La révolution numérique a des impacts à la fois novateurs et inquiétants sur les sociétés, le travail, la circulation des savoirs. D’autant que le rapprochement des géants de la Tech avec le trumpisme a mis à jour un impérialisme renouvelé. Comment pourrions-nous fonder des politiques progressistes sans nous efforcer de comprendre le capitalisme numérique et ses mécanismes qui influent sur les médias et la circulation des idées? Il y a urgence à développer des armes juridiques, techniques et démocratiques pour contrôler ou contrecarrer une puissance indifférente à son impact sur la planète et parfois digne de Big Brother.
Le 20 janvier 2025, jour de son investiture, Donald Trump savoure son sacre entouré de quelques-uns des hommes les plus riches de la planète. Presque tous les PDG de la Silicon Valley sont là : Marc Zuckerberg (Meta, Facebook), Jeff Bezos (Amazon), Sandar Pichaï (Google), Tim Cook (Apple) et, bien sûr, l’inimitable Elon Musk (X, Tesla, Space X) qui se lâche avec un authentique salut nazi. Dans un raccourci saisissant, les images de cette tribune montrent où se situe le moteur de la croissance américaine et mondiale[1]. Elles font aussi comprendre à la planète entière que les oligarques du capitalisme numérique sont prêts à s’engager pour un projet politique fascisant.
Nombre de ces milliardaires, qui ont parfois été des soutiens et des contributeurs du parti démocrate, se sont rapidement ralliés à Trump, en particulier quand l’administration Biden et la Commission Fédérale du Commerce[2] ont eu des velléités de politiques antitrust à l’égard des GAFAM.
En fait, la légende cool de la Silicon Valley, construction assez fumeuse, n’est plus de mise depuis longtemps. Les grandes entreprises américaines qui dominent la révolution numérique ont été des leviers essentiels de la mutation du capitalisme au XXIe siècle. Et si certains des oligarques de la Tech se sont rapprochés du trumpisme par opportunisme, d’autres ont depuis longtemps des convictions d’extrême droite qui s’épanouissent aujourd’hui.
Un fascisme libertarien au cœur de la Silicon Valley
Les visées idéologiques réactionnaires d’Elon Musk et son instrumentalisation de X (ex Twitter) font souvent la Une. Peter Thiel est plus en retrait et moins connu. C’est pourtant l’archétype des «techno-fascistes»[3]. C’est l’un des rares patrons de la Tech à avoir soutenu Trump dès sa première campagne en 2016.
Il a grandi dans l’Afrique du sud de l’Apartheid et en a hérité les idées suprémacistes. Après avoir créé PayPal et avoir été un des premiers actionnaires de Facebook, il est aujourd’hui à la tête de Palantir dont la capitalisation boursière est supérieure à celle de Coca Cola. Cette entreprise spécialisée dans la récupération et le croisement de données a été financée par la CIA et fournit ses services à une douzaine de services de renseignement et de police dans le monde (dont la DGSI en France). Palantir est utilisée par l’administration Trump et l’ICE, la police de l’immigration américaine, pour organiser la chasse aux immigrés et ce sont ses algorithmes qui aident l’armée israélienne à multiplier ses frappes à Gaza.
A la tête de sa fondation, Peter Thiel, chrétien apocalyptique, est un influenceur de premier plan. Auteur de plusieurs essais, il est considéré comme un intellectuel. Dès 2009, il déclarait : «liberté et démocratie ne sont plus compatibles». D’une misogynie décomplexée, il est contre le vote des femmes. Selon lui, les monopoles sont une bonne chose et le monde doit être gouverné par les individus aux QI les plus élevés. Il est proche de J.D. Vance qu’il a financé bien avant qu’il ne devienne vice-président.
