En recentrant les relations professionnelles sur le niveau des entreprises, les réformes successives visant à « rénover la démocratie sociale » renforcent les inégalités entre travailleur.ses et fragilisent la citoyenneté sociale. Karel Yon nous explique en quoi le « dialogue social », loin d’accroître le pouvoir des salariés sur leur travail, devient un outil de gestion au service de la stratégie de l’entreprise et accompagne la restauration de l’autorité patronale. Il fait des propositions pour donner un sens réellement progressiste à la « démocratie sociale » et une effectivité au droit à l’action syndicale.
Depuis une quinzaine d’années, beaucoup d’efforts ont été consacrés par l’État, en lien avec les organisations syndicales de salariés et d’employeurs, à réformer le système français de relations professionnelles. Au rythme moyen d’une nouvelle loi chaque année, ce sont les procédures de la négociation collective, les règles de la représentativité syndicale et patronale, le fonctionnement du paritarisme et du marché du travail, la forme et les moyens des instances représentatives du personnel (IRP) qui ont été modifiés. L’ambition proclamée par les pouvoirs publics dans un des textes cardinaux de ce processus réformateur est de « rénover la démocratie sociale »[1]. En pratique, il a surtout été question de recentrer les relations professionnelles sur le niveau des entreprises. Or, avec 9 % de syndiqués dans le secteur marchand et associatif (moitié moins que dans la fonction publique), la présence syndicale y est non seulement fragile, mais aussi très inégalement distribuée. Comment parler sérieusement de « démocratie sociale » si l’on ne donne pas aux organisations syndicales les moyens, matériels et institutionnels, de représenter effectivement les intérêts des travailleur.ses ?
La promotion du « dialogue social » plutôt que du syndicalisme
En faisant du cadre de l’entreprise le lieu naturel des relations professionnelles, la réforme du « modèle social français » renforce les inégalités entre travailleur.ses et fragilise la citoyenneté sociale. Les études menées sur la syndicalisation montrent bien que celle-ci est doublement dépendante des statuts d’emploi et des configurations d’entreprise[2]. Les salariés les plus jeunes, les femmes, les plus précaires et les moins qualifiés ont moins de chances d’être syndiqués. La présence syndicale est fortement corrélée au secteur d’activité (plus forte dans l’industrie, les transports, les fonctions publiques, plus faible dans le bâtiment et les commerces et services), et elle augmente avec la taille des établissements. L’institution officielle d’un syndicalisme d’électeurs ne change rien à cette situation, car les constats sont identiques quand on élargit la focale au-delà de la syndicalisation. La présence d’IRP et la tenue d’élections professionnelles dépendent elles-mêmes de l’implantation de syndicats. Elles sont tout aussi tributaires de la taille des établissements et du secteur d’activité, tout comme la participation à ces élections répond favorablement à la stabilité et à l’intégration professionnelles[3].
Il y a donc un indéniable paradoxe à vouloir faire de l’entreprise le lieu principal de régulation, alors que la notion même d’entreprise est de plus en plus difficile à saisir, avec le développement de formes d’entreprises en réseau, la multiplication des rapports de sous-traitance ou le recours au système de franchise. De surcroît, le lien des travailleurs à une entreprise clairement identifiée ne va pas toujours de soi. De nombreux statuts d’emploi ou d’activité autorisent en effet des relations intermittentes à l’entreprise (CDD, intérim, temps partiel, contrats de mission…), quand ils n’estompent pas l’idée même d’employeur (relations de travail triangulaires ou multi-employeurs et substitution du contrat commercial au contrat de travail avec l’intérim, le portage salarial, l’auto-entreprenariat). Le cas de McDonald’s en France témoigne par exemple d’un usage stratégique de la forme franchise et du travail intermittent des étudiants qui prive les salariés de leurs droits sociaux et syndicaux[4].
