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Misères du décolonialisme, promesses du décolonial

Misères du décolonialisme, promesses du décolonialTemps de lecture : 6 minutes

Pour ses détracteurs, le terme décolonial sert un combat militant mené par un mouvement héritier de la déconstruction, qui entend lutter contre les inégalités en assignant chaque personne à une identité de race ou de genre. Comme nous l’explique Stéphane Dufoix, ses racines latino-américaines montrent une tout autre ambition, celle de penser différemment la modernité occidentale, le rapport à l’autre et l’universel. L’enjeu scientifique, à l’inverse des raidissements idéologiques actuels, est d’explorer la pluralité des conceptions du monde, des traditions et des savoirs à l’heure de la désoccidentalisation et où notre rapport à la nature est profondément questionné. La disqualification du concept en France, où le décolonial est considéré comme une menace pour la république, contraste avec son succès à l’échelle mondiale et peut faire obstacle à la déconstruction si nécessaire des essentialismes.

En quoi la thématique du décolonial est-elle liée à celle des discriminations et des solutions que l’on peut leur apporter ? La question est loin d’être simple. La principale raison à cela est que le terme même de décolonial n’est pas aisé à saisir selon qu’on l’envisage dans la bouche ou sous la plume de ses détracteurs ou de ses défenseurs.

Le terme semble aisé à comprendre dans la bouche de ses adversaires. Ainsi, l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, créé en 2021 par un appel de 76 universitaires invite à se dresser contre « un mouvement militant » qui, dans l’enseignement supérieur et la recherche, entendrait « imposer une critique radicale des sociétés démocratiques, au nom d’un prétendu “décolonialisme” et d’une “ intersectionnalité” qui croit combattre les inégalités en assignant chaque personne à des identités de “race” et de religion, de sexe et de “genre”.

Si l’on essaie de résumer ce qui est ici en jeu, nous découvrons la formation d’un néologisme – décolonialisme – à partir de l’affirmation selon laquelle il existerait un ensemble idéologique organisé autour de la dénonciation d’une omniprésence du colonialisme à tous les niveaux de la société, afin de pouvoir réduire ou faire disparaître les inégalités. Cette logique d’anti-décolonialisme, qui s’articule également avec un refus d’autres courants comme celui de l’intersectionnalité, de l’ « indigénisme » (là encore un néologisme visant généralement le mouvement puis le Parti des indigènes de la République depuis le milieu des années 1980) ou encore, plus récemment, du prétendu « wokisme », création verbale à partir du mouvement états-uniens dit « woke » (éveillé) apparu dès la fin des années 1960 et largement popularisé depuis la mort de Georges Floyd. On ne compte plus, au cours des deux ou trois dernières années, les articles ou les tribunes qui s’amusent d’un « bêtisier du wokisme » (La Revue des deux mondes, juillet 2023) ou qui s’interrogent très sérieusement sur le fait de savoir si le wokisme est un totalitarisme[1]. Décolonialisme et wokisme seraient les héritiers délétères et mortifères de la pensée de la déconstruction dont il serait aisé de démontrer l’incompatibilité avec les « valeurs de la République »[2]. Si cette critique violente et souvent peu informée des pensées décoloniale, intersectionnelle ou woke est loin de se limiter à la France, ces pensées y reçoivent  un accueil d’autant plus négatif que le discours néo-républicain (sur la laïcité, sur l’indivisibilité, sur l’universel, sur les valeurs républicaines et sur la nécessité de lutter contre toutes les formes de séparatisme) est très installé dans la culture politique française depuis le début des années 1990[3].