Larry Ellison est une autre figure de cette extrême droite de la Silicon Valley. Âgé de 81 ans, il est l’un des trois hommes les plus riches au monde. Adepte de l’idéologie transhumaniste, il rêve de repousser la mort grâce au développement des biotechnologies. Son entreprise Oracle également créée avec l’aide de la CIA, est spécialisée dans l’organisation et l’hébergement de données. Amazon, Ebay, Google, Netflix… tous les géants du net utilisent ses serveurs. «Celui qui contrôle les données contrôle le monde», affirme-t-il. En septembre 2024, Larry Ellison a exposé auprès de ses investisseurs un système de surveillance généralisée utilisant l’IA, des drones, la reconnaissance faciale et des caméras corporelles impossibles à désactiver. «Les citoyens se comporteront mieux car nous enregistrerons et rapporterons tout ce qui se passe», déclare-t-il. Ami personnel de Netanyahou et fervent supporter d’Israël, il est au cœur du projet trumpien de «Riviera à Gaza» et projette d’en faire un laboratoire de sa dystopie techno fasciste.
Le fils de Larry Ellison, David, est lui-même à la tête d’un conglomérat dans l’industrie du divertissement et des médias. Il vient de prendre la tête de Paramount, propriétaire de la chaîne CBS et il est en tractation, avec l’aval de Trump, pour acheter la Warner Bros, propriétaire de CNN, ainsi que la branche américaine du chinois Tik Tok et ses 135 millions d’abonnés. Un cauchemar en termes d’influence politique et culturelle dont nous avons malheureusement l’équivalent en France [4].
L’idéologie commune de ces oligarques peut se décrire à grands traits comme une technophilie sans limite, le mépris de la démocratie et un élitisme aux penchants autoritaires. Les milliardaires ou les ingénieurs qui dessinent notre monde étant intrinsèquement «supérieurs», l’entreprise pourrait efficacement remplacer l’Etat dans l’organisation de la société, avec une privatisation de la fonction répressive.
Un inquiétant impact sur les idées… et les médias
En 2016, le scandale Cambridge Analytica a révélé le siphonage discret de 60 millions de comptes Facebook pour influencer des électeurs indécis en faveur de Trump. Aujourd’hui les géants de la Tech sont encore plus directs. Ainsi, quand Musk transforme Twitter en X ou quand il lance Grokipedia, pour concurrencer l’encyclopédie en ligne participative Wikipédia, il annonce clairement que c’est pour mener une guerre idéologique contre le supposé wokisme ou la gauche. YouTube (filiale de Google) a également avoué une politique volontaire d’invisibilisation de médias alternatifs ou la censure de centaines de vidéos venues de Gaza.
Les applications (Tik Tok, Instagram) qui sont les premières sources d’information pour les moins de 25 ans sont truffées de fausses informations [5] et de manipulations. Les faux comptes de bots imitant les humains réagissent dans tous les réseaux sociaux et la situation s’aggrave avec l’arrivée de l’IA qui génère de fausses images de plus en plus indétectables. Des pays comme la Russie ou Israël s’activent pour transformer le net en champ de bataille numérique.
La presse professionnelle dont les standards de production sont en principe plus sérieux et vérifiés, est elle aussi directement impactée par la puissance des GAFAM. Depuis l’arrivée d’Internet et des moteurs de recherche, elle a besoin d’être mise en avant et référencée… et le piège s’est refermé. Les algorithmes de recommandation de Google News ou de Bing (Microsoft) lui permettent d’accéder aux internautes mais, au final, ce sont eux qui captent l’essentiel de la publicité et les journaux se retrouvent fragilisés.
Alors que les plateformes ne payent que des droits d’auteurs dérisoires à quelques grands journaux, la presse dans son ensemble est victime d’une relation profondément asymétrique. Elle procède partout à des vagues de licenciements, la production journalistique de qualité et l’investigation deviennent trop couteuses et s’amenuisent. Toutes les études montrent qu’au final les internautes ne s’informent qu’à travers des informations retraitées par les plateformes sans aller «à la source». Les algorithmes, qui fonctionnent de façon opaque, privilégient l’émotionnel, les faits clivants ou le futile, et les médias qui cherchent à être mis en avant vont, à leur tour, adapter leur propre écriture aux choix de hiérarchisation. Les chercheurs Franck Rebillard et Nikos Smyarnos ont documenté comment ces puissants «infomédiaires» finissent par uniformiser dangereusement l’information ou invisibiliser les idées non dominantes. Un processus qui risque de s’aggraver encore avec l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA).[6]
De quel capitalisme s’agit-il ?
