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L’indépendance du journal est une bataille quotidienne

L’indépendance du journal est une bataille quotidienneTemps de lecture : 8 minutes

Loi anti-concentration, réforme des aides à la presse, soutien à la lecture… Autant de mesures portées par Fabien Gay, directeur du journal L’Humanité. Mais la bataille est rude et suppose de soutenir la presse en la lisant et en la diffusant, car face aux médias extrême droitisés, la lutte pour l’accès aux moyens économiques qui permettent le développement de journaux libres est cruciale.

Depuis sa fondation le 18 avril 1924 par Jean Jaurès, l’Humanité est le témoin quotidien des moments importants de l’Histoire.

Depuis 121 ans «Notre but», celui que Jaurès fixait dans son premier éditorial, reste inchangé à savoir participer à la réalisation de l’humanité pleine et entière, en promouvant la paix, la justice sociale et environnementale et l’égalité entre les êtres humains. L’Humanité est un journal communiste, qui assume d’être engagé, et nous participons en ce sens à la bataille idéologique et culturelle actuelle.

Notre but est naturellement en tant que journal de donner à chacun une information fiable, sourcée et vérifiée.  Notre but est de favoriser également le débat contradictoire pour que chacun puisse se faire sa propre opinion à partir de faits établis et confronter ses arguments. Ceci est d’autant plus important dans un monde aussi bouleversé et complexe où les chaînes «d’information en continu» saturent le débat politico-médiatique à coups de polémiques, buzzs et vérités alternatives, toujours énoncées comme des faits avérés. Cnews dont on connaît le positionnement idéologique est en octobre 2025, la première chaîne d’info en France, c’est inquiétant. Ici, la réflexion est reléguée au second plan alors qu’elle est nécessaire pour comprendre ce monde en guerre, les enjeux environnementaux, l’économie.

En effet, la presse participe à l’information des citoyens et au débat démocratique vital pour confronter les opinions. La liberté de la presse est garantie constitutionnellement. Or, de plus en plus, cette liberté et le pluralisme de la presse se réduisent comme peau de chagrin.

Porter une nouvelle grande loi anti concentrations devient une exigence pour les progressistes attachés au pluralisme

Le fait que la presse soit détenue par la grande bourgeoisie industrielle n’est pas nouveau puisque Jean Jaurès faisait déjà ce constat lors de la création de l’Humanité. Ce qui s’est accéléré, c’est un mouvement de concentration avec la constitution de trusts de presse dès le milieu des années 1980 jusqu’à aujourd’hui. Une concentration tellement forte que quelques milliardaires comme Arnault, Niel, Bouygues ou les familles Dassault et Bolloré possèdent plus de 80% des exemplaires diffusés pour la presse quotidienne nationale et 95% pour la presse hebdomadaire généraliste. Cette mainmise financière de milliardaires et cette concentration standardisent l’information avec des lignes éditoriales qui finissent toutes par se ressembler. C’est un risque pour le pluralisme de la presse qui devrait pousser les progressistes à porter une grande loi anti concentration interdisant la détention de plusieurs organes de presse dans la radio, télévision et écrite, mais aussi dans toute la chaîne de production, comme l’édition, l’imprimerie ou encore le portage.

Au-delà de cette concentration, nous ne pouvons nier qu’il existe un risque de fond puisque ce n’est pas un hasard de voir une progression des idées d’extrême droite partout dans le pays. Une majorité des médias se font les relais zélés de ces idées de haine et de division.

Cette montée de l’extrême droite partout dans le monde est générale et le fait est que les accointances entre patrons de presse et pouvoir politique sont assumées : Bolloré ici, Murdoch et Musk outre-Atlantique. Le capital au service des idées réactionnaires.