Dans les faits, la « rénovation de la démocratie sociale » désigne davantage un gouvernement des relations de travail par le « dialogue social » qu’un accroissement du pouvoir des salariés sur leur travail. Elle implique une transformation du rôle des organisations syndicales, qui ne comptent que dans la mesure où elles contribuent au « dialogue social » avec l’employeur. Quand les syndicats entravent ce dialogue social, d’autres dispositifs tels les référendums d’entreprise permettent de prendre le relai. Cette priorité au dialogue social, plutôt qu’à la représentation autonome du travail, se traduit aussi par la mise en place de mécanismes permettant aux employeurs de négocier sans syndicats[5]. Malgré le développement d’une rhétorique valorisant les syndicats, rien n’est prévu pour leur permettre de se déployer auprès des salariés, de s’implanter parmi eux ou de leur rendre compte de leur action. Le dialogue social devient un outil de gestion au service de la stratégie commerciale ou industrielle de l’entreprise[6]. Ce qui importe, c’est moins le fait que les syndicats portent la parole des salariés dans les instances du dialogue social que l’inverse : qu’ils légitiment auprès des salariés les exigences du dialogue social.
Une professionnalisation accrue au service des stratégies patronales
C’est aussi ce qu’illustrent les dispositifs de « valorisation des parcours syndicaux » censés permettre aux syndicalistes de faire reconnaître les compétences, savoirs et savoir-faire acquis au cours de leurs mandats. Comme l’a bien montré une étude récente, ces contrefeux aux procès en discrimination syndicale privilégient les « grands élus », permanents ou quasi-permanents et leur proposent une sorte de pacte social qui les inscrit dans un horizon d’attentes et d’intérêts partagé avec leur direction[7]. La logique est la même avec les formations communes au dialogue social instituées par la loi El Khomri. Complétée par la fusion des IRP et la limitation dans le temps du nombre de mandats, cette nouvelle philosophie des mandats syndicaux poursuit le sentier d’une professionnalisation accrue des fonctions de représentant du personnel. Elle semble moins annoncer une extension de la participation des salariés que la formation d’un circuit permanent de recyclage de « professionnels du dialogue social » éloignés des salariés du rang et invités, à l’issue de leur mandat, à se reconvertir dans l’encadrement de l’entreprise ou sinon en dehors d’elle.
Avec les accords « offensifs » et « de compétitivité », regroupés en 2017 dans la catégorie des « accords de performance collective », les syndicats sont même dorénavant appelés à endosser une partie du pouvoir disciplinaire de l’employeur, puisque les accords portant sur l’emploi et le temps de travail auxquels ils donnent validité par leur signature s’imposent désormais mécaniquement sur le contrat de travail individuel, sous peine du licenciement des salariés récalcitrants.
L’esprit des réformes engagées depuis quinze ans est donc celui d’un « micro-corporatisme » d’entreprise[8]. S’il reconnaît les syndicats, c’est à la condition que ceux-ci concourent à légitimer les stratégies patronales. En confinant l’action syndicale au cadre de l’entreprise, il institue une représentation salariale qui délaisse tendanciellement les fractions les plus démunies du monde du travail, celles qui auraient précisément le plus besoin de syndicats. Comment faire, dans ces conditions, pour donner un sens réellement progressiste à la « démocratie sociale » ? À n’en pas douter, cela suppose un renversement assez radical de tendance dans les politiques économiques et sociales. Cela suppose d’aller à l’encontre du mouvement de morcellement des relations de travail et de restaurer le pouvoir des institutions transversales du salariat[9]. Mais il est possible, du point de vue du mouvement syndical et des forces politiques de transformation sociale, d’établir quelques principes susceptibles de fixer un cap et d’identifier quelques leviers plus directement manœuvrables.
Propositions pour une citoyenneté sociale effective
Il convient pour commencer d’admettre que la « démocratie sociale » n’est pas un idéal partagé, mais un enjeu de luttes, qu’elle est en tension entre deux visions antagoniques, celles du « dialogue social » et de la « citoyenneté sociale »[10]. Cette distinction permet de rappeler qu’un renforcement du pouvoir syndical n’est pas nécessairement synonyme de renforcement de la citoyenneté sociale, du pouvoir des salarié.es sur leur travail. En effet, la réforme des relations professionnelles contribue bien sous certains aspects à « renforcer les syndicats », au sens des syndicats « forts et responsables » que Nicolas Sarkozy appelait de ses vœux quand il était président de la République[11]. Qu’il s’agisse d’un renforcement de leur pouvoir normatif dans le « dialogue social » d’entreprise, de la sécurisation des ressources financières qui leur sont attribuées via la mise en place d’un fonds paritaire en 2015, de leur reconnaissance par les salariés et les employeurs à travers la représentativité électorale et la valorisation des acquis de l’expérience syndicale, un certain nombre de mesures ont été présentées, et accueillies par tout ou partie du mouvement syndical, comme des moyens de conforter la légitimité du syndicalisme. Mais, on l’a vu, cette reconnaissance accrue du syndicalisme accompagne la restauration de l’autorité patronale plus qu’elle ne la freine[12].
