au début des années 2010, ces derniers sont tout à fait conscients que, sans élus ni financements, ils ont peu de chances de faire concurrence électoralement au Front national. Ils adoptent alors une autre stratégie, en occupant le terrain médiatique et en préparant idéologiquement le terrain à une victoire dans les urnes du FN-RN. C’est la voie choisie par Génération identitaire jusqu’en 2021, et suivie aujourd’hui par un collectif comme Némésis, par le média Frontières, mais aussi par la plupart des influenceurs masculinistes.

Cette dynamique ne peut être comprise qu’en analysant l’articulation entre les stratégies militantes, les transformations de l’espace médiatique et la place centrale prise par les émotions en politique.

Une extrême droite attractive médiatiquement

Depuis les années 1990, les logiques commerciales de l’audiovisuel ont renforcé un journalisme centré sur le spectaculaire, l’opinion tranchée et le fait divers, au détriment d’un journalisme d’enquête. Pierre Bourdieu l’avait anticipé dans son analyse des logiques médiatiques télévisuelles : en cherchant l’attention du plus grand nombre, la télévision tend à privilégier les discours prêt-à-penser faits de raccourcis, souvent réactionnaires, au détriment d’une pensée critique[3].

L’essor des réseaux sociaux dans les années 2010 a accentué ces tendances déjà anciennes, en exacerbant la concurrence entre médias, en décuplant la dépendance aux logiques d’audience, mais aussi en accélérant le rythme de production de l’information. Les chaînes d’information en continu et les médias en ligne privilégient en effet des contenus produits en urgence et comprenant une forte charge émotionnelle. Dans ce paysage, ce qui «fait parler» occupe une place centrale.

Cet environnement médiatique constitue un terreau fertile pour les organisations d’extrême droite, qui deviennent des «valeurs sûres» en termes d’audience. Programmateurs et journalistes politiques reconnaissent que les personnalités polémiques – Marine Le Pen, Éric Zemmour, les porte-parole identitaires – garantissent un surcroît d’écoute : «on sait qu’il va se passer quelque chose», m’explique l’un d’entre eux. Le buzz devient dans ce contexte une ressource médiatique recherchée, et les identitaires ont appris à s’y inscrire avec méthode.

La stratégie du buzz : provoquer l’attention pour politiser les affects

L’extrême droite identitaire a été l’une des premières en France, au sein de cette famille politique, à systématiser la logique de l’«agit-prop» – actions spectaculaires conçues pour déclencher une réaction médiatique immédiate. Génération identitaire a produit des vidéos-manifestes, comme «Déclaration de guerre» en 2012, des occupations de mosquées, comme celle de Poitiers en 2012, des interpellations filmées, comme pendant la manifestation antiraciste de 2020, des opérations «anti-migrants» dans les Alpes en 2018 ou en Méditerranée en 2021, et elles sont pensées par eux pour produire des contenus viraux. A l’image de Greenpeace, pourtant à l’opposé du spectre politique, mais dont ils s’inspirent, ils pensent leurs actions pour obtenir un maximum de résonnance médiatique.

Chaque action vise alors un objectif simple : transformer une provocation marginale en controverse publique, et la controverse en opportunité politique. Ils utilisent pour cela des outils de communication (visuels reconnaissables, slogan frappant, vidéo immédiatement publiable, etc.) directement ajustés à la presse en ligne, aux médias audiovisuels et surtout aux réseaux sociaux.

Pour politiser leurs actions, mais aussi des faits divers, les identitaires associent toujours certains mots, comme «francocide» ou «ensauvagement», qui contiennent, en arrière-fond, l’idée qu’ils essaient de populariser auprès du grand public : il y aurait une incompatibilité fondamentale entre deux populations fondamentalement antagonistes, les Français «de souche» et une population «d’origine immigrée», musulmane, dont l’intégration culturelle en France serait impossible, rendant le «choc des civilisations» inexorable.

Pour que le message soit largement diffusé, les identitaires peuvent compter sur les médias Bolloré, qui leur servent de caisses de résonnance. Quand des militants identitaires se regroupaient par exemple à Crépol, en réaction au meurtre de Thomas qu’ils désignaient comme un «francocide», CNews orientait de concert sa programmation vers ce fait divers[4]. Mais, de façon plus pernicieuse, ils tentent aussi de provoquer l’adversaire pour le faire réagir et rendre d’autant plus virale leur action, puisque toute leur stratégie politique se fonde sur une logique de visibilité. Par exemple, Némésis se rend dans un cortège féministe dans l’espoir que se produisent des «débordements». De même, le média Frontières envoie ses journalistes en reportage dans des rassemblements de gauche pour filmer et publier les réactions de militant·e·s opposés à eux. Dans cet écosystème médiatique, les élu·e·s, associations et manifestant·e·s qui s’opposent à eux facilitent paradoxalement la visibilité de ces groupes d’extrême droite, qui subsistent à moindres frais : ils sont peu nombreux, ne disposent pas d’élu·e et ont besoin de recueillir des dons pour continuer de se structurer. Dans cette logique, cette extrême droite ne cherche pas à construire une nouvelle théorie politique : les intellectuels qui nourrissent le mouvement, comme Alain De Benoist, sont à peu près les mêmes depuis les années 1960-1970. Ils ne font pas non plus de travail de fond pour proposer un véritable programme politique, alternatif à d’autres partis politiques. Ils se spécialisent en fait dans l’action extraparlementaire, en excitant les affects pour occuper l’espace médiatique. Le nombre de vues sur les réseaux sociaux, d’articles de presse où ils sont cités, d’indignations suscitées, est interprété par eux comme un succès politique.

