Au Brésil, la réforme du droit du travail qui entrera en vigueur en novembre prochain va entraîner un déséquilibre des rapports de force au profit des employeurs et une généralisation de la précarité au nom d’une prétendue autonomie des travailleurs qu’exigerait le monde moderne. Pedro Augusto Gravatá Nicoli revient sur les principaux changements que va engendrer cette réforme ainsi que sur ses enjeux.
Le Brésil subit l’une des périodes les plus sombres de son histoire, avec des revers concrets dans les piliers de sa démocratie et de sa vie sociale dont l’impact est encore incalculable. À la suite d’une rupture démocratique liée à un processus d’impeachment (au moins) douteux, le président Michel Temer a organisé une série de réformes qui modifient radicalement les structures de la protection sociale et du travail dans le pays. En dépit d’une désapprobation populaire croissante et de nombreuses questions sur la légitimité et l’honnêteté de ses alliés, Temer a concrétisé, dans une grande précipitation et avec une grande vigueur, de nombreux rêves des élites économiques du pays. La formule n’est pas nouvelle, ni locale. Sous des arguments tels que la nécessité de réduire les coûts de la main-d’œuvre, de lutter contre le chômage et, finalement, de « se moderniser », plusieurs mesures qui favorisent le déséquilibre social, la concentration des revenus et la dissolution des modèles redistributifs sont mises en œuvre.
Au centre de ces mesures, se trouve la réforme du travail, approuvée en juillet 2017 et qui entrera en vigueur au mois de novembre prochain. Toute similitude avec les réformes européennes des modèles sociaux n’est pas une simple coïncidence.
Cette réforme a été conçue d’une manière chirurgicale. Le Brésil a, depuis le début du XXe siècle, l’une des expériences les plus solides de la réglementation du travail et de la sécurité sociale dans le capitalisme périphérique. Il a structuré un droit du travail avec une vocation large et une sécurité sociale de prétentions universelles.
Avec la réforme de 2017, le « Code du travail » du pays (qui date de 1943) subit, en 70 ans d’existence, les plus grands changements. Toute la structure du droit du travail, fondée sur une tentative d’équilibrer les forces dans une relation de pouvoir asymétrique, est érodée. La réforme détruit précisément les liens de connexion de ce monument toujours complexe et délicat.
Affaiblissement des syndicats et utilisation de la négociation collective pour légitimer l’accroissement de la précarité
Concernant la dimension collective, les syndicats sont encore plus affaiblis. Alors qu’elle était considérée comme une zone de progrès dans les droits sociaux, la négociation collective devient une arène d’augmentation et de légitimation de la précarité. En effet, la réforme a largement admis la possibilité offerte aux conventions et accords collectifs de réduire les niveaux de protection établis par la loi. À côté de cela, le modèle de financement du syndicat brésilien (déjà problématique) est simplement dissous, impliquant pour les acteurs collectifs des négociations acharnées avec des employeurs solides.
Concernant la dimension individuelle, du contrat au licenciement, en passant par les modalités contractuelles, les garanties de temps, de santé et de sécurité au travail ou encore la protection des salaires, les modifications ont été nombreuses. En raison de leur perversité et de leur potentiel de destruction, certaines se démarquent. Tel est le cas de l’insertion du modèle de travail intermittent (la version brésilienne du « contrat de zéro heure »), précédemment interdit par la loi ; ou de l’extension de la sous-traitance généralisée.
Les flexibilisations du temps de travail sont également un point central. Les exemples varient de la réduction simple de la pause pour le repas (avant un minimum d’une heure, qui peut maintenant être réduit à 30 minutes) à la « banque d’heures », complexe et difficile à contrôler. Cette dernière est un mécanisme de compensation d’heures supplémentaires sans paiement additionnel. Ce mécanisme était auparavant admis seulement de manière exceptionnelle et devait toujours être précédé d’une négociation collective. Il est désormais généralisé et négocié au niveau individuel. De plus, les vacances peuvent être fractionnées en périodes plus courtes. Et la journée de travail de 12 heures (oui, vous lisez bien) est également généralisée, suivie d’une période de repos de 36 heures.