Au-delà du droit des salariés à être représentés collectivement face à leur employeur, il est temps de reconnaître la citoyenneté sociale de toutes et tous les travailleur.ses, y compris celles et ceux qui n’ont pas d’employeur stable, en renforçant le droit à l’action syndicale. L’enjeu d’une représentation syndicale inclusive[13] est plus que jamais d’actualité à une époque où s’étendent les « zones grises » de l’emploi précaire, le « salariat indépendant » et l’ubérisation. On sait en effet que l’invisibilité de certaines formes de travail entretient l’absence de droits : les cas du bénévolat et du travail domestique l’illustrent bien[14]. Comment faire en sorte que les syndicats puissent remplir leur fonction de représentation dans son intégralité ? Que les coûts de cette fonction soient équitablement répartis et que les droits se diffusent vers toutes les entreprises et tous les travailleurs ? La réponse pourrait être de mutualiser le droit syndical en instituant un droit syndical interprofessionnel et un mandat d’organisateur syndical. Ce mandat d’organisateur, assorti d’une liberté d’accès aux établissements et chantiers dépourvus de présence syndicale, permettrait aux syndicats d’étendre leur présence auprès des travailleur.ses qui en ont le plus besoin. Ce mandat syndical, payé comme du temps de travail grâce à une cotisation sociale spécifique, garantirait que toutes les entreprises contribuent effectivement et selon leur juste part à l’exercice de la démocratie sociale. Son financement mutualisé pourrait être organisé, faute de mieux, dans le cadre du fonds paritaire pour la démocratie sociale.
À l’heure où les initiatives de « valorisation des acquis de l’expérience syndicale » font la part belle aux compétences de praticien du dialogue social, l’institution d’un mandat d’organisateur syndical permettrait de souligner la diversité des compétences nécessaires au travail syndical. Elle reconnaîtrait l’importance des savoirs et savoir-faire militants de mobilisation et d’organisation collectives, qui souvent restent en France à l’état informel[15]. La création d’un espace intersyndical de réflexion et de formation sur la syndicalisation permettrait de mutualiser ces connaissances et pratiques d’organisation, d’encourager un regard critique sur ces méthodes et de faciliter leur diffusion[16].
Il faudrait en outre inverser la logique d’attribution de la représentativité syndicale en s’inspirant du modèle espagnol. Alors qu’en France la représentativité syndicale se mesure dorénavant à chaque niveau (établissement, entreprise, branche, interprofession), c’est le franchissement d’un seuil électoral à l’échelle nationale ou régionale qui en Espagne donne accès au statut d’organisation représentative. Une fois la représentativité acquise par une organisation, elle s’étend à tous les syndicats qui lui sont affiliés aux niveaux inférieurs[17]. S’il est logique que la négociation collective reste à chaque niveau subordonnée au poids électoral des syndicats qui y participent, l’attribution de la représentativité et des prérogatives qui l’accompagnent devrait se jouer à l’échelle des branches ou, mieux, des territoires et non des entreprises. Dès lors qu’une organisation syndicale franchit le seuil de 10 % des suffrages exprimés dans les élections professionnelles tenues à un instant T sur un territoire donné (un bassin d’emploi ou un département), elle devrait avoir le droit de recourir au mandat d’organisateur et de s’implanter dans l’ensemble des établissements situés sur ce même territoire.
L’effectivité du droit à l’action syndicale suppose enfin que la promotion de la citoyenneté sociale devienne un véritable axe dans les politiques du travail. Ce qui implique des moyens supplémentaires accordés à l’inspection du travail pour veiller au respect du droit syndical, à la mise en visibilité et à la lutte contre la répression syndicale, à la généralisation des instances de représentation du personnel et à l’organisation des élections.
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Publications récentes : Sociologie politique du syndicalisme, Paris, Armand Colin, 2018 (avec Baptiste Giraud et Sophie Béroud) ; « Les jeunes, le travail et l’engagement », numéro spécial de la Revue de l’IRES, 2019/03 (avec Sophie Béroud, Camille Dupuy et Marcus Kahmann) ; « De quoi la “démocratie sociale” est-elle le nom ? Luttes idéologiques dans les relations professionnelles », Socio-économie du travail, n°4, 2018/2.