En s’immisçant partout dans notre quotidien, le numérique et Internet ont incontestablement facilité nos tâches, nos loisirs, nos échanges et la circulation de l’information[7]. Mais l’univers digital est paradoxal. Il est omniprésent et semble immatériel, sans territoire connu et impossible à contrôler par les Etats.
Dans des essais et des comparaisons stimulantes, l’économiste marxiste Cédric Durand décrit le capitalisme 2.0 comme un «techno-féodalisme»[8]. Il rappelle la définition du féodalisme comme un rapport de dépendance dans lequel le seigneur a un pouvoir à la fois politique et économique sur les hommes et sur la terre, la «glèbe» que les paysans ne peuvent quitter pour travailler ailleurs. Avec notre dépendance aux plateformes, devenues indispensables pour tous les actes de la vie quotidienne, nous serions, à chacun de nos clics, devenus les nouveaux serfs d’une «glèbe numérique».
Cette prédation des seigneurs de la tech a aussi lieu sur la somme des connaissances. Alors que le développement de la science est toujours le résultat d’une production collective et d’un progrès social général, le capital se l’approprie indûment [9]. La révolution numérique, s’est accompagnée à chaque étape d’un durcissement de la propriété intellectuelle et du copyright. Un processus de concentration et de privatisation des connaissances humaines qui conduit, selon C. Durand, à un «capitalisme intellectuel monopoliste».
Des investissements massifs et beaucoup de spéculations…
L’importance données aux actifs non physiques est tout de même à relativiser. Dans l’invisible circuit qui permet la distribution de la plus-value et du profit, la thèse de la rente techno-féodale sous estimerait le fonctionnement assez traditionnel du capitalisme.
Le chercheur Evgueni Morovov[10] sonne la charge contre une théorie qui oublierait trop l’importance première des investissements et du capital fixe. Il donne l’exemple d’Amazon. Pour développer le e-commerce qui lui permet des ponctions importantes sur tous les fabricants ou marchands qui utilisent ses services, il lui a d’abord fallu investir dans l’élaboration de logiciels, d’algorithmes et de plateformes numériques[11]. Mais l’entreprise de Jeff Bezos a aussi investi des milliards de dollars dans des actifs aussi peu virtuels que des centaines d’entrepôts logistiques et des réseaux de distribution partout dans le monde.
«L’hypermatérialité»[12] de cette industrie du numérique se mesure d’ailleurs aux infrastructures comme les relais téléphoniques, les couvertures satellitaires (Starlink de Musk ou Kuiper de Bezos), les câbles sous-marins ou les gigantesques Data centers, hyper voraces en eau et en énergie. Elles demandent d’énormes investissements que l’Etat américain a toujours accompagné grâce à des commandes publiques, comme celles du Pentagone, des avantages fiscaux ou des lois taillées sur mesure… Même si ces infrastructures sont des monopoles privés !
Avec l’essor de l’IA, on assiste même à une fuite en avant typique de certains moments du capitalisme. Ses promoteurs, qui se gardent bien d’en questionner l’utilité sociale ou de développer les gardes fous nécessaires[13] ne voient l’IA que comme la révolution à venir en termes de gains de productivité et de profits. Pour le moment, la seule certitude est pourtant que les investissements sont tellement pharaoniques[14] et la rentabilité espérée encore tellement hypothétique que tous les ingrédients d’une gigantesque bulle spéculative sont clairement réunis.
L’Europe organise sa propre impuissance
Dans ce contexte de puissance technologique et financière, l’Europe fait de la figuration. Et quand elle essaie de se dégager de la tutelle des géants nord-américains, elle le fait avec d’inquiétants atermoiements. Malgré ses atouts historiques, ses scientifiques, ses compétences dans l’informatique, le spatial ou la téléphonie, l’Europe, à la différence de la Chine, est globalement dans une position de vassalité numérique[15].