Mais là où dans les années 1980, un Berlusconi constituait un empire européen à partir de Canale 5 en Italie, les Bolsonaro et populistes contemporains s’attaquent à la presse traditionnelle à travers la planète en multipliant les attaques contre les journalistes. Ils diffusent leurs idées par les réseaux sociaux, devenus leurs canaux officiels de propagande. Partout, les journalistes deviennent des cibles, risquant l’emprisonnement voire la mort. L’Humanité parce qu’elle dit la vérité, dérange et nous sommes nous même la cible de menaces, de plaintes, de tentatives d’intimidation. Tout dernièrement par Pierre-Edouard Stérin, ce milliardaire ultra-conservateur qui cible nominativement l’un de nos journalistes car l’Humanité a été la première à révéler son dangereux projet Périclès.

Nous donnons la parole aux grévistes quand ils sont qualifiés de terroristes, aux quartiers populaires quand d’autres n’y déversent que haine.

En ce sens, nous faisons un travail d’utilité publique. Depuis toujours, l’Humanité fait figure d’exception dans ce paysage de la presse quotidienne nationale. Nous donnons la parole aux grévistes quand ils sont qualifiés de terroristes sur certains plateaux télé. Nous montrons la réalité sociale des quartiers populaires quand d’autres y déversent leur haine ou ne la voient qu’à travers un prisme de violences. Nous invitons des chercheurs et scientifiques pour nous alerter sur le changement climatique alors que des climato-sceptiques écument les plateaux aux heures de grande écoute.

Pire, une quarantaine d’experts de tout, spécialistes de rien, ces «toutologues» qui sont des haut-parleurs de discours libéraux ou d’extrême droite sont devenus des faiseurs d’opinion. Et c’est une réelle menace.

Et pour contrer cette menace, nous avons besoin de nous battre sur deux plans : tout d’abord, la lecture. Nous pouvons produire le meilleur journal du monde, si personne ne le lit, alors nous ratons notre mission. De façon plus générale, c’est un combat essentiel. L’affaissement du débat politique va de pair avec un affaiblissement de la lecture. Or, la lecture est indispensable pour s’informer, s’éveiller, apprendre, comprendre et s’émanciper.

Les habitudes de lecture ont évolué mais la bataille de la lecture reste indispensable à mener

Certes, les habitudes de lecture ont évolué et les moyens de s’informer se sont transformées avec l’omniprésence des smartphones. Qu’on le veuille ou non, la presse papier recule et la part des abonnements seulement papier décroit de façon continue au fil des années, couplée à un vieillissement de notre lectorat. Pour faire face à cette tendance qui aurait pu nous tuer économiquement, nous avons lancé notre révolution numérique en juin 2022. Nous avons investi 1,3 millions d’euros pour une nouvelle plateforme numérique et concevoir une application. Cette révolution était indispensable. Aujourd’hui, nous avons plus de 40 000 abonnés papier et numérique, mais la part du numérique ne cesse de progresser. Les autres quotidiens nationaux ont effectué cette transformation, il y a déjà plusieurs années, en investissant des dizaines de millions d’euros. Même si nous avons été parmi les premiers à disposer d’un site internet, nos difficultés financières nous ont ralenti dans ce développement.

Pour nous aider, nous avons recruté de nouveaux profils de community managers, de marketing digital et renforcé notre équipe vidéo qui a créé de nombreux formats adaptés aux réseaux sociaux.

Aujourd’hui, l’Humanité s’est considérablement développée sur ces réseaux. Nous avons dépassé les 260 000 abonnés sur notre chaine You Tube, 870 000 sur Facebook, 428 000 sur X (ex-Twitter) et 320 000 sur Instagram.

Cette évolution a donc porté ses fruits.

Enfin, en septembre 2024, nous avons monté un studio qui nous permet de réaliser des émissions en direct, des débats sur le réseau social interactif Twitch. Là aussi, notre audience progresse et ce média supplémentaire nous permet d’être vu et identifié comme un journal qui compte à gauche, moteur, à l’instar du Village des médias indépendants que nous avons initié à la Fête de l’Humanité l’an dernier.

