Emploi, logement, santé, éducation, numérique ou encore transports, le confinement a rappelé l’ampleur des inégalités tout en les aggravant. Résolument favorable au changement par et pour l’émancipation humaine, Fabienne Pourre nous rappelle que chaque inégalité, chaque injustice en sont des violations ; que c’est en partant de ces injustices et inégalités vécues que l’on peut développer les mouvements de contestation et les propositions pour les éliminer. Le chantier d’interventions étant immense, elle nous invite à nous en saisir concrètement pour agir.
Avant le confinement, elles étaient connues et trop tues, depuis, elles ont sauté à la face de toute la société. Nul.le désormais ne peut faire semblant d’ignorer les inégalités. Nul.le ne peut les enjamber pour passer à autre chose. Elles imprègnent tout le corps social, elles ne sont pas inéluctables. Aussi, enflent les colères, les refus, les cris résumés souvent dans un slogan «de cette société-là, on n’en veut pas!». Ce monde est « inégalitaire pour tous ». Les affamés voire les morts de faim, les interdits de soins, les sans droits, les sans logements n’épargnent pas les « grandes puissances ».
Le poids des inégalités et injustices vécues pèse sur la crédibilité de changements possibles
Le confinement a rappelé l’ampleur des inégalités, les a aggravées. Singulièrement en matière d’emploi, de logement, de santé, d’éducation, de transports. Il a dévoilé les inégalités territoriales, montré les failles de notre système démocratique présidentiel. Il a conduit à la remise en cause du système économique, d’aucuns pour le réajuster et remodeler pour le rendre plus respectable, d’autres pour le transformer dans ses excès dont les inégalités sont la face saillante, d’autres enfin pour le changer dans ses bases mêmes, pour le dépasser.
Toutes les forces politiques travaillent à faire gagner leur conception du changement nécessaire. Il peut être autoritaire, plus inégalitaire encore, plus imperméable à l’autre. Les voix fascistes de repli et de rejet, elles aussi se font entendre. À l’opposé de telles conceptions, nous sommes nombreux à considérer que les changements indispensables sont indissociables d’un projet qui a comme moteur l’émancipation humaine.
Ce changement par et pour l’émancipation humaine exige de prendre en compte comme une violation de celle-ci, chaque inégalité, chaque injustice pour, à partir d’elle, développer le mouvement de contestation, de propositions pour les éliminer. C’est essentiel tant le poids de toutes les inégalités et injustices vécues, leurs violences, pèsent sur la crédibilité de changements possibles. Sont concerné.e.s celles et ceux qui les vivent, sont concerné.e.s celles et ceux qui craignent de les vivres, celles et ceux qui ne supportent pas de les voir vivre.
Il y a donc une responsabilité publique et nationale par la mise en place de politiques sociales d’urgence et permanentes pour gérer les inégalités et au-delà de les refuser toujours. Ne jamais l’oublier : il s’agit de soutenir les plus fragiles dans leur accession à l’émancipation, dans le respect des droits de la personne humaine. Il s’agit de refuser que les politiques sociales servent à établir la paix sociale dont ont besoin les libéraux. Ce n’est pas exercice si simple de vouloir plus d’aides pour arriver à ne plus en avoir besoin. Et là encore, l’intervention politique populaire doit être sollicitée. En permanence.
Le vivre à côté a supplanté le vivre ensemble
Cette marche en avant de libération humaine nécessite rassemblement et luttes des intéressé.e.s et élargissement à toute la société concernée. Les multiples études, analyses et propositions d’expert.e.s qui ont fleuri dans ce confinement de la part d’expert.e.s e confiné.e.s au milieu des livres et au sein des multiples et variées visioconférences sont utiles certes.
Elles demeurent ignorées de celles et ceux qui ont vécu le confinement autrement : mal logé.e.s, démuni.e.s, inquiet.e.s pour l’avenir en premier lieu de leurs enfants. Travaillant pour certain.e.s aux tâches indispensables au fonctionnement du pays, télé-travaillant pour d’autres soumis à cette incursion professionnelle dans leur intimité familiale, milieu familial bouleversé aussi par le télé-enseignement culpabilisateur lorsque l’inégalité numérique est là, la difficulté d’aider l’enfant aussi. Nombreux sont celles et ceux qui ont dû frapper à la porte des associations de solidarité alors qu’ils avaient espéré ne jamais avoir à le faire. Comment faire de la détresse un levier de libération ?
Les issues de secours, les sorties de secours n’ont pas été les mêmes pour les confiné.e.s. Les refuges de fraternité indispensables, les souffrances de confiné.e.s n’ont pas été identiques.
Avec le confinement, le vivre ensemble est apparu comme une belle utopie, voire un leurre. Le vivre côte à côte, qui est une réalité trop souvent et bien souvent pudiquement ignorée, l’a supplanté. Il y a donc à re-lier, à re-nouer, à faire se rencontrer les experts de la chose et les experts du quotidien pour ensemble défricher et trouver les chemins du changement qui redonne vie au vivre ensemble à égalité de droits et de possibilités d’apports à un projet commun de changement. La tâche est politique.
La mise à l’écart des droits humains conduit trop à la mise en berne des droits politiques. L’appel à la citoyenneté est difficilement audible lorsque l’on est considéré comme un aparté de la société. Les dernières élections municipales – quel que soit le contexte inédit – sont révélatrices : l’abstention a été inégalée dans les quartiers et cités populaires, là où les inégalités sont les plus béantes.
