Le syndicalisme allemand s’est fondé après la Seconde Guerre mondiale sur les principes du syndicat unitaire, l’autonomie et la cogestion qui est au cœur du système des relations professionnelles. Selon Heinz Bierbaum, les syndicats n’en sont pas pour autant apolitiques. Au contraire, les liens avec les partis existent en particulier avec la social-démocratie, ce qui peut nuire à leur combativité. Alors que les dernières élections ont profondément modifié les équilibres politiques, l’auteur plaide pour des syndicats réellement autonomes et offensifs face à la régression sociale et à la militarisation croissante, pour transformer l’industrie et défendre les services publics.
Les principes idéologiques : le syndicat unitaire et la cogestion
En Allemagne, le syndicalisme est caractérisé par le principe du syndicat unitaire. Il a été adopté à la suite des expériences négatives de fragmentation et de politisation du syndicalisme dans les années 1930 lors de la défaite contre le nazisme. La confédération syndicale allemande (Deutscher Gewerkschaftsbund, DGB) a été fondée après la Seconde Guerre mondiale comme syndicat unifié, c’est-à-dire indépendant et autonome, sans relation directe avec les partis politiques. Même s’il existe un syndicat à caractère idéologique - la fédération syndicale chrétienne (Christlicher Gewerkschaftsbund Deutschlands, CGD) -, l’idée du syndicat unitaire reste dominante. La DGB est en effet nettement plus importante. Le syndicalisme français plus idéologique et politiquement fragmenté se distingue en cela du syndicalisme allemand, même si les relations avec les différents partis politiques ont diminué. Le principe du syndicat unitaire ne signifie pas pour autant que les syndicats sont apolitiques. Bien au contraire, leur mandat est politique en ce qu’il résulte de la représentation des intérêts des salariés.
En outre, même si les syndicats sont politiquement indépendants, ils ne sont pas politiquement neutres. Il y a une forte proximité avec les partis politiques, notamment avec la social-démocratie. L’influence du Parti social-démocrate (SPD) est très forte. Les membres des conseils exécutifs du DGB et IG Metall par exemple sont pour la plupart membres du SPD. Seul l’un d’eux est adhérent à l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU). Récemment la situation a quelque peu changé du fait de la relation plus forte avec d’autres partis politiques, notamment les Verts. Les relations avec la gauche et die Linke se sont également améliorées. Mais l’influence de la social-démocratie reste toujours très forte. C’est particulièrement le cas lorsque la social-démocratie fait partie du gouvernement. Dans ce cas, les syndicats sont souvent plus conciliants à l’égard du gouvernement et représentent les intérêts des salariés de manière moins militante.
Le syndicalisme allemand est essentiellement influencé par l’idéologie du partenariat social. Celle-ci se manifeste par la cogestion qui détermine les relations industrielles en Allemagne. Le partenariat social qui a conduit à des progrès sociaux pour les salariés présente certainement des avantages. Mais cela ne s’applique qu’en période de prospérité économique. En période de déclin ou de crise économique, ce fonctionnement rend les syndicats impuissants. C’est pourquoi les syndicalistes de gauche critiquent cette idéologie et exigent une politique syndicale autonome.
Un modèle remis en cause face à la crise politique, économique et industrielle
La question se pose de savoir comment les syndicats se comportent envers le gouvernement actuel. Les élections anticipées du 23 février 2025 ont profondément modifié le paysage politique allemand. La CDU a remporté les élections, mais avec moins de 30 % des suffrages. L’extrême droite, l’Alternative für Deutschland (AfD), a réalisé des gains significatifs devenant de facto le vainqueur du scrutin. Le SPD a enregistré le pire résultat de son histoire ; les Verts n’ont pas répondu à leurs attentes et les Libéraux ne sont plus représentés au Parlement. Il faut reconnaitre que le centre politique s’est effondré. En revanche, le parti de gauche a remporté une victoire électorale étonnante. Dans ce contexte, seule une coalition entre la CDU et le SPD, qui forment actuellement le gouvernement malgré leurs oppositions, était envisageable.