La révolution numérique peut être gagnée par des journaux comme le nôtre mais elle nécessite des moyens financiers importants et une réforme des aides à la presse

Cette révolution numérique était aussi une condition nécessaire pour diversifier nos publics et notamment toucher les plus jeunes, plus éloignés de la presse traditionnelle. C’est un fait, les réseaux sociaux sont une source privilégiée d’accès à l’information chez les jeunes. Cela constitue un véritable enjeu de démocratisation et d’accès à une information fiable, dans un contexte où les chaines d’information sont dans tous les foyers et matraquent toutes le même discours, et que des influenceurs très suivis structurent les représentations, loin de toute déontologie et rigueur journalistique.

L’autre point essentiel pour continuer nos missions est la bataille financière : car une information libre, indépendante et de qualité a un coût. Le secteur de la presse écrite est confronté à des difficultés financières. La différence c’est que nous ne sommes pas renfloués chaque mois par des milliardaires. C’est le prix de la garantie de notre indépendance. Mais la situation est très complexe d’autant plus que dans le cadre du plan de continuation de 2019 nous sommes sous contrôle du tribunal de commerce jusqu’en 2031. Nous payons nos dettes chaque année, nous n’en contractons pas de nouvelles et avons réalisé l’exploit de mettre le groupe à l’équilibre financier l’an dernier. Mais cela reste fragile. Le numérique demande beaucoup d’investissement malgré un équilibre économique difficile à trouver. Il faut l’équivalent de quatre abonnés numériques «pour remplacer» un abonné papier. Cela demande donc un effort constant, d’autant plus que l’on peut s’abonner en un clic… et se désabonner aussi facilement.

Enfin, nous luttons pour conserver et développer les aides à la presse, qui ne sont pas une aumône mais une garantie pour tout le secteur de pouvoir maintenir une information diverse, pluraliste et de qualité.

Malheureusement, le gouvernement actuel prévoit encore une baisse de ces aides pour l’an prochain, et si le Rassemblement National arrive au pouvoir, leur existence même est plus que menacée. De même, jusqu’à présent, les titres comme le nôtre sont discriminés car privés de publicité publique, comme les campagnes nationales de prévention sur tel ou tel sujet. C’est un vrai manque à gagner financier et cela explique que nous faisons appel à des entreprises privées ou à des collectivités pour qu’elles publient leurs publicités dans nos pages. Mais cela devient de plus en plus difficile, d’une part, parce que le capital est de plus en plus allié avec l’extrême droite, donc les refus sont nombreux, et d’autre part, parce que malheureusement les collectivités sont exsangues financièrement et n’ont plus les moyens. C’est aussi la raison pour laquelle, j’ai proposé de créer une taxe sur les revenus publicitaires qui pourrait rapporter environ 220 millions d’euros et abonder un fonds pour les «titres d’information politique et générale à faibles ressources publicitaires».

Enfin, l’autre pan indispensable à notre santé financière est les campagnes de souscription et le soutien financier des lectrices et lecteurs de l’Humanité.  Il est plus que précieux. Avec les Amis de l’Humanité, la société des lectrices et lecteurs de l’humanité (S2LH) ou la Fondation Humanité en partage, nous sommes une particularité dans le monde de la presse puisque nos lecteurs sont à la fois les propriétaires du journal,  ses meilleurs défenseurs et ses promoteurs.

L’Humanité a évidemment évolué en 121 ans d’existence. D’un quotidien, nous sommes devenus un groupe de presse à 360 degrés, ainsi qu’une entreprise de communication et d’événementiel avec la Fête de l’Humanité, ou l’organisation de colloques et d’événements. Nous voulons continuer à faire notre mission : être utile au plus grand nombre. Et pour une organisation communiste, il est indispensable de mettre ce combat comme priorité. Car renverser l’ordre établi, dépasser le système capitaliste et inventer le chemin pour le communisme exigent une conscientisation de toutes celles et ceux qui veulent ce changement.

Pour citer cet article

Gay Fabien, “L’indépendance du journal est une bataille quotidienne”, Silomag, n°20, novembre 2025. URL : https://silogora.org/lindependance-du-journal/

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