Ainsi, 80 % des dépenses européennes en logiciels et en services cloud professionnels ne bénéficient qu’à des entreprises américaines, la presque totalité des échanges transitent par leurs serveurs et 90 % des données stratégiques (énergie, santé, militaires) sont hébergées par des infrastructures des USA[16].
Reprendre la main, construire une souveraineté numérique européenne passerait par des efforts financiers et industriels considérables mais la volonté politique fait malheureusement défaut comme l’a montré une première tentative avortée de cloud européen[17].
A défaut de disposer des infrastructures nécessaires l’Europe pourrait au moins avoir la main ferme dans une volonté de réguler et de contrôler le numérique. Des dispositifs et un arsenal juridique comme le DSA et le DMA[18] ont été laborieusement et tardivement mis en place mais l’Europe d’Ursula von der Leyen rechigne à appliquer ses propres lois par peur des sanctions américaines.[19]
L’agressivité des USA contre toute régulation ou contrôle du numérique se manifeste dans sa batterie de lois qui s’appliquent sur le principe de l’extraterritorialité : Cloud Act, Patriot Act, FISA (Foreign Intelligence Surveillance Act). En vertu de ces lois, même si un Data center d’Amazon ou de Google est installé sur le continent européen pour y stocker des données locales, les logiciels espions de la CIA ou du NSA y ont accès et se jouent du chiffrement. Sous prétexte de lutte contre la pédo-criminalité et le terrorisme, des «backdoors», des portes dérobées, ont en effet été mises en place avec les ingénieurs de la Silicon Valley et la complaisance des Européens.
Cet abandon de souveraineté existe aussi en France avec la complicité du gouvernement Macron, qu’il s’agisse de la cession d’entreprises pourtant stratégiques ou de commandes publiques. C’est ce que vient de montrer l’hébergement de 67 millions de dossiers médicaux confiés à Microsoft Azure, malgré les alertes de la CNIL et du Conseil d’Etat, sous prétexte que l’entreprise américaine proposait une solution «sur étagère».
Sur quoi se battre ?
Comment reprendre la main et engager les combats contre ce capitalisme numérique omniprésent? Comment lutter contre ces géants de la Silicon Valley qui ont fait alliance avec l’extrême droite avec comme visées le profit, l’influence la surveillance généralisée? Ces questions sont d’une grande complexité mais toute visée d’émancipation sociale doit s’en saisir de façon urgente et collective.
Les deux maitres mots pour ouvrir un horizon sont souveraineté et démocratie. Dans un premier temps, il faut réellement protéger la confidentialité de nos données, les considérer comme des biens publics et en interdire la privatisation. Il faut appliquer sans faiblir les règlementations existantes de régulation et de contrôle et une fiscalité digne de ce nom. Il est également impératif d’avoir un droit de regard sur les stratégies des entreprises du numérique, le fonctionnement des algorithmes et leurs effets sur la manipulation ou l’addiction. Cela passe par le renforcement des organismes publics de veille et leurs pouvoirs de sanction.
L’autre enjeu est celui d’une véritable autonomie numérique avec le développement privilégié de serveurs publics et de logiciels libres, une politique nationale d’industrialisation et des mutualisations européennes[20]. Comme ce fut le cas dans le passé pour les chemins de fer ou l’électricité, cela passera nécessairement par une étatisation des infrastructures, qu’elles soient physiques (data center, câbles, réseaux 5 G, satellites) ou immatérielles (en imposant des logiciels et un cloud en open source).
La rupture à opérer dans tout projet programmatique est celle du commun. Jusqu’à présent seule la logique du profit a été le moteur de l’expansion du numérique. Il faudra désormais, dans une délibération démocratique, poser toutes les questions sur la sobriété énergétique, l’appropriation et l’utilité sociale des innovations.


