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Nous avons besoin de journalistes conscients de leur responsabilité

Nous avons besoin de journalistes conscients de leur responsabilitéTemps de lecture : 12 minutes

L’émancipation des travailleurs passera par les travailleurs eux-mêmes. L’assertion bien connue s’applique aussi au monde journalistique. Cela suppose de penser à nouveau frais la question de la déontologie journalistique, ce que nous propose Pierre Dharréville dans cet article, en partant d’une analyse du type particulier de responsabilité qui est la leur : une éthique collective à l’égard des faits et du public. Des propositions concrètes sont formulées, à la fois à travers des politiques publiques, mais aussi par une réflexion sur les conditions d’exercice du métier de journaliste.

Les questionnements autour de l’éthique et de la responsabilité dans les médias ont grandi au cours du vingtième siècle, une fois l’activité journalistique véritablement constituée en profession, mais dans un mouvement toujours inachevé. C’est le plus souvent à l’occasion d’événements majeurs de l’histoire, mettant le journalisme à l’épreuve, que ces questionnements ont surgi et ressurgi, débouchant sur des prises de conscience collectives et sur la formalisation progressive de communs concernant les pratiques professionnelles. Le premier temps fort de cette prise de conscience fut celui de la Première guerre mondiale, alors que la presse avait participé à la propagande de guerre et avait même été le fer de lance du bourrage de crâne, tandis que l’État avait mis en place une censure qui devait conduire à réinterroger également les politiques publiques en la matière.

Les journalistes ont souvent été eux-mêmes et elles-mêmes à l’origine des interrogations sur leurs pratiques et des évolutions de leur profession, mais alors que la première charte de déontologie en France, en 1918, affirmait que les journalistes n’avaient à justifier de leurs pratiques que devant leurs pairs, ils ont finalement dû accepter que ces questions ne demeurent pas enfermées dans une logique corporatiste et admettre qu’elles intéressent la société toute entière. On peut souligner en la matière le moment singulier de 1995, lorsque s’invitèrent dans le débat, le mouvement social lui-même et des intellectuels au premier rang desquels le sociologue Pierre Bourdieu. Il faut cependant souligner que les lecteurs étaient depuis bien longtemps déjà pris à témoin dans leurs journaux des pratiques journalistiques critiquables de concurrents, ce qui correspondait à une manière de constituer son identité et son lectorat: défendre par comparaison le caractère vertueux de sa propre pratique journalistique était une façon de fidéliser ses lectrices et lecteurs.

Il est donc établi que les journalistes ont un rôle particulier dans la société et — ce n’est pas remettre en cause la liberté de la presse que de le dire — une responsabilité particulière dans la société, qui leur impose des devoirs. Cela n’est pas sans soulever d’interrogations quant à la nature de cette responsabilité et de ces devoirs, quant aux moyens d’en juger, quant aux garanties à constituer. Ces interrogations sont théoriques, mais elles sont aussi pratiques et doivent, pour présenter un véritable intérêt, s’appliquer à l’époque et à ses sujets les plus nodaux, au moment où nous sommes de la reconfiguration permanente de l’écosystème médiatique, qui n’est pas sans lien avec les rapports de force politiques. Car le journaliste, à sa place particulière est bien un acteur du champ politique et les institutions médiatiques sont bien des institutions inscrites dans l’ordre du politique.

Une responsabilité composite

Il est souvent admis que la responsabilité du journaliste s’exerce à l’égard de son public. La formule peut être discutée en ce sens qu’il ne peut s’agir pour le journaliste d’indexer sa production sur ce que son public désire. Cette formule apparaît donc comme insuffisante. Cette remarque liminaire n’a rien d’anodin à l’heure où l’on affiche dans les salles de rédaction les résultats de chaque article produit en nombre de clics: la loi de l’audimat gagne désormais la presse écrite, marquée par un phénomène supplémentaire, celui de l’intermédiation des algorithmes. Naturellement, s’il veut continuer à exister, un média doit convaincre un «public», sans lequel il n’a plus de raison d’être, mais il doit s’interroger sur les moyens qu’il déploie pour ce faire et sur les effets de ces moyens sur sa proposition éditoriale. Par exemple, une chaîne d’information qui parlerait tous les jours pendant des heures d’immigration, d’islam et de délinquance, pour attirer un public en attente d’être conforté dans des convictions au demeurant infondées, produit un certain type de contenu et de vision du monde.