Quijano, Dussel, Mignolo : les racines latino-américaines du terme décolonial

Le terme décolonial – tout comme colonialité et décolonialité qui l’accompagnent de près – est plus ancien. Il s’inscrit dans l’univers conceptuel d’un collectif d’auteurs et d’autrices latino-américain.e.s qui commencent à se réunir à partir de la première moitié des années 1990 avant de se donner le nom de Groupe Modernité/Colonialité[4]. Leur pensée s’articule notamment autour de deux figures : celles du sociologue péruvien Aníbal Quijano et du philosophe argentino-mexicain Enrique Dussel. Le premier a forgé en 1992 la notion de « colonialité du pouvoir » pour désigner la face cachée de la modernité qui se met en place à partir du xvie siècle[5]. Les conséquences de la colonisation de l’Amérique latine par les Européens se manifestent par la création et la persistance, malgré la décolonisation, d’une matrice hiérarchique raciale, sexuelle, économique et épistémique, par laquelle se manifeste continûment la distinction entre les Occidentaux et les non-Occidentaux. Dussel, quant à lui, insiste sur le fait que la modernité ne naît pas pendant les Lumières européennes, mais après 1492 qui n’est selon lui pas le moment de la « rencontre » entre les peuples, mais celui de « l’occultation de l’autre »[6]. Tout en critiquant le poids constant des structures de la colonisation, il en appelle à la venue d’un moment nouveau, la transmodernité, où l’universalisme comme discours occidental cèderait le pas à un pluriversalisme ouvert au dialogue interculturel[7].

Loin de revendiquer les perspectives d’un universalisme à l’occidentale unique ou bien d’une hybridation générale des différents savoirs locaux, l’approche décoloniale invite à inclure les différences au sein d’une autre vision de l’universel. Selon les termes du sémioticien argentin Walter Mignolo, « la notion de détachement oriente le tournant épistémique décolonial vers une universalité-autre, c’est-à-dire vers la pluriversalité comme projet uni-versel[8]. » Si la phrase est complexe, son sens est assez simple : vouloir se détacher d’une conception occidentale de l’universel implique de rechercher une autre forme d’universel qui permette d’embrasser la pluralité des conceptions du monde, des traditions et des savoirs. Cette pensée complexe, exerce aujourd’hui une profonde influence à l’échelle mondiale, que ce soit en référence directe à ses principaux·ales auteur·ices (Quijano, Dussel, Mignolo, Catherine Walsh, Artuto Escobar, etc.) ou bien d’une façon plus métaphorique à propos de la nécessité de « décoloniser » (entre le plus souvent « désoccidentaliser ») les manières de penser les réalités du monde, qu’il s’agisse des relations humains-nature, des modes d’identification, des façons d’écrire les histoires ou bien encore de transmettre des idées dans les pays aujourd’hui souvent rassemblés sous le terme de « Sud global »[9].

En France, la disqualification du concept n’empêche-t-elle pas l’ouverture au monde et la « désessentalisation » ?

Dans le cas de la France, la majeure partie de la réception intellectuelle et politique des pensées postcoloniale, intersectionnelle, woke ou décoloniale depuis le milieu des années 2000 présente la particularité, qui ne fait qu’augmenter au fur et à mesure des décennies, de presque entièrement dissocier la portée conceptuelle de ces termes et leur interprétation au sein des espaces intellectuel et politique français. À de rares exceptions, les pourfendeurs de ces conceptions scientifiques ignorent presque tout des écrits qui y font référence, se contentant de les disqualifier sous la forme d’une idéologie – comme en témoigne l’ajout du suffixe -isme de wokisme et décolonialisme – hyper-politisée et donc scientifiquement disqualifiée. Les défenseurs en sont de dangereux militants susceptibles de « détruire » à la fois l’université et la République en répandant la division et une vision séparatiste de l’histoire nationale.

Porté par certains groupes militants comme par exemple le Manifeste des indigènes de la République (devenu depuis le Parti des Indigènes de la République) en 2005 mais aussi depuis le milieu des années 2010 par différents mouvements sociaux se réclamant de la lutte contre les discriminations, l’usage du mot décolonial porte en lui certes un potentiel politique non négligeable pour penser la persistance de certaines discriminations (de race, d’ethnie, de religion), mais également une capacité à repenser la place et le contenu des sciences humaines et sociales.

