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À l’école du genre?

À l’école du genre?Temps de lecture : 8 minutes

En se fondant sur ses propres recherches, Maire Duru-Bellat réinterroge les effets de la mixité scolaire. L’autrice montre notamment que la mixité a tendance à renforcer les stéréotypes genrés, notamment dans la construction identitaire des filles et des garçons. D’autant que les enseignant.e.s perpétuent cette division sexuée par l’attention différenciée qu’ils et elles leur accordent en classe. Elle plaide au final pour une éducation scolaire au non-genre, afin de défaire la bi-catégorisation rigide du monde entre le féminin et le masculin.

À l’école, les élèves n’ont théoriquement pas de sexe, ni d’ailleurs de milieu social ou encore de religion, puisque l’institution entend, du moins dans sa vocation initiale, arracher les enfants à toute influence extérieure pour en faire de futurs citoyens capables de s’insérer dans la société. La sociologie a quelque peu ébranlé cette représentation théorique en montrant notamment que l’origine sociale des élèves ne restait pas à la porte de la classe, mais faisait sentir son influence dans de multiples aspects des apprentissages et de l’expérience scolaires. On sait à présent qu’il en va de même du genre de l’élève, par le jeu de mécanismes plus ou moins conscients, relativement bien connus aujourd’hui[1].

Des filières scolaires genrées

Le bilan des scolarités des filles et des garçons est contrasté. D’un côté, les garçons rencontrent  plus de difficultés que les filles dans l’apprentissage de la lecture, et ces difficultés précoces constituent un handicap durable, vu l’importance de la maîtrise de la langue dans tous les domaines scolaires et les orientations ultérieures. Pour autant, malgré des débuts plus fluides, les filles peinent à atteindre celles qui sont considérées comme les filières les plus prestigieuses. Certes, ce que l’on considère comme une filière prestigieuse est largement arbitraire : pourquoi une classe préparatoire scientifique serait-elle plus prestigieuse que des études universitaires en lettres ou en biologie ? De plus, il n’y a guère que dans le domaine de l’ingénierie que les filles continuent aujourd’hui à être sous-représentées ; elles accèdent plus nombreuses aux filières médicales ou aux métiers du droit et du commerce à un haut niveau, ce que l’on peut juger tout aussi prestigieux. Sachant que par ailleurs les jeunes femmes sortent moins souvent du système scolaire sans aucune qualification, on ne saurait au total considérer avec misérabilisme leurs parcours scolaires, comme c’est parfois le cas. Surtout, on peut se demander s’il ne serait pas plus opportun, dans une perspective féministe, de défendre la revalorisation des filières et des métiers aujourd’hui « féminins » que de pousser les filles à s’orienter comme les garçons, vers des filières aujourd’hui prestigieuses parce que débouchant sur des métiers bien rémunérés…

Mixité scolaire et éducation genrée des élèves

On dira que ce n’est pas là du ressort de l’école. C’est par contre sa vocation, en deçà des diplômes qu’elle permet d’obtenir, d’éduquer les élèves, même si cela reste le plus souvent implicite. C’est le cas en particulier de cette « éducation au genre » qui se réalise dans les classes du fait de la prégnance des stéréotypes dominants qui définissent ce qu’est censé être un garçon ou une fille. Ainsi, dès lors que les garçons sont censés avoir plus de mal, vu l’éducation reçue dans la famille, à rester calmes dans la classe, les maîtres leur accordent plus d’attention et les laissent davantage occuper l’espace et s’exprimer. De plus, ils partagent avec les élèves les stéréotypes de l’heure sur les disciplines où filles et garçons sont censés exceller : plus ou moins explicitement, ils estiment que « normalement », un garçon ira plus loin en mathématiques ou en physique alors que les filles sont faites pour les études littéraires, ces convictions largement implicites se traduisant par des stimulations différenciées.

Ces interactions pédagogiques de fait sexuées prennent place dans des classes mixtes. Or, dans les pays où l’on peut comparer les classes mixtes et non mixtes, on observe que si les différences de résultats n’en sont que modérément affectées, les stéréotypes de sexe sont, quant à eux, confortés dans les groupes mixtes ; les élèves y développent une catégorisation sexuée plus marquée des disciplines ou des professions, et aussi d’eux-mêmes et de leur propre compétence : ainsi, les filles ont plus tendance à se sous-estimer dans les domaines connotés comme masculins quand elles sont dans un groupe mixte que lorsqu’elles sont entre elles.

Socialisation mixte et renforcement des stéréotypes genrés

En profondeur, le contexte, selon qu’il est mixte ou non, joue sur l’« identité de genre » : les psychologues montrent qu’on se sent plus « féminine » quand on a en face de soi des garçons et réciproquement. Les adolescents, en pleine phase de construction identitaire, s’appuient sur les stéréotypes pour s’affirmer comme garçon ou comme fille. Dans les classes mixtes, une véritable « police des mœurs » prend alors place, qui diffuse et contrôle les normes en matière de comportement approprié à son sexe. Pour les filles, ces normes concernent en particulier l’apparence physique, et le comportement (attentif, séducteur, soumis…) avec les garçons ; ces derniers ne doivent pas être perçus comme trop dociles et trop appliqués. Dans la cour de récréation aussi, une socialisation croisée prend place, non sans tensions, tant les garçons maintiennent une pression constante pour « tenir leur rang » et maintenir les filles « à leur place ». Au collège et au lycée, une multitude de « violences minuscules » – des insultes, des bousculades voire des coups –  prend place sous l’œil souvent assez passif des adultes, tant cette violence de genre est considérée comme banale à cet âge.