Il est donc indispensable de commencer par la responsabilité des journalistes à l’égard des faits eux-mêmes. Et en la matière, il est encore insuffisant de s’en tenir à l’exigence de ne pas les travestir et de ne pas les inventer. Il s’agit d’adopter à l’égard du réel une attitude que l’on pourrait avec un léger esprit de provocation qualifier de matérialiste, c’est à dire une attitude de sincérité qui commence par refuser de se tromper soi-même et qui se poursuit par la recherche de la meilleure appréhension possible du réel tel qu’il est, dans sa complexité, dans ses contradictions, dans sa trajectoire — et d’aucuns pousseraient la provocation jusqu’à parler de dialectique. Ainsi, on ne peut pas comprendre et analyser l’agression criminelle du Hamas le 7 octobre 2023 en Israël sans la restituer dans une histoire et dans un contexte. On ne saurait ni s’abstenir de regarder ces faits en tant que tels, ni se contenter de les regarder en soi.

Cela appelle une troisième remarque, celle de la responsabilité à l’égard de ce que l’on a produit et que l’on assume, qui ne peut faire l’économie de se reconnaître une subjectivité, un point de vue. Non pas un point de vue qui viendrait consciemment biaiser avec le réel, mais un point de vue exigeant qui ne fait pas semblant de ne pas exister. Ce sur quoi le journaliste porte son regard dans les événements, la manière dont s’exerce ce regard est à chaque fois singulière et connectée avec les partis pris de son organe de presse. Le cacher pour se présenter comme un parangon d’objectivité absolue qui ne fait que dire la vérité, mais aussi penser la vérité, relève d’une supercherie qui n’est pas sans effets. Le regard du journaliste se compose à la fois d’objectivité et de subjectivité: il s’agit d’avoir un point de vue honnête sur les faits et de le présenter à des citoyennes et citoyens doués d’intelligence propre.

Ainsi peut se construire une responsabilité collective, qui est la résultante de ces responsabilités premières, les pratiques des uns pouvant entacher ou crédibiliser l’ensemble d’un corps professionnel qui, par certains aspects, est divers : le débat est permanent sur les paradigmes du journalisme, qui est par nature pris dans les mouvements de chaque époque.

Les conditions d’exercice de la responsabilité journalistique

On pourrait là encore user du contre-pied et poser la question des responsabilités des journalistes et plus généralement des médias dans l’état des choses, manière un peu urticante de se demander de quel journalisme et de quels médias nos sociétés ont besoin dans des démocraties qui doivent s’attacher à garantir la liberté de la presse. Cette interrogation traverse au quotidien les professionnels dans l’accomplissement de leur geste. Car même pris dans le flot continu de l’actualité, il faut dire que les rédactions s’examinent et se critiquent même si les formes — et les effets — n’en sont pas toujours satisfaisantes.

Les journalistes, puisqu’ils exercent une responsabilité, ont donc leur part dans l’état des choses. Précaution nécessaire: il ne faudrait pas exagérer cette part au risque de dédouaner les responsables au premier chef, celles et ceux qui exercent un pouvoir institutionnel d’une part, mais aussi les citoyennes et citoyens eux-mêmes et leurs organisations collectives. Mais la fonction journalistique produit des effets au-delà de la relation des faits et de l’information : elle façonne le débat public et les représentations. Les journalistes — la terminologie globalisante est problématique — ont une responsabilité si la perception du réel est faussée, si une part de la population pense qu’il y a une «submersion migratoire» ou que les crimes et délits sont forcément commis par des immigrés, si une part se laisse convaincre, dans un autre registre, que tel nouvel ambitieux est un candidat crédible et porteur de renouveau à la Présidence de la République… Autant d’opinions fausses ou discutables présentées comme des faits. Produire un récit de l’actualité est un geste de nature politique qui est lui-même soumis à des rapports de force.