Dans la rupture des contrats de travail individuels, les contraintes sont relâchées. Une nouvelle modalité de rupture est prévue : « en raison d’une faute mutuelle ». Il n’est pas nécessaire d’être un expert pour voir que ce sera un domaine de fraude, de pression et de déséquilibre croissant au moment de la rupture du contrat. Il est important de se rappeler, qu’au Brésil, l’employeur est un souverain absolu dans la rupture du contrat, et la rupture sans cause est largement admise. Il peut licencier quand il veut, sans limites, et utiliser ce pouvoir comme une stratégie de gestion par la peur. La combinaison de la non intervention syndicale, de la possibilité d’accords de résiliation et le pouvoir de licenciement rendent la rupture extrêmement déséquilibrée, affaiblissant les travailleurs, les syndicats et les inspections. Et, comme cela ne suffirait pas, la réforme affaiblit les contrôles des licenciements collectifs.
L’autonomie du travailleur, un argument fallacieux
L’un des éléments les plus récurrents dans la défense de la réforme du travail est sa contribution supposée à l’autonomie du travailleur. L’argument est mobilisé dans diverses sphères : durée du travail, vacances, représentation syndicale, licenciement. La réforme relance l’idée abstraite de la liberté individuelle, en promouvant l’idée que des normes du travail inflexibles limiteraient cette liberté. Ce qui doit être clair ici, c’est que la condition de la liberté nécessite un minimum d’égalité matérielle et d’équilibre, afin de ne pas aboutir à son contraire. Le droit du travail sert cet objectif. En ne permettant pas une négociation formellement « libre » qui aboutit à la tyrannie du pouvoir économique, il protège le travailleur dans sa (petite) liberté. C’est cette équation que la réforme brésilienne veut casser.
Une autre prémisse importante est le fait que les travailleurs brésiliens seraient parmi les moins payés au monde, compte tenu des coûts sociaux. Contrairement à ce qui se répète comme un « mantra » dans le débat politique et médiatique au Brésil, le « coût » de la législation brésilienne du travail n’est pas élevé. En fait, il est assez faible. Les entités internationales qui font des comparaisons, comme le Bureau des statistiques du travail des États-Unis, situent toujours le Brésil dans les zones inférieures du classement. Le Financial Times a, en fait, publié un papier récent de 2017, notant que le coût horaire d’un travailleur dans l’industrie chinoise dépassait largement celui d’un travailleur brésilien[1].
Autrement dit, le discours sur l’autonomie de négociation coexiste avec la réalité écrasante de la vulnérabilité. Dire que le travailleur aura plus de liberté pour organiser ses heures de travail n’est rien d’autre qu’un vernis argumentatif. Le travailleur brésilien est surtout appauvri, dépendant du travail qu’il fait, et menacé par le chômage. Loin de pouvoir contracter à égalité, il cédera toujours à ce qu’exige son employeur. Et il travaillera plus longtemps, ou dans des modèles radicalement non structurés et sans contrepartie, comme le travail intermittent. La « négociation » proposée par la réforme est un simulacre. Elle ne peut donner lieu à des avantages pour les salariés brésiliens.
En conclusion, il semble certain que le Brésil suit la tendance mondiale des réformes qui, sous l’argument de la modernisation, augmentent les formes de concentration de la richesse et déséquilibrent les rapports de force dans les relations de travail. Dans une économie fortement marquée par les inégalités et la pauvreté, les impacts de ces réformes rendent cette discussion globale encore plus perverse pour nos réalités locales. La construction narrative d’une réforme qui étend « l’autonomie » est un « chant de sirènes » doublement puissant : elle est aussi efficace dans l’image neutre qu’elle essaie de vendre que perverse dans la dissimulation des intérêts qu’elle représente vraiment. Il reste, comme d’habitude, le chemin de la résistance sociale, avec tous ses problèmes déjà connus…