Le cinéma français est l’un des plus productifs et créatifs au monde, notamment grâce à un modèle spécifique de soutien via le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée). Mais il est confronté à l’émergence de nouveaux médias, et semble à la fois questionné et menacé, notamment depuis la crise pandémique qui l’a considérablement affecté. Marion Petit propose de soutenir et renforcer le rôle du CNC dans un contexte difficile, marqué par l’incursion de grands groupes capitalistes français.
La France et le cinéma
La France a présidé à la naissance du grand écran, entre la première projection des frères Lumière à La Ciotat en 1895 et la fondation du groupe Pathé l’année suivante à Vincennes, le lien qui unit la France au cinéma est fort et ancien. En Europe, notre pays est de loin celui qui accueille le plus de spectateurs et où la part de production nationale est la plus importante. Pour que cette dynamique perdure, la préservation de notre modèle est essentielle.
Un ancrage historique
La France entretient avec son cinéma une histoire d’amour au long cours. Il a, tout au long du XXème siècle, su se réinventer pour faire face aux différents défis technologiques qui se sont imposés à lui.
La production éditoriale sur le sujet souligne la relation très forte et toujours actuelle qu’entretient la France avec le septième art. En 2023, quatre rapports sur le cinéma sont parus en six mois. Aussi, les propos tenus par Justine Triet lors de la réception de sa palme d’or au Festival de Cannes, ont suscité des réactions passionnées bien au-delà du cercle des professionnels concernés[1]. Cette polémique marque la permanence de l’intérêt sur la nature et l’ampleur des soutiens publics au cinéma et plus largement du cadre règlementaire dans lequel il évolue.
Deux facteurs marquent notre différence avec les autres pays.
Tout d’abord, le succès populaire du cinéma en France n’a jamais été démenti. De grands films ont marqué les générations successives et l’inconscient collectif. La sortie au cinéma en famille ou entre amis est un moment incontournable pour la plupart des Français. Pourtant, la fréquentation des cinémas en France a dû s’adapter aux évolutions de la technologie. Dans les années 1960, lorsque le cinéma subit la concurrence très vive de la télévision, les entrées en France se situent alors dans la moyenne basse européenne, très inférieures à la Grande Bretagne et à l’Italie. Partout en Europe, la fréquentation enregistre une rapide diminution jusqu’au début des années 1990. Pour autant, la France n’a pas connu le même effondrement que ses voisins et a maintenu une fréquentation par habitant au même niveau que celle des Etats Unis. Depuis 2010, la fréquentation n’a eu de cesse d’augmenter, hormis durant la pandémie, pour atteindre 213 millions d’entrées en 2019. Aujourd’hui encore, le cinéma français, contre toutes les prédictions, se remet brillamment de la pandémie qui aurait pu le dévaster. Ce n’est pas le cas partout dans le monde.
Ensuite, la production nationale française est particulièrement abondante, populaire et reconnue internationalement. Elle demeure de loin la première en Europe, et ce de manière constante. Grâce à cette production, la France maintient une part de marché équilibrée au niveau mondial.
Tout cela n’est pas dû au hasard. Depuis 75 ans, il existe un cadre unique de régulation et de protection du secteur qui s’appuie à la fois sur la protection des artistes et sur le respect de l’équilibre économique de toute la filière.
Une institution unique : le CNC et un modèle de financement vertueux
Créé en 1946, le CNC (Centre national du cinéma) dispose d’un statut particulier. Il est à la fois une administration centrale de l’Etat et un établissement public placé sous la tutelle des ministres de la culture et du budget. La volonté d’alors était de mettre à contribution les recettes liées aux entrées des films étrangers et notamment américains pour soutenir le financement des œuvres françaises dans toute leur diversité. Cette idée révolutionnaire s’inscrit dans une tradition du mouvement ouvrier qui voit dans le cinéma un art jouant un rôle central dans la bataille culturelle (dans la suite du rôle joué par le mouvement ouvrier dans la création du festival de Cannes).
Ainsi, il incarne la politique publique en faveur du cinéma, mais, à rebours des autres industries culturelles, le soutien public apporté au cinéma ne repose pas sur le budget de l’Etat. Les ressources du CNC sont ainsi composées à plus de 90% de trois taxes : la taxe sur les éditeurs et les distributeurs de services de télévisions (TST), la taxe sur les entrées en salles (TSA), la taxe sur les vidéos (TSV). Ainsi le financement du cinéma est basé sur l’autonomie de la filière. Le système mis en place contribue, par cette redistribution de taxes affectées au CNC, au financement de la production, de la distribution, de l’exploitation ainsi qu’à plusieurs dispositifs de promotion du cinéma dans l’ambition de poursuivre simultanément deux objectifs :
-stimuler et encourager la recherche et la découverte des jeunes talents
-promouvoir le cinéma comme un grand art populaire qui rassemble les publics de toutes les générations.
Enfin, le cinéma repose également sur des financements orientés à travers un système complexe d’obligations d’investissement des diffuseurs, des chaînes, et dorénavant des plateformes comme Netflix. Ces obligations s’expriment à la fois en montant (avec des engagements pour chaque diffuseur) et en nature avec une partie qui doit servir à la production indépendante et au préachat. L’intégration récente des plateformes à ce système de financement est une première réussite puisqu’entre 2022 et mi-2023, elles ont financé 39 films français.
L’enjeu aujourd’hui est donc de défendre ce système et de l’adapter au monde contemporain marqué par l’émergence du numérique et des plateformes. Si le cinéma a fait par le passé preuve de résilience, il doit aujourd’hui, l’épreuve de la pandémie passée, trouver la voie lui permettant de préserver sa force et son attractivité.
S’adapter au nouveau monde en protégeant le modèle actuel
Le monde du cinéma dans son ensemble a été fragilisé par l’ampleur de la pandémie entrainant une forte baisse du produit des taxes, essentiellement liée à l’interruption des entrées en salle, et donc une chute de ressources du CNC.
C’est dans ce contexte que des grands groupes familiaux historiques, que sont Pathé et UGC, viennent d’accueillir de nouveaux actionnaires. Rodolphe Saadé et la CMA CGM pour Pathé (nous pourrions voir ici une entrée au capital avant une prise éventuelle de participation majoritaire), et Canal + pour le groupe UGC (fortement endetté), participation minoritaire à ce jour mais qui sera majoritaire en 2028. Même si l’ensemble de la profession se réjouit, sûrement à juste titre, que ces deux géants du cinéma français soient repris par des actionnaires du même pays, il n’en reste pas moins que la vigilance doit être grande.
Premièrement, une vigilance concernant le soutien à une production qui donne de la place à la diversité des œuvres, ce qui est plutôt le cas en France à ce jour, et deuxièmement, que le cinéma français ne devienne pas un nouveau terrain de bataille entre les deux milliardaires Bolloré et Saadé qui se font déjà face dans la presse écrite (Tribune du dimanche vs Journal du dimanche-JDD), dans l’audiovisuel (BFM vs Cnews) et peut-être demain dans le cinéma, même si à ce jour des garanties ont été apportées sur ces deux points par les nouveaux actionnaires…