Cette dernière affirmation peut surprendre. En quoi la pratique des sciences humaines et sociales est-elle touchée, à la fois par l’utilisation d’un terme comme décolonial et par sa disqualification comme dangereusement porté à la déconstruction ? En fait, très directement. D’une part, depuis les années 2000, les travaux constructivistes en sciences sociales se retrouvent souvent accusés de ne pas « croire » à l’identité nationale, à son essence, et de faire ainsi le lit du pluralisme et de la diversité ! Par ailleurs, dans la lignée de certaines revendications comme celles qui ont été portées en Afrique par le mouvement Rhodes Must Fall en 2015 pour faire disparaître du campus de l’Université du Cap la statue de Cecil Rhodes et appeler à la « décolonisation » des cursus universitaires, l’idée d’une transformation des canons scientifiques et des récits hégémoniques a fait son chemin. Elle est mise en avant non seulement dans plusieurs pays anciennement colonisés mais également dans certains pays occidentaux comme l’Allemagne, les Pays-Bas, et particulièrement la Grande-Bretagne où des établissements d’enseignement supérieur comme la School of Oriental and African Studies (SOAS), la London School of Economics and Political Science (LES), mais aussi certains département des universités d’Oxford et de Cambridge ont officialisé la création de programmes de décolonisation des cursus.

En France, la simple mention de cette expression fait hurler au loup. Et pourtant… Comment peut-on seulement aujourd’hui envisager la notion d’universalisme dans le domaine des sciences humaines et sociales sans l’associer à la prise en compte d’histoires, de traditions, de concepts, d’auteurs et d’ouvrages qui dépassent le strict cadre français, voire occidental ? L’enjeu scientifique est tout autant dans la déconstruction des essentialismes qui nous empêchent de saisir la réalité plus correctement que dans les promesses d’une ouverture au monde.

 

Pour aller plus loin: 

[1] Nathalie Heinich, Le wokisme serait-il un totalitarisme ?, Paris, Albin Michel, 2023.

[2] Voir Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador et Pierre-Henri Tavoillot, dir., Après la déconstruction. L’université au défi des idéologies, Paris, Odile Jacob, 2023 ; Pierre-André Taguieff, Pourquoi déconstruire ? Origines philosophiques et avatars politiques de la French Theory, Saint Martin de Londres, Editions H & O, 2022.

[3] Voir Stéphane Dufoix, Décolonial, Paris, Anamosa, 2023.

[4] Sur ce mouvement d’idées, voir Philippe Colin et Lissel Quiroz, Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d’Amérique Latine, Paris, La Découverte, 2023.

[5] Aníbal Quijano, « Colonialidad y Modernidad/Racionalidad », Perú Indígena, Vol. 13, n° 29, 1992, p. 11-20.

[6] Enrique Dussel, 1492. L’occultation de l’autre, Paris, Les Éditions ouvrières, 1992 (1ère édition espagnole 1992).

[7] Enrique Dussel, « Transmodernité et interculturalité (une interprétation à partir de la philosophie de la libération) », in Claude Bouguignon, Ramón Grosfoguel et Philippe. Colin, dir., Penser l´envers obscur de la modernité. Une anthologie de la pensée décoloniale latino-américaine, Limoges, Pulim, 2014, p. 177-212.

[8] Walter Mignolo, La désobéissance épistémique. Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité, Bruxelles, Peter Lang, 2015 (1ère édition argentine 2011), p. 39.

[9] Sur les évolutions du sens de cette notion, voir Fran Collyer et Stéphane Dufoix, « Repenser la boussole épistémique » (avec Fran Collyer), Revue d’histoire des sciences humaines, n°41, 2022, p. 7-30.

Pour citer cet article

Stephane Dufoix, «Misères du décolonialisme, promesses du décolonial», Silomag, n°17, septembre 2023. URL: https://silogora.org/miseres-du-decolonialisme-promesses-du-decolonial/

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