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Aux croisements des exploitations. Pour une analyse intersectionnelle des rapports de production

Aux croisements des exploitations. Pour une analyse intersectionnelle des rapports de productionTemps de lecture : 8 minutes

Au-delà de la panique morale de la droite à l’égard de l’intersectionnalité, la notion fait polémique à gauche où elle a tracé une ligne de clivage entre les tenants d’un « class first » d’une part, et les partisans d’une équivalence des formes de dominations autonomisées et essentialisées. Salomé Bouché-Frati déconfine ici le débat par une lecture marxiste du lien organique entre les rapports sociaux de classe, de sexe et de race, à partir des logiques capitalistes d’extraction de plus-value dans le procès d’utilisation de la force de travail. Se référer à la production et reproduction de la vie sociale, ce n’est pas privilégier une approche où la classe primerait ontologiquement sur la « race » et le sexe, mais au contraire comprendre comment ceux-ci sont produits et reproduits par le capitalisme pour construire des catégories économiques spécifiques mobilisables dans des formes de travail « non-libre ». Ces processus interdépendants de restructurations productives et d’assignation racialisée et sexuée des travailleurs à des positions dans la division du travail social permettent de comprendre l’intensification actuelle de l’exploitation des femmes et des travailleurs racialisés à l’heure du capitalisme en crise. De là découle l’impératif pratique d’une compréhension fine des modalités d’exploitation capitaliste pour reconstruire l’unité du bloc historique du travail exploité, sans laquelle une praxis révolutionnaire ne peut être envisagée.

Voici quelques années que le terme « intersectionnalité » s’invite au sein du débat public, au grès des paniques morales de la droite et des stratégies de polarisation de la gauche[1]. Une rapide recherche internet ressuscite l’association de Jean-Michel Blanquer entre les analyses intersectionnelles et les « intérêts des islamistes », l’onglet « actualité » nous renvoie vers une tribune appelant les présidences d’université à ne pas laisser « l’intersectionnalité infiltrer les sciences ». Au sein du mouvement communiste le terme divise, au même titre que les pratiques et lignes politiques d’une « nouvelle gauche » qui y serait associée. Le caractère universaliste du projet d’émancipation totale porté par les communistes s’opposerait ainsi à une nouvelle forme de relativisme gauchiste, porteuse de tous les échecs et de tous les renoncements. L’essentialisation de rapports sociaux conflictuels de sexes et de races effacerait les rapports de classe (et donc de production) de l’analyse des formes contemporaines de domination et d’exploitation. Cet article fait le pari inverse : celui d’un au-delà du débat entre les tenants d’un class first et ceux d’une stricte égalité de diverses modalités d’exclusion dans la structuration des rapports sociaux. Il se propose d’interroger ce que le genre et la race font à la classe, non pas par une essentialisation de caractéristiques physiques ou même de phénomènes de domination historiquement ou géographiquement situés, mais bien par des dynamiques de division du travail en deçà du « travail libre ».

L’intersectionnalité, du black feminism états-unien au débat public français

Il n’est pas très original de débuter cet article avec la naissance officielle du concept d’intersectionnalité : en 1989 la juriste états-unienne Kimberlé W. Crenshaw publie dans la revue The University of Chicago Legal Forum un article intitulée : « Sortir des marges, l’intersection de la race et du sexe. Une critique féministe Noire de la doctrine antidiscriminatoire, de la théorie féministe et de la lutte antiraciste »[2]. En partant du paradigme juridique du traitement des discriminations dans le droit états-unien, Crenshaw démontre l’invisibilisation de l’expérience spécifique des femmes noires états-uniennes dans les sphères du droit mais aussi dans les mouvements antiracistes et féministes. Le constant rapport qu’entretien Crenshaw tout au long de son texte avec les conditions de vie matérielles des femmes noires d’une part et la praxis politique antiraciste et féministe de l’autre s’ancre dans l’histoire du black feminism qui la précède. Parmi les premières théoriciennes d’une imbrication spécifique de la race, de la classe et du genre dans la vie des femmes noires nous pourrions citer Angela Davis, bell hooks ou encore les militantes du Combahee River Collective (nous y reviendrons). La notion d’intersectionnalité, finalement forgée dans le giron d’une revue universitaire, trouve son sens dans les pratiques politiques révolutionnaires des femmes noires états-uniennes : leurs luttes contre la pauvreté, les violences sexistes et sexuelles, un système d’emploi discriminant, le complexe carcéral, la privation de papiers dans le cas des femmes étrangères etc…