Les médias ne sont pas des reflets passifs, ils sont des acteurs du champ politique. On n’est pas propriétaire d’un média par hasard: on défend des valeurs, des points de vue, et parfois des intérêts. Défendre des intérêts et défendre des idées, cela n’est pas tout à fait du même registre. La presse est née sous l’impulsion de volontés politiques, celles d’acteurs cherchant à raconter le monde et le mouvement qu’ils souhaitaient lui imprimer. Et lorsque des grands possédants se disputent la propriété d’organes de presse, c’est bel et bien avec une ambition d’influence et même de domination. C’est même par le biais de la presse que se marient bien souvent des intérêts économiques et les visions politiques, comme en témoignent les offensives de Vincent Bolloré ou de Pierre-Édouard Stérin à l’extrême droite. La propriété des médias est donc l’enjeu d’une lutte qui pose la question de l’indépendance des médias à l’égard des puissances d’argent, pour reprendre la formule de Jaurès, et qui n’est pas sans effets sur les conditions d’exercice du journalisme. Elle pèse sur les lignes éditoriales, sur les directions, sur les rédactions, sur leurs compositions, sur les formats et sur l’ensemble de l’écosystème… C’est dans ces conditions que les journalistes cherchent, dans leurs médias, à exercer pleinement leur responsabilité.

Dans cet écosystème, il y a donc besoin de politiques publiques. Des politiques publiques qui garantissent d’abord la liberté de la presse, mais aussi son pluralisme, donnée essentielle à la démocratie. Des politiques publiques qui participent à assurer une information fiable et la plus complète possible, à travers des services publics de l’information adaptés et décentralisés, exprimant un point de vue depuis l’intérêt général, depuis la République, depuis la diversité sociale. Des politiques publiques qui soutiennent les médias indépendants des puissances d’argent, à l’heure où la production de l’information exige des moyens importants. Des politiques publiques qui garantissent le bon usage des communs, comme les fréquences, et qui créent les communs nécessaires à assurer la diffusion d’une information pluraliste et fiable, comme les réseaux de distribution.

La responsabilité journalistique au défi du contemporain

Ce que nous savons du monde contribue à déterminer notre agir politique. À l’heure des vérités alternatives, des fake news, de la désinformation et des théories du complot, les journalistes ont une responsabilité plus éminente et plus cruciale encore. L’apparition des fact-checkers est d’ailleurs l’un des signes d’une conscience de la profession, qui entend défendre une relation saine de l’information et, au-delà, affirmer son savoir-faire et sa raison d’être, à commencer par la vérification de l’information et la fiabilité des sources. Mais il s’agit d’abord pour les journalistes de demeurer les premiers relais de l’information, les producteurs légitimes et crédibles, à même de contredire les lobbys, les politiques, mais aussi les influenceurs… La concurrence des réseaux sociaux qui deviennent une source d’information massive, l’information y étant produite ou importée et remise en forme par les sociétaires et relayées par des communautés, vient directement mettre en cause le geste journalistique lui-même: dans ce contexte, la responsabilité n’est plus seulement une exigence déontologique mais une nécessité concurrentielle. C’est la version naïve.

Car comment ne pas voir que cette concurrence vient aussi fabriquer de nouvelles normes, de nouveaux formats, de nouvelles tonalités. Il faut enfin penser l’interface : la vie des réseaux sociaux eux-mêmes — ce qui fait information sur les réseaux sociaux — appelle un traitement médiatique, au risque de leur reconnaître parfois la primeur de l’information. Reste à savoir dans quelle mesure, et à quelle place, car il semble quand même que tout ce qui fait recette sur les réseaux ne mérite pas d’être porté au rang d’information. Il semble également qu’étant des lieux très propices à la polémique et au clash, il soit d’autant plus discutable d’en faire la matrice du débat public. Toutefois, nul ne saurait ignorer qu’ils sont un des compartiments du débat public et que cela oblige les médias à y être présents en tant que tels.