Le nouveau gouvernement est confronté à des défis majeurs. L’Allemagne fait face à des difficultés considérables, tant sur le plan économique, social que politique. Le modèle allemand est en crise. Son fondement matériel, à savoir une industrie forte et tournée vers l’exportation, est devenu fragile. Les événements chez Volkswagen, l’annonce de fermetures d’usine et de licenciements massifs ont produit un choc. Volkswagen est l’illustration la plus emblématique du modèle allemand de relations professionnelles. La crise qu’il traverse remet en question ce système en lui-même : la codécision (Mitbestimmung) est désormais attaquée. Si les fermetures d’usines prévues ont été évitées grâce à la résistance des salariés et des syndicats, ce sont finalement les salariés qui en paient le prix, avec d’importantes économies de coûts salariaux. Cette crise est également liée au fait que le nécessaire processus de transformation écologique de l’industrie est bloqué – par les entreprises elles-mêmes, avec leurs politiques à courte vue et axées sur le profit le plus grand, mais aussi par le manque de soutien politique et par la militarisation qui se traduit par des dépenses de défense colossales.
Le développement industriel stagne et le risque de désindustrialisation est présent. Les entreprises réagissent par des programmes de réduction des coûts au détriment des salariés et par la politique de délocalisation à l’étranger. Les syndicats réagissent. IG Metall, par exemple, a lancé une grande campagne sous le slogan « L’avenir plutôt que les coupes à blanc ». Les rassemblements de masse qu’il a organisés le 15 mars 2025 ont été très suivis. Il est important d’intensifier la résistance et de la combiner avec des mesures de politique industrielle. Celle-ci ne peut pas se limiter à des subventions ou des incitations à l’achat de voitures électriques, mais doit fournir des orientations et des perspectives pour les processus de transformation nécessaires. Cela inclut, par exemple, un autre système de mobilité.
Des syndicats autonomes et offensifs pour lutter contre la régression sociale et la militarisation
Les services publics constituent un autre champ de confrontation. Avec les fermetures d’hôpitaux et des conditions de travail de plus en plus difficiles, le secteur de la santé est particulièrement affecté. La régression sociale se généralise. Les exemptions de salaire minimum y contribuent. Le SPD revendique au contraire son augmentation. Cela s’applique également à la politique migratoire, qui devient de plus en plus stricte.
Les droits syndicaux eux-mêmes, comme le droit de grève, sont menacés. Les conditions de travail se détériorent. Selon l’accord de coalition, la limitation de la durée quotidienne du travail, et donc la journée de huit heures, doit être abandonnée au profit d’une semaine de travail hebdomadaire. Cela signifie une régression sociale sans précédent.
L’autre grand défi pour les syndicats réside dans la militarisation. Le budget militaire doit être augmenté dans des proportions très importantes, correspondant à 5 % du PIB. Dans le cadre du réarmement, le gouvernement a décidé la création d’un fonds spécial de 500 milliards pour améliorer l’infrastructure publique fragilisée, dans lequel les syndicats placent de grands espoirs. Nous verrons si ceux-ci sont justifiés.
La militarisation elle-même pose des problèmes majeurs aux syndicats. Tous les secteurs de la société sont affectés. Ce phénomène a d’importantes répercussions sociopolitiques et constitue une menace pour le bien-être public. Mais surtout, il soulève des questions fondamentales quant à la politique et à l’action syndicales. Les syndicats sont fondamentalement engagés en faveur de la paix et du désarmement. Pourtant, seule une minorité s’oppose à la militarisation. La majorité adopte une position plutôt passive face à cette évolution, voire la soutient, par exemple en promouvant le développement de l’industrie de l’armement. Le réarmement est perçu comme une solution à la crise industrielle. Or, loin d‘être durables, ces choix sont au contraire lourds de dangers. Nous assistons à un débat sur la reconversion industrielle qui contraste fortement avec les précédentes initiatives dans ce domaine, qui visaient à passer de la production militaire à la production civile et mettaient l’accent sur la question de l’utilité sociale de la production. Un chantier qui est particulièrement complexe.
À cela s’ajoute le problème politique que pose le parti d’extrême droite AfD qui tente d’influencer les syndicats. Jusqu’à maintenant cette influence reste limitée, mais elle représente une très grande menace.
Les syndicats sont confrontés à des défis quasi existentiels. Face à cette situation complexe et aux menaces qu’elle représente, nous avons besoin d’une politique syndicale offensive et autonome. Il serait fatal que les syndicats entrent dans une proximité trop forte avec le SPD, comme cela a souvent été le cas, lorsque le SPD faisait partie du gouvernement. Les syndicats sont sans doute, dans une position défensive. Pourtant, une politique syndicale offensive et autonome est au contraire nécessaire, surtout en temps de crise. En cette période de profondes mutations, avec les risques inhérents, mais aussi les opportunités d’une politique différente, les syndicats doivent exercer leur mandat politique de manière indépendante.