Le rôle pivot des faits divers : alimenter un journalisme low-cost

Les faits divers jouent un rôle décisif dans cette stratégie. Peu coûteux à produire, hautement émotionnels, ils s’insèrent facilement dans les boucles d’information en continu. Entre 2002 et 2012, leur place dans les journaux télévisés a augmenté de 73 %[5], renforçant un traitement de l’actualité centré sur la violence et l’insécurité.

Les identitaires sont donc devenus des fournisseurs de faits divers, pour des journalistes qui en sont très demandeurs. Leur matériau est parfaitement adapté à leurs contraintes : images fortes, conflictualité immédiate, forte charge émotionnelle. En retour, les médias donnent à ces actions une résonance politique disproportionnée au regard de leurs effectifs ou de leur implantation réelle.

De ce fait, la stratégie médiatique des identitaires s’épanouit d’autant plus qu’ils s’adressent à des journalistes qui produisent des contenus en urgence, sans cesse renouvelés, de manière relativement homologue aux réseaux sociaux. Il s’agit principalement d’un journalisme de reprise, qui agrège les informations produites par d’autres, que ce soient les agences de presse et notamment l’AFP, ou d’autres producteurs de contenus sur le web, en particulier sur les réseaux sociaux.

Bruit médiatique et droitisation du champ politique

Les organisations identitaires fonctionnent ainsi comme des laboratoires idéologiques dont les cadrages se diffusent dans l’espace médiatique. Et dans une configuration où l’exercice politique est largement dépendant du médiatique, chaque buzz crée une contrainte de prise de position. Les acteurs politiques plus établis – en particulier la droite et le RN – se retrouvent à devoir réagir à des polémiques imposées par l’extrême droite radicale. En légitimant la problématisation identitaire (menace migratoire, insécurité culturelle, etc.), ils participent à déplacer le centre de gravité du débat public. Le rôle que tient aujourd’hui l’extrême droite identitaire dans ce processus n’est pas sans lien avec le processus de radicalisation de la droite dans son ensemble.

On le voit, le buzz n’est pas un simple outil de communication. C’est un médiateur politique qui structure les controverses, hiérarchise les émotions, fixe les priorités publiques. Il met à l’agenda des thèmes qui profitent électoralement aux forces conservatrices ou nationalistes, et marginalise les lectures concurrentes – notamment celles qui rappellent les dimensions sociales, économiques ou institutionnelles des problèmes publics.

La stratégie du buzz des identitaires doit donc être comprise comme un dispositif de politisation affective. Elle repose sur l’exploitation méthodique d’un espace médiatique dominé par l’urgence, l’émotion et le conflit, dans lequel les formes courtes et provocatrices bénéficient d’une visibilité immédiate.

En produisant des micro-événements à haute charge émotionnelle, les identitaires parviennent à imposer leurs grilles de lecture dans les médias et à façonner les représentations collectives des rapports sociaux, raciaux et nationaux.

[1] Cette nébuleuse comprend des groupes militants, comme Génération identitaire avant leur dissolution en 2021, Némésis ou encore Les Natifs, des médias d’extrême droite comme Frontières, des influenceurs des réseaux sociaux comme Damien Rieu et Thaïs d’Escufon. Il ne s’agit pas d’un parti ou d’une organisation de masse, mais davantage d’une mouvance ayant en commun un même socle intellectuel («grand remplacement», islamophobie).

[2] En 2010, j’ai réalisé une immersion à couvert au sein du groupe qui allait devenir Génération identitaire. Par la suite, j’ai étudié les filiations intellectuelles et les réceptions médiatiques des actions réalisées par ce groupe. Sur cette immersion, voir notamment Samuel Bouron, «Se “réenraciner”. Alignement et mise en cohérence de soi des militants Identitaires». Politix, 147(3), 2024, 55-79. Et plus généralement, Samuel Bouron, Politiser la haine. La bataille culturelle de l’extrême droite identitaire, Paris, La Dispute, 2025.

[3] Pierre Bourdieu, Sur la télévision. Suivi de l’emprise du journalisme, Paris, Liber-Raisons d’Agir, 1996.

[4] «Crépol : Praud et Morandini, jusqu’à la lie», Arrêt sur images, 6/12/2023 [article complet réservé aux abonnés].

[5] «Les faits divers dans les JT : toujours plus», INA Stat, n° 30, juin 2013.

Pour citer cet article

Bouron Samuel, “L’extrême droite identitaire. Spécialistes en bruit médiatique et agents de la droitisation du champ politique”, Silomag, n°20, novembre 2025. URL : https://silogora.org/lextreme-droite-identitaire/

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