Lecture en cours
Le moment contemporain du féminisme

Le moment contemporain du féminismeTemps de lecture : 5 minutes

Dans ce court extrait d’entretien, Christine Bard revient sur l’actualité des luttes féministes, pas si radicale qu’on se plaît à le ressasser (ou que d’autres le déplorent) au regard des mobilisations féministes passées, et souvent oubliées. Elle désapprouve notamment la cristallisation des médias sur les querelles qui divisent le mouvement féministe et fait l’éloge de la richesse des travaux américains qui ont pu nourrir, par leur importation, la recherche française.

Extraits de : Christine Bard, avec Jean-Marie Durand, Mon genre d’histoire, Paris, PUF, 2021. Reproduit avec l’accord de l’éditeur. Les questions sont de Jean-Marie Durand, journaliste.

 

La question du féminisme s’est imposée récemment dans l’agenda politique de manière centrale. Comme si sa très longue histoire trouvait enfin une forme d’accélération, à la faveur du mouvement #MeToo, en particulier. À tel point que l’on pourrait dire qu’avec la question écologique, le féminisme est la grande idée politique de nos temps présents. Les consciences évoluent, les débats se déploient, la législation progresse, en dépit de toutes les résistances tenaces. Vivons-nous selon vous un moment inédit ?

Je pense que le féminisme est un enjeu central, mais cette idée est loin d’être partagée par toutes et tous ; nous reparlerons de l’antiféminisme, mais disons tout de suite qu’il prend la forme d’une minimisation du féminisme (le front secondaire par rapport à d’autres urgences, l’idée de l’automaticité de l’émancipation des femmes, d’un progrès qui avance tout seul) ou de son occultation. Certes, le féminisme est dans l’actualité, au quotidien, et sous de nombreuses facettes, mais ce n’est pas si nouveau. C’est parce que nous avons la mémoire courte que nous nous en étonnons ; le mouvement paraît périodiquement « nouveau » depuis le XIXe siècle. Quant à son intensité, elle vaut celle des années 1900, quand les féministes françaises étaient capables de produire un quotidien, La Fronde, quand les Anglaises étaient dans la rue pour réclamer le vote, quand les plus radicales passaient à l’action directe et se retrouvaient par centaines en prison… Le jour de gloire n’est pas encore arrivé.

Si l’histoire du féminisme en est plein essor, les querelles qui traversent aujourd’hui le paysage des féministes semblent particulièrement rudes : de la question du voile à celle de la prostitution, de la question trans à celle de la pornographie, de la laïcité à l’écriture inclusive, on a l’impression que les féministes s’opposent souvent entre elles, sans toujours parvenir à se retrouver sur l’essentiel. Est-ce vraiment nouveau ? Y trouvez-vous votre part ? Estimez-vous, autrement dit, nécessaire et inévitable de participer à ces querelles internes, comme le signe d’une vitalité du champ féministe, ou est-ce le signe d’un affaiblissement de ce champ ?

Ces oppositions épidermiques montrent que les deux parties en présence se méconnaissent et caricaturent leur adversaire. C’est compliqué et douloureux. Par tempérament, par pragmatisme (l’union fait la force), par méfiance aussi à l’égard d’une culture politique française très marquée par la conflictualité, féminisme inclus, je n’ai pas envie de faire l’éloge de la querelle, je ne veux pas l’entretenir.
L’une des caractéristiques contemporaines est la fin du paradigme universaliste. Les recherches sur l’histoire des femmes y ont contribué, en montrant l’exclusion des femmes de l’universel, un universel qui se réduit donc à une minorité s’octroyant des droits refusés à la majorité de la population.

Un clivage de plus en plus fort a l’air de se creuser au sein même du camp dit progressiste aux États-Unis entre un mouvement de pensée mobilisé contre les violences sexistes, raciales, policières, et un autre mouvement, critique sur sa radicalité et qui dénonce une forme de sectarisme, de dogmatisme et de fermeture d’esprit (la « cancel culture »). On retrouve en France les mêmes enjeux de ce débat. Estimez-vous aussi qu’un climat d’intolérance gagne les esprits au sein même de la gauche intellectuelle ?

Vous insistez sur les « querelles » et c’est ainsi que le féminisme est approché par les médias, toujours. Cette insistance n’est-elle pas suspecte ? Ne fait-elle pas le jeu des adversaires ? Pour contribuer à la convergence des luttes, il faudrait peut-être aussi penser à ce qui réunit. Sur la notion d’importation, il faudrait aussi un peu réfléchir car c’est en tant que produit d’origine étrangère que le féminisme a été combattu en France dès le XIXe siècle. C’est une méthode commode pour disqualifier des idées et des pratiques que l’on veut combattre.
Ces précautions oratoires étant prises, oui, il y a un effet « américain ». Éric Fassin, entre autres, a expliqué il y a longtemps déjà, que de part et d’autre de l’Atlantique-Nord, la traversée ne se faisait pas sans déformations. Il y a aussi, il faut le souligner, aux États-Unis, dans les universités et dans les grands mouvements sociopolitiques, un réservoir d’idées très inspirant. Le sentiment, depuis la France, d’une avance des États-Unis est très fort. Je l’ai ressenti, dans les années 1990 et 2000, dans des universités, dans les librairies à New York et en Californie. C’était un émerveillement de voir tous ces livres sur des sujets (les identités butch/fem, le S/M, le mouvement trans, l’approche féministe de la santé, des règles…) qui n’avaient pas encore de place légitime en France. L’expérience étatsunienne est souvent décisive pour les parcours de féministes françaises. Je pense par exemple à la sociologue et théoricienne féministe Christine Delphy, étudiante en sociologie, partant y travailler pour le mouvement des droits civiques. Autre exemple, le parcours de la militante décoloniale Françoise Vergès dont l’approche a été modelée par le contexte étatsunien puis britannique : elle jouera un rôle important dans la mémorialisation de l’esclavage puis dans l’élaboration intellectuelle du féminisme décolonial. Par ailleurs, pour le féminisme noir des dernières années, l’élan militant a été donné, entre autres, par la traduction de textes classiques du black feminism réalisée par Elsa Dorlin. Ce geste a été important. Il a soulevé des interrogations sur l’inexistence d’un tel mouvement en France. Et depuis la parution de ce livre, un afroféminisme français radical (avec Mwasi, par exemple) s’est développé et la recherche met au jour un passé méconnu. Dans leur livre récent, Ne nous libérez pas, on s’en charge !, Bibia Pavard, Michelle Zancarini-Fournel et Florence Rochefort en tiennent compte, comme je le fais aussi dans Féminismes. 150 ans d’idées reçues.
Je ne peux discuter ici toutes les querelles que vous mentionnez ; je n’en ai pas envie. Elles me déchirent ; je les trouve affectivement difficiles à supporter. Il y a heureusement, quelquefois, des querelles qui finissent par s’éteindre parce que l’une des parties finit par l’emporter et que les peurs s’estompent. C’est ce qui s’est passé avec la querelle aujourd’hui oubliée de la parité.

 

Pour aller plus loin : 

Pour citer cet article

Christine Bard, “Le moment contemporain du féminisme”, Silomag, n°13, septembre 2021. URL: https://silogora.org/le-moment-contemporain-du-feminisme/

Réagir

Si vous souhaitez réagir à cet article, le critiquer, le compléter, l’illustrer ou encore y ajouter des notes de lecture, vous pouvez proposer une contribution au comité de rédaction. Pour cela, vous pouvez envoyer votre texte à cette adresse : contact@silogora.org

AGORA DES PENSÉES CRITIQUES
Une collaboration

Mentions légales Crédits