Comment abolir la propriété dominante en deux principes et trois exemplesTemps de lecture : 9 minutes

S’il existe une propriété d’usage qui est une propriété utile, la propriété dominante est l’un des plus terribles outils de l’asservissement et donc un important obstacle à la démocratisation de la société. Pour conserver la première et abolir la seconde, Emmanuel Dockès a dégagé deux principes directeurs : accorder la propriété à celui ou ceux qui ont l’utilité directe de la chose et imaginer une propriété fondante, c’est-à-dire qui perd constamment un peu de valeur. Il présente et illustre ici ces deux principes – développés dans son livre Voyage en misarchie – qui nous invitent à repenser de manière radicale notre société dans toutes ses dimensions.

Démocratiser sérieusement suppose de réduire, contrebalancer, diviser, supprimer autant que faire se peut, toutes les grandes dominations, tous les grands pouvoirs qui nous gouvernent, à commencer par le capitalisme et l’État. Le tout sans abîmer ce qui, par ailleurs, semble bien utile ou nécessaire. Dans cette œuvre qui ne peut qu’être globale et qui fait l’objet du Voyage en misarchie[1], l’une des cibles à traiter est la propriété.

Alors que l’essentiel de la population active occupée est subordonné au pouvoir de ceux qui possèdent les moyens de la production et de l’emploi, alors que nous vivons dans une société d’inégalités, d’accumulation, de productivisme forcené et d’avidité, la face noire de la propriété est trop évidente pour mériter qu’on s’y attarde longuement. D’autant qu’elle a cette propension maudite à la concentration. Les riches s’enrichissent aussi facilement que les pauvres restent pauvres. Vilaine bête donc, a priori, que la propriété. Les idées politiques, nombreuses et attirantes, qui d’une manière ou d’une autre souhaitent l’abolir, ont beau jeu de rappeler tout cela.

Mais la propriété a aussi quelques belles références à faire valoir pour sa défense. Le combat pluriséculaire des paysans pour expulser les seigneurs et autres maîtres de leurs champs, fut un combat pour devenir eux, et eux seuls, propriétaires de la terre qu’ils cultivent. Ce fut longtemps le plus exemplaire et le plus puissant des mouvements d’émancipation. Et l’idée n’est pas seulement rurale, elle est générale. Reconnaître à l’utilisateur d’une chose un droit sur cette chose, et même un droit exclusif sur cette chose, le dire propriétaire, c’est garantir l’absence d’emprise d’autrui sur son activité et donc sur lui. Pouvoir affirmer que ceci est mon champ, mon vélo, ma maison, mon outil de travail, est très directement lié à