Si l’approche intersectionnelle a eu de nombreuses appropriations militantes, la focale de ces dernières sur les catégories dominées plutôt que sur les rapports sociaux qui sous-tendent la production des identités de groupe, tend à essentialiser des catégories auxquelles l’appartenance pour les sujets va de soi. Les impasses politiques de la dérive identitaire qu’un tel usage induit provient de l’abandon d’une démarche critique s’interrogeant sur les causes et conditions d’existence de ces catégories et les mécanismes de leur hiérarchisation – c’est-à-dire, les tensions qui traversent le champ social et érigent des groupes aux intérêts antagoniques autour de la production et reproduction de la vie matérielle. À partir d’une approche matérialiste, Danièle Kergoat pense les rapports sociaux de sexe, de classe et d’assignation raciale comme consubstantiels, dans leur entrecroisement dynamique dont le nœud se situe autour des modalités de division du travail, pour comprendre la façon dont les dominations sont produites, reproduites, vécues et contestées.
Tout le monde en sera d’accord : que l’on se place du point de vue de la connaissance ou du point de vue de l’action, on a tout à gagner à prendre en compte la complexité des faits et des pratiques sociales, tout particulièrement si l’on veut tenter de comprendre la production, l’imbrication et la reproduction des systèmes de domination. Car si l’on resitue la nécessité de penser l’imbrication dans la dynamique d’une théorie critique, en d’autres termes, si l’on veut essayer de sortir le sujet politique de l’aporie où l’ont enfermé les « grands récits » (comme diraient les post-modernes), il faut bien tenir compte de la diversité. C’est à mon sens un réquisit absolu pour avancer dans la pensée de l’émancipation.
Mais comment travailler concrètement cette imbrication des rapports de domination ? Je plaiderai pour une analyse matérialiste de ces derniers. Et j’avancerai que l’entrée par le travail est particulièrement heuristique. À condition toutefois, bien évidemment, que le concept de travail ne soit plus rapporté au seul ordre salarial et professionnel, qu’il soit redéfini comme le féminisme matérialiste l’a fait, c’est-à-dire en prenant en compte le travail domestique.
Des rapports sociaux imbriqués qui se co-construisent et se recomposent
Les rapports sociaux de sexe, les rapports de classe et ceux de race sont irréductibles les uns aux autres mais sont aussi comparables entre eux. Chacun d’eux constitue tout à la fois un rapport de domination symbolique, d’oppression physique et d’exploitation matérielle ; et chacun, sur ses propres bases matérielles et idéelles, contribue à configurer les autres. Les relations qui les unissent les uns aux autres sont des relations de co-construction : ils se modulent, se réorganisent et se recomposent mutuellement et réciproquement. Prendre en compte ces recompositions s’impose notamment pour l’analyse des conflits du travail, ceux-ci ne pouvant plus être rabattus sur un mode de production principal, qu’il s’agisse du capital, du rapport colonial ou du patriarcat.
Il faut donc penser les trois rapports tout à la fois ensemble et séparément. Et cela pas seulement sur un mode idéologique et abstrait mais à partir d’éléments concrets. Il s’agit de comprendre où et comment ils naissent et se développent. Cette démarche est, il me semble, indispensable, particulièrement en sociologie, si l’on veut comprendre les prérequis de l’émancipation. Et je veux souligner qu’on est ici bien loin d’une attitude d’injonction et de disqualification des autres points de vue. Tout au contraire, c’est une tentative pour dépasser les désaccords en prenant en compte la diversité des luttes et des situations.
Il s’agit donc de comprendre, pour chaque formation sociale, quels sont les canaux et les relais de cette domination qui est toujours située dans le temps et dans l’espace et, indissociablement, sur quoi les dominé∙e∙s font levier pour faire bouger les choses. En ce qui me concerne, c’est le type de modalité de la division du travail qui me semble un enjeu essentiel (mais pas unique bien sûr). C’est que, politiquement, le travail est central car c’est par lui que s’organise l’exercice du pouvoir dans nos sociétés. Il est donc un puissant outil de domination. Néanmoins, c’est aussi par le biais du travail que l’on peut poser le problème des luttes, des solidarités, de l’émancipation.
Pour une analyse matérialiste du travail et des luttes
C’est ainsi que l’on peut partir d’une analyse matérialiste du travail et des luttes. En ce qui concerne les rapports sociaux de sexe (mais la même démarche est requise pour les rapports de classe et de race), il s’agit d’abord de définir les modalités de la division sexuelle du travail et sa dynamique.
C’est dès les années 70, à partir de l’analyse de la division du travail – plus précisément à partir de l’analyse de la qualification différentielle des ouvriers et des ouvrières –, et à partir de l’analyse des revendications et des luttes ouvrières, que j’ai tenté d’articuler rapports sociaux de sexe et rapports sociaux de classe, patriarcat et capitalisme.
Mais cette façon de penser les choses (l’additivité des dominations) m’est apparue très vite insuffisante. À double titre : car les pratiques sociales observées sont à l’évidence infiniment plus complexes, et car cette notion d’articulation n’étant pas inclusive, si elle permet certes de penser le poids cumulé des multiples dominations, ne permet pas de comprendre la genèse des révoltes, des insoumissions des dominé∙e∙s. La seule addition, par exemple, de : femmes + noires + pauvres n’est qu’un constat ; elle ne donne aucune clé de compréhension de la genèse de ces luttes.