La traduction de l’article de Crenshaw, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violence contre les femmes de couleurs »[3] en 2005 permet l’introduction du concept dans le débat public français[4]. Dans le Dictionnaire des mouvements sociaux (2020), Agnès Aubry définit la notion comme invitant « à rendre compte de la variété des interactions entre les rapports sociaux de sexe, de classe et de race, et à analyser la manière dont ces interactions façonnent le vécu et les expériences de différentes catégories de la population. »[5]. À la suite du black feminism états-unien l’intersectionnalité est régulièrement mobilisée à gauche en critique des mouvements sociaux traditionnels pour revendiquer la prise en compte d’expériences marginalisées. Ce mouvement s’articule avec l’émergence de nouvelles mobilisations féministes et antiracistes. Dans le même temps l’extrême droite fait de l’intersectionnalité l’un de ses nouveaux épouvantails dans ses prétendues luttes contre la « théorie du genre » ou le « communautarisme ».

Deux critiques issues du monde universitaire et du militantisme de gauche me semblent valoir la peine d’être débattues. Dans un premier temps, certain.e.s sociologue voient dans l’intersectionnalité une forme d’essentialisation des rapports sociaux, cristallisés par les expressions de « carrefour » ou de « position ». Il me semble au contraire que les sociologues du genre et de la racialisation nous permettent de penser la mobilité des deux notions. L’intersectionnalité apparait alors comme un terrain fertile pour saisir la puissance de structures sociales de domination et d’exploitation en constante définition et redéfinition dans les rapports sociaux. Il ne s’agit plus tant de définir une position sociale stricte par l’addition de critères mais de saisir comment sont construits le genre et la race et comment ils structurent des rapports de pouvoir. La seconde critique, plutôt issue de la gauche traditionnelle, porterait sur le caractère libéral et post-moderne de la notion. Plutôt que de penser en terme de système de production basé sur l’exploitation d’une classe par une autre, les militant∙e∙s « intersectionel∙le∙s » additionneraient les formes de discriminations comprises comme autant d’idéologies séparées de la structure économique. Cette perspective rejoindrait un tournant libéral de la critique sociale et le refus post-moderne d’un combat politique collectif. L’objet de cet article est au contraire de proposer une vision de l’intersectionnalité qui imbriqueraient différentes modalités d’exploitation pour penser la classe, le genre et la race au cœur des mouvements et des transformations du capitalisme.

Ce que le genre et la race font à la classe : à l’intersection des exploitations

« Les militantes féministes ont décrété que le travail en dehors du foyer était la clef de l’émancipation. (…) Elles étaient tellement aveuglées par leurs propres expériences qu’elles ont ignoré le fait que l’immense majorité des femmes travaillaient déjà à l’extérieur du foyer et occupaient des emplois qui ne les affranchissaient pas de leur dépendance aux hommes ni ne leur permettaient d’être économiquement indépendantes. »[6]

 « Nous devons articuler la situation de classe réelle de personnes qui loin d’être des travailleur∙e∙s sans race ni sexe, voient au contraire leur vie professionnelle et économique significativement déterminée par l’oppression raciale et sexuelle. »[7]