Réussir le changement oblige de partir du vécu des populations qui subissent les inégalités, les injustices et les discriminations. D’autant plus qu’elles peuvent les avoir intériorisées jusqu’à accepter ce statut d’être à part, en dehors de, pas utile à, inutile donc. La réelle richesse de la vie associative peut devenir un abri satisfaisant qui trouble ce besoin absolu d’exercice de sa citoyenneté jusque dans l’intervention politique. Cela exige de les écouter, d’entendre leurs analyses, d’inciter à intervenir parce que leur absence est un handicap pour la transformation sociale.
L’effet cumulatif des inégalités
Le confinement a révélé :
• Les «premiers de corvée» – nom né dans ce contexte face à l’arrogance des «premiers de cordées» auto désignés –, ce sont eux les indispensables à la vie du pays. Les applaudissements ont été en premier lieu destinés aux soignant.e.s, puis aux éboueurs, puis aux enseignants, aux chauffeurs de bus et de train, aux aides à domiciles, aux femmes de ménage, aux caissières, aux bouchers, boulangers. Les masculin et féminin employés montrant deux autres réalités : la place des femmes dans les premier.e.s de corvées, la place des migrants, des Français venus d’ailleurs dans les tâches les plus dures. Et dans tous les cas, des feuilles de paie révélées scandaleusement basses. L’articulation avec le vécu des manifestations depuis trois ans a été faite : grève des cheminots, manifestations des gilets jaunes, mouvement contre les retraites, pour l’école, pour sauver les services publics. Les revendications salariales sont devenues plus explicites, justifiées. Le scandale des dividendes versés aux actionnaires, l’existence des paradis fiscaux plus audibles. À ces prises de conscience s’en sont ajoutées d’autres.
• Les inégalités en matière de logement, c’est une bombe à retardement. D’ores et déjà, des architectes « planchent » sur le balcon, la terrasse, l’espace vert obligatoire. Le confinement a montré que la vie n’est décidément pas la même dans une maison avec jardin, dans un logement avec balcon que dans un logement sans, dans une cité rénovée que dans un vieil appartement privé non adapté. Le confinement a montré le surpeuplement de logements, la ghettoïsation du logement social. Et même si la misère sociale existe partout, ce n’est pas pareil de vivre à la campagne qu’en ville. La question inégalitaire a été d’autant plus sensible avec le départ massif vers les résidences secondaires. Le rapport à la nature en ce printemps a été bousculé, plaisirs des uns, souffrances des autres. Parmi celles et ceux qui ont vécu confinés dans une promiscuité difficile, il y a encore les et toujours « premiers de corvées ». Ce sont les assigné.e.s à résidences, les retraités pauvres, et nombre de jeunes en font partie, qui vivent la triple peine : discriminé.e.s, au parcours scolaire chaotique, déscolarisé.e.s, au chômage, réfugié.e.s des Uber eat pendant cette période où les taxis Uber ne roulaient pas.
• Les inégalités scolaires. Avec le confinement, le droit à l’éducation a été bafoué. L’enseignement à distance était la seule solution, épuisante pour les enseignant.e.s, épuisante pour les enfants, épuisante pour les parents. La fracture numérique a accentué les inégalités. Problème de réseaux pour les un.e.s, problèmes d’exclusion par manque d’outil pour les autres. Exclusion pour les plus démuni-e-s, les plus en difficultés. Les décrochages ont une nouvelle fois concerné les mêmes enfants, les souffrances les mêmes familles d’autant plus dans l’incapacité d’aider qu’elles travaillaient, télé travaillaient ou qu’elles cherchaient à « joindre les deux bouts » dans ce moment où le budget nourriture explosait.
Il y a bien eu effet cumulatif.
La création de nouvelles solidarités
Face à cela, il y eut de formidables énergies déployées, des nouvelles solidarités créées. Un formidable atout. Les grandes associations dont c’est la vocation (Secours populaire, Secours catholique, Emmaüs, Restos du cœur…) ont été débordées de deux manières : par la demande et par l’offre d’aide de citoyen.ne.s non engagé.e.s jusque-là, parmi lesquel.le.s, de nombreux jeunes remplaçant les retraité.e.s confiné.e.s. Se sont ajoutées d’autres solidarités : celles entre voisin.e.s, celle d’associations de quartiers, celles de commerçants de proximité aussi. Elles ont pris la place de l’État défaillant. Des milliers de couturières bénévoles ont cousu des masques. Il y eut le plus souvent le soutien et l’aide des collectivités locales et territoriales, elles aussi au front, pour venir en aide aux populations.
De ce formidable mouvement solidaire que restera-t-il ? Comment peut-il ouvrir la voie au changement, éviter qu’il ne se confine, qu’il devienne seulement charitable, un bon souvenir ? Comment le faire se retrouver aux côtés de toutes celles et ceux qui luttent pour faire vivre au XXIe siècle, le «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous»? Cette citoyenneté, ce moment d’échanges parfois inespérés sans attention à la couleur de la peau ou à l’origine, mérite de revoir l’importance de la reconnaissance des droits civiques et politiques. Je ne dirai jamais assez les dégâts causés par le refus du droit de vote, les obstacles à l’obtention de papier, l’acceptation du travail des «sans-papiers». Inégalités toujours et toujours irrespect des droits humains.
Le confinement a mis à nu l’être et l’avoir de chaque individu. L’être dans son intimité et sa sociabilité amputée, l’avoir dans ses droits et ses exigences de dignité également. Le chantier d’interventions sur les inégalités est immense. Indissociablement, il touche à ce qui fait une vie. L’immédiat et l’horizon, le soi et les autres, la peine et l’espoir. Il s’agit de s’en saisir concrètement pour agir, en faire une force.