C’est pour cela que, m’appuyant sur une analyse des pratiques des femmes et de la classe ouvrière, j’ai été amenée à proposer, dès la fin des années 1970, l’idée de coextensivité, terme qui désigne « le fait que les rapports sociaux se reproduisent et se coproduisent mutuellement », puis celui de consubstantialité pour désigner « le nœud que forment les rapports sociaux, leur entrecroisement dynamique. » Ces concepts permettent d’exprimer ce qui pour moi est central : arriver à penser le même et le différent dans un seul mouvement, en l’occurrence les rapports sociaux de sexe, de classe et de race.
Ils mettent également en évidence le verrouillage qu’opère l’action simultanée des rapports sociaux de classe et de sexe ; et en même temps de comprendre comment, malgré cela, par quels ressorts les individus arrivent à mener des luttes.
Mais tout concept naît dans un contexte social bien défini, les théorisations ne flottant pas dans le ciel immaculé des idées. Il faut donc rappeler le contexte socio-politique dans lequel ont été forgés ces concepts : les années 1970 se caractérisaient par la présence d’un parti communiste fort, un mouvement ouvrier puissant et par le fait d’être au confluent de trois grands mouvements sociaux : la forte conflictualité ouvrière (en particulier des femmes et des jeunes), le mouvement de libération des femmes et les mouvements anti-impérialistes et anti-colonialistes (les accords d’Evian – fin de la guerre d’Algérie – datent de 1962, la Tricontinentale de 1966, la guerre du Vietnam s’est terminée en 1975).
Pour autant, doit-on en inférer que ces concepts sont obsolètes ? Il me semble que non. Certes le contexte est bien différent. En ce qui concerne le mouvement féministe, les études et les luttes sont beaucoup moins centrées sur le travail qu’elles ne l’étaient dans les années antérieures et beaucoup plus sur le corps et les violences : les revendications sur le corps dans ce qu’il a de plus intime (sexualité, précarité menstruelle, violences gynécologiques, endométriose, etc.), mais aussi la place des femmes dans l’espace urbain ou dans les arts, le soutien au mouvement LGBT. Sa vivacité, tant nationale qu’internationale, ne fait aucun doute. C’est la vague de fond me too par exemple. Il n’est que de voir l’attitude à son égard des régimes autoritaires. De voir aussi l’intensité des débats, et parfois de la répression, qu’a suscité la sortie du film Barbie pourtant peu susceptible d’impulser une dynamique révolutionnaire.
Mettre au centre le travail et les luttes sociales et en faire une analyse matérialiste apparaît pour certain∙e∙s une position par trop datée. Tout comme parler en termes de classes sociales ou de lutte des classes. Qu’en tout cas, ces problèmes ne seraient plus centraux quand il s’agit, en particulier, d’étudier les rapports sociaux de sexe. D’autres problèmes, d’autres modes d’analyse devraient être privilégiés.
Telle n’est pas ma position. Si évidemment l’entrée par le travail ne doit pas être l’alpha et l’omega de la réflexion, il n’en reste pas moins que raisonner en termes de division du travail social (entre sexes, entre classes, entre « races ») reste un puissant levier pour comprendre les rapports de domination et mettre à jour des pratiques émancipatrices.
De cette position, l’actualité témoigne du bien fondé. Pensons au mouvement des gilets jaunes et à ce cri de Jean-Éric Schoettl, conseiller d’État qui qualifia en janvier 2019 le mouvement des gilets jaunes de « rechute dans une forme primitive de la lutte des classes. ». Et ce mouvement peut faire aussi l’objet d’une analyse en termes de rapports sociaux de sexe. Les femmes gilets jaunes étaient toutes également revendicatives, mais si toutes contestaient le poids du système politique tant face à leur vie professionnelle (ou leur absence de vie professionnelle) qu’à leur vie privée, cela prenait des formes différentes qui évoquent les clivages entre femmes dans la deuxième vague du féminisme des années 1970 : les unes parlaient de leurs enfants, arboraient le drapeau tricolore, évoquaient leur « nature féminine » pour expliquer leur engagement[1], parlaient en termes d’injustice et d’inégalités ; les autres se disaient féministes. Elles dénonçaient les mêmes problèmes, mais étaient beaucoup plus âprement revendicatives (cf. le slogan « Femmes précaires, femmes en guerre »). Elles contestaient l’ensemble du système, et non les perversions de tel ou tel de ses aspects, elles se battaient frontalement, en étant parfois tentées par la violence, contre les rapports de classe et les rapports sociaux de sexe et tout particulièrement contre les violences faites aux femmes, violences auxquelles elles accordaient une nature systémique, non réductible à des violences individuelles.
Pensons enfin au puissant mouvement autour des retraites et à ce qu’il a révélé des rapports au travail et de leur centralité, des inégalités hommes / femmes en ce qui concerne le montant des pensions.
La consubstantialité est donc un outil pour comprendre, à partir d’une analyse matérialiste comment les rapports de pouvoir fonctionnent. Et cela sans se contenter d’analyser l’expérience des dominé∙e∙s. Il s’agit bien de prendre en compte les rapports dominants / dominés. Et de débusquer les tendances émancipatrices dans les mouvements sociaux, de comprendre leur genèse et leurs mécanismes. Bref, c’est pouvoir penser l’utopie dans le même temps que l’on analyse le désordre du monde.
Pour aller plus loin :
Danièle Kergoat, « Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe », in Dictionnaire critique du féminisme, PUF, 2004.
Danièle Kergoat et Elsa Galerand, « Consubstantialité vs intersectionnalité ? A propos de l’imbrication des rapports sociaux », Nouvelles pratiques sociales, 2014.
Aurore Koechlin, La révolution féministe, Editions Amsterdam, 2019.
Florian Gulli, L’antiracisme trahi. Défense de l’universel, PUF, 2022.