Dès ses origines le black feminism puise son inspiration dans les théories marxistes qui nourrissent également des branches de l’antiracisme politique. Les notions de classes et de races sont constamment articulées, parfois même fondues, comme chez bell hooks qui parle de « féministes blanches-bourgeoises »[8]. Angela Davis propose dès 1983[9] une articulation fine des dynamiques de mise en esclavage des populations noires puis des positions subalternes qu’elles occupent dans le salariat. Les spécificités des sociétés esclavagistes sont souvent le creuset d’une analyse du travail des femmes noires éloignée de celle promue par les féministes blanches : le travail reproductif des femmes subissant l’esclavage est le seul non directement approprié par les planteurs[10]. Pour les femmes blanches il représente au contraire une forme de travail « non libre » en deçà des normes du salariat qu’elles mobilisent pour s’émanciper économiquement. La subalternisation des populations noires au sein du salariat après la victoire du mouvement pour les droits civiques pousse bell hooks à poursuivre cette analyse : le foyer reste le seul espace de travail « pour soi » et les pairs contre une exploitation capitaliste particulièrement brutale. Les militantes noires et lesbiennes du Combahee River Collective explicite cette position dans leur manifeste de 1979[11] : la race et le sexe participent à déterminer une position au sein du salariat et structurent les modalités d’exploitation capitaliste comme la praxis révolutionnaire qui en découle. Lorsque les féministes blanches états-uniennes tentent de s’extraire de la domesticité (en revendiquant parfois des formes de séparatisme lesbien), le black feminism voit dans la communauté un espace d’autonomie contre une exploitation structurée par le racisme.

Plus qu’un outil de division idéologique du prolétariat, la race devient une des modalités d’exploitation du capitalisme, en ce qu’elle produit une population soumise aux emplois les plus subalternes voire à des formes de travail « non-libres ». Certains historiens[12] ont ainsi analysé l’accumulation primitive comme un processus d’invention de la race, par la séparation lente des populations européennes blanches sujettes au travail libre, nouvelle classe exploitée par le capitalisme émergent, et des populations colonisés, esclavagisées et pillées en soutien à l’invention de ce nouveau système de production. Dès son origine la race est une dynamique (certain∙e∙s sociologues parlent ainsi le racialisation[13]), à saisir en miroir des mouvements du capitalisme et des modalités d’exploitation. L’une des modalités les plus puissantes de racialisation du capitalisme contemporain pourrait être la mise en illégalité massive des migrations des classes travailleuses du Sud pour finalement produire une main d’œuvre exploitable en deçà des normes traditionnelles de l’État social. Les exemples français sont nombreux (l’actualité nous renvoie par exemple vers la grève des compagnons d’Emmaüs à Saint-André-lez-Lille et Grande-Synthe), non pas structurés par le contexte spécifique de l’esclavage puis de la ségrégation états-unienne mais par l’héritage colonial et l’impérialisme[14]. Les analyses marxistes et matérialistes[15] des rapports sociaux de sexe nous invitent également à penser la domination masculine comme un espace de pouvoir et d’exploitation : l’extorsion du travail domestique des femmes peut être perçu comme une poche de travail non libre, mise au service de la reproduction de la force de travail capitaliste et conditionnant une position au sein du salariat particulièrement précaire. Concept ambiguë et multiforme[16], l’intersectionnalité peut ainsi être mobilisée depuis une analyse marxiste pour penser l’agencement des modalités d’exploitation, depuis l’analyse matérielle des conditions de travail et d’emploi de tou∙te∙s les travailleuses et travailleurs.

En guise de conclusion je fais l’hypothèse que si l’intersectionnalité se heurte parfois à la méfiance d’une partie de la gauche (ou de la communauté universitaire) c’est qu’elle interroge radicalement la notion marxiste de « sujet révolutionnaire ». Qui est le prolétariat ? Qui est à même de le représenter ? Comment accepter ses divisions internes tout en reconstruisant un bloc historique du travail exploité ? Les identity politics du black feminism (souvent associées en France à une idéologie identitaire détachée des enjeux de classe) affirment une autre figure du prolétariat et la nécessité d’une pratique politique révolutionnaire qui soit propre à une expérience de l’exploitation et de la domination au croisement de la classe, du genre et de race. Je considère que la reconstruction d’un bloc historique du travail exploité ne pourra se faire sans ces analyses. Le capitalisme contemporain se rétracte sur lui-même, pris dans le piège de ses propres crises et contradictions internes. Sa seule réponse est un retour à l’extraction de la survaleur absolue par la destruction des normes du salariat traditionnel, mais également l’intensification de l’exploitation des femmes[17] (racialisées ou non) et des travailleurs (et travailleuses) racialisé∙e∙s. Encore une fois, la tâche qui nous incombe est immense. Au travail !