Globalement, l’alternative pour les jeunes des deux sexes, c’est d’être conformes aux stéréotypes ou bien marginalisés. La mixité, du fait des rapports de genre qui existent dans l’ensemble de la société, expose les filles à une dynamique relationnelle dominée par les garçons ce qui se traduit, pour elles, par une estime de soi qui tend à diminuer entre 14 et 23 ans alors que celle des garçons tend au contraire à augmenter.

Clairement, la mixité bride le développement intellectuel et personnel des élèves des deux sexes, en ce qu’elle renforce l’impact des stéréotypes du masculin et du féminin. A contrario, l’affranchissement des stéréotypes de sexe s’accompagne d’une meilleure réussite scolaire, pour tous les jeunes : les élèves les plus brillants sont les filles un peu « masculines » et les garçons un peu « féminins ».

Les enjeux scolaires d’une éducation au non-genre

Même s’ils ne sont pas forcément tous féministes, les maîtres peuvent agir contre la prégnance des stéréotypes qui font barrage à l’égalité entre les filles et les garçons. Un préalable est de prendre conscience du fait qu’eux-mêmes véhiculent certains stéréotypes. Ensuite, il faudrait –ce qui n’est en rien garanti – qu’ils soient tous intimement persuadé.e.s que le sexe des élèves ne limite en aucune manière leurs aptitudes. Néanmoins, on voit mal pourquoi les personnels de l’éducation seraient unanimes sur ce point, tant les stéréotypes de sexe sont très largement partagés dans notre société. La formation des maîtres devrait donc aborder frontalement cette question sans préjuger qu’elle fait consensus.

Quoi qu’il en soit, on ne saurait mettre les questions de genre sous le tapis… Les enseignant.e.s doivent oser aborder ce dont parlent les élèves et qui les préoccupe ; et ceci concerne souvent le sexe ou les stéréotypes de genre : les remarques qui fusent en classe ou à la piscine, les vidéos pornographiques que l’on regarde sur son téléphone… Ils et elles doivent aider les élèves à prendre du recul par rapport à ces images, les convaincre de ce que chacun et chacune a le droit de ne pas « coller » aux modèles convenus, de se comporter librement dans le cadre des principes qui régissent la vie en classe…

Pourquoi ne pas envisager de parler sans tabou de ces questions dans des groupes non mixtes ? Les jeunes pourraient y prendre conscience des stéréotypes qui les corsètent, ce qui est un préalable à toute remise en cause. Pourtant, séparer garçons et filles aurait un côté paradoxal pour l’institution scolaire : d’un côté, on inviterait les élèves à dépasser les stéréotypes, et de l’autre, on les séparerait en les réassignant à une catégorie… Sans nul doute, les jeunes des deux sexes gagneraient à débattre entre eux, tant ils et elles vivent des choses différentes au quotidien. Mais dans le même temps, traiter les filles et les garçons comme deux groupes tranchés, comme s’il y avait une contrainte plus ou moins forte de conformité à son groupe, est pour le moins problématique. L’acte même de distinction entre catégories n’est-il pas au principe de la discrimination elle-même ?

C’est bien là le problème. La mixité ou la non mixité d’un cadre d’interaction peut n’avoir aucune importance si les personnes ne sont pas bornées par des identités obligatoires, qui les limitent parce qu’elles les enjoignent d’être conformes à leur catégorie. C’est cette catégorisation du monde – féminin, masculin – qui fait de la mixité un piège. Une catégorisation qu’involontairement risquent de renforcer les politiques visant à rendre plus « visibles » les femmes (parité, féminisation du langage…), comme si le sexe des personnes avait toujours et partout une quelconque pertinence. Est-ce si évident ? Pourquoi la bi-catégorisation sexuée (qui peut certes s’imposer dans certaines circonstances de la vie) serait-elle aussi universellement influente ? Il existe d’innombrables façons d’éprouver son corps, y compris la maternité et la sexualité, sans se laisser enfermer dans le genre masculin ou féminin ; et rien n’empêche de vivre sans se soucier le moins du monde de ces modèles de genre dans la majorité des domaines de l’existence. Pourquoi faudrait-il étendre à la quasi-totalité de l’expérience humaine ce qui n’est qu’une différenciation fonctionnelle dans un domaine ? À l’heure où la notion d’identité de genre est largement popularisée (avec la notion corollaire de dysphorie de genre[2]), la vocation éducative de l’école devrait l’amener à discuter de cette notion d’une identité figée, obligée de se conformer soit au pôle masculin soit au pôle féminin.

Ceci constitue pour le féminisme un enjeu capital. Dans une société où femmes et hommes seraient libres de développer leurs traits distinctifs en accord avec leurs désirs personnels, il y aurait évidemment de grandes différences entre les personnes ; mais rien n’assure qu’elles se structureraient autour des pôles exclusifs de ce que nous appelons aujourd’hui le masculin et le féminin, qui plus est en concordance, dans la majorité des cas, avec les caractéristiques des corps. Y aurait-il donc encore des hommes et des femmes au sens où nous l’entendons aujourd’hui ? C’est là l’épouvantail agité par certains ! Dans l’attente de ce qui reste largement une utopie, éduquer les enfants et les jeunes comme des êtres humains sans limites posées a priori – une éducation au « non genre donc » – serait déjà un progrès !

[1] Pour une synthèse de ces travaux, nous nous permettons de renvoyer à nos ouvrages : L’école des filles (L’Harmattan, 2004), et La tyrannie du genre, Presses de Sciences Po, 2017.

[2] Terme médical utilisé pour décrire la détresse de la personne transgenre, face à une inadéquation entre son sexe assigné et son identité de genre.

Pour citer cet article

Marie Duru-Bellat, “À l’école du genre?”, Silomag, n°13, septembre 2021. URL: https://silogora.org/a-lecole-du-genre/

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