Le mot de production a été employé plus tôt, et il mérite qu’on y revienne. Car l’information se produit: elle se trouve, elle se vérifie, elle se contextualise, elle se met en forme, elle se hiérarchise, elle s’analyse… L’information suppose un travail et des métiers. Mais le risque que contient en soi l’idée de produire, c’est de voir la forme prendre le pas sur le fond, de voir l’information surjouée ou arrangée à défaut d’être fabriqué, c’est de voir en définitive le produit s’éloigner des faits et de leur place dans le réel, c’est de voir le produit sous l’angle de l’objet de clics et de marchandise. La troisième remarque qu’appelle ce mot touche à l’usage de l’intelligence artificielle, qui va augmenter de manière singulière les capacités de production de «contenus» de type journalistique et va mécaniquement entraîner un risque majeur de surproduction médiatique et pour tout dire de dynamiques productivistes. C’est l’occasion de pointer à nouveau le fait que la responsabilité dont nous parlons a une dimension individuelle mais aussi une dimension collective. Il convient d’exercer une extrême vigilance pour ne pas se faire dicter les sujets et la langue par les algorithmes. Ces questions ne se règleront pas essentiellement par la loi, mais par la régulation sociale dans les rédactions, ainsi que dans les attentes citoyennes, qui ne pourront se passer d’un effort nouveau en matière d’éducation aux médias et à l’information.

Enfin, la responsabilité des journalistes est engagée dans la vitalité de la démocratie, dans le niveau global de connaissance et de conscience du réel, dans la qualité du débat public. Que ce dernier soit à ce point plein de vide, qu’il soit à ce point déconnecté du réel, qu’il soit à ce point dépourvu de nuance et de dialectique, qu’il soit à ce point clivé, cela doit aussi interroger sur ce que peut et ce que doit le journalisme. Face à ces réalités, nous avons aussi besoin d’autres acteurs et particulièrement des acteurs culturels pour faire réfléchir et faire ressentir, ou pour permettre de toucher du doigt, par la narration, ce qu’il peut y avoir de complexe dans le réel.

Dire que l’on ne saurait faire porter sur les journalistes et sur le traitement médiatique tout le poids des errements contemporains, c’est aussi dire quelle erreur ce serait, pour le journalisme, dans le mépris d’autres acteurs, de prétendre à soi seul réparer, de prétendre à soi seul assumer la responsabilité la plus éminente et de s’instituer en sauveur suprême. C’est avec une conscience aiguë de ce que l’on peut et de ce que l’on doit, c’est avec des intentions puissantes, mais c’est avec une humilité salvatrice que ces responsabilités pourront s’assumer sainement.

 

Pour conclure, les succès d’audience des chaînes d’information continue auraient pu être une bonne nouvelle pour la démocratie. Mais quand cela tourne à la diatribe permanente sur des sujets en permanence passés au miroir grossissant, alors on peut s’interroger. On le doit. Car en même temps que s’exprime une soif d’information, s’exprime une forte défiance à l’égard des médias. La manière dont certains, particulièrement dans les médias mainstream ont exercé leur métier, leur responsabilité, et pour tout dire leur pouvoir, n’y est pas étrangère. On pourrait citer le moment charnière du référendum de 2005 sur la Constitution européenne, on pourrait citer encore le traitement des mouvements sociaux ou des élections. On pourrait aussi braquer le projecteur sur la manière dont des idées d’extrême droite ont peu à peu infusé, mis la société sous pression, pénétré les discours dominants et sont devenues des présupposés médiatiques.

Les solutions viendront difficilement d’une autorité supérieure qui se chargerait de dire la bonne morale. Pour faire face aux défis contemporains, pour que le journalisme honore sa promesse et assume pleinement sa responsabilité, il est crucial de rechercher en permanence la meilleure connexion au réel et d’élaborer en permanence le sens du geste que l’on accomplit. De manière individuelle et collective. Dans ce monde de plus en plus difficile à appréhender, les citoyennes et citoyens doivent quant à eux pouvoir faire valoir avec les professionnels une exigence forte à l’égard de l’information: qu’elle s’efforce toujours avec sincérité de relater le réel pris dans son mouvement et qu’elle leur soit adressée en tant qu’êtres pensants et agissants.

Pour citer cet article

Dharréville Pierre, “Nous avons besoin de journalistes conscients de leur responsabilité”, Silomag, n°20, novembre 2025. URL : https://silogora.org/nous-avons-besoin-de-journalistes/

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