[1] Cet article s’inscrit aux frontières de deux postures : celle de chercheuse en formation engagée dans une thèse de doctorat en sociologie et celle de militante communiste nourrie par les débats politiques de son organisation. S’il mobilise parfois le registre universitaire, il se veut avant tout proposition militante et s’ancre dans les logiques du débat politique. Je remercie Hélène Cogez qui m’a encouragé à écrire sur cette thématique difficile et Al Caudron qui a enrichi cet article de ses remarques et conseils de lecture.

[2] On en consulte la traduction française de Séverine Sofio ici : K. Crenshaw, « Sortir des marges l’intersection de la race et du sexe : Une critique féministe Noire de la doctrine antidiscriminatoire, de la théorie féministe et de la lutte antiraciste », Cahiers du Genre, 70, 21-49, 2021

[3] K. Crenshaw, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur »Cahiers du genre, vol. II, no 39, 2005, p. 51-82

[4] I. Clair, « L’intersectionnalité, une menace pour la sociologie (et les sociologues français) des classes sociales ? »Astérion, 27, 2022

[5] A. Aubry, « Intersectionnalité et mouvements sociaux ». Dans : O. Fillieule éd,, Dictionnaire des mouvements sociaux: 2e édition mise à jour et augmentée, Presses de Sciences Po, 2020. pp. 333-338

[6] b. hooks, De la marge au centre. Théorie féministe. Édition Cambourakis. 2017. p. 193.

[7] Combahee River Collective, « Déclaration du Combahee River Collective »Les cahiers du CEDREF, 14, 2006. pp. 53-67.

[8] b. hooks, b. De la marge au centre.. Op. cit.

Certain.e.s lui reprocheront de ne pas avoir préféré “blanche et bourgeoise”. bell hooks évoque ici les militantes féministes blanches notamment rencontrées sur les bancs de l’Université. Il me semble que l’association/fusion de la classe et la race permet ici de souligner à quel point la division raciale entre les noires et les blancs structurent la division du travail dans les États-Unis des années 80.

[9] A. Davis, Femmes, race et classe, Éditions des Femmes, 1983

[10] A. Jaunait,. & S. Chauvin, S, « Représenter l’intersection: Les théories de l’intersectionnalité à l’épreuve des sciences sociales ». Revue française de science politique, 62, 5-20, 2012.

[11] Combahee River Collective, « Déclaration du Combahee River Collective ». Op. cit.

[12] On pense notamment à : A. Stanziani. Les métamorphoses du travail contraint. Une histoire globale XVIIIe-XIXe siècles. SciencesPo Les presses. 2020 ;  P. Linebaugh, M. Rediker, L’hydre aux milles têtes. L’histoire cachée de l’Atlantique révolutionnaire. Édition Amsterdam. 2009

[13] Pour une analyse critique du concept et une réflexion sur son utilisation en France lire : D. Fassin, « Ni race, ni racisme. Ce que racialiser veut dire », in Les nouvelles frontières de la société française, Paris, La découverte, 2012.

[14] On peut par exemple lire : E. Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, La Découverte, 2009

[15] une analyse matérialiste des rapports de production dans la famille on peut lire C. Delphy, L’ennemie principale. 1. Économie politique du patriarcat. Édition Syllepse, 2013. Pour une analyse marxiste de l’organisation du travail reproductif on peut lire L. Vogel, Le marxisme et l’oppression des femmes. Vers une théorie unitaire. Les Éditions Sociales, 2022

[16] K. Davis, « L’intersectionnalité, un mot à la mode. Ce qui fait le succès d’une théorie féministe », Les cahiers du CEDREF, no 20, 2015

[17] Pour une analyse contemporaine des modalités d’exploitation du travail des femmes lire : M. Gonzales, & J. Neton, Logique du genre, Édition Sans Soleil, 2022

Pour citer cet article

Salome Bouche-Frati, «Aux croisements des exploitations. Pour une analyse intersectionnelle des rapports de production», Silomag, n°17, septembre 2023. URL: https://silogora.org/aux-croisements-des-exploitations-pour-une-analyse-intersectionnelle-des-rapports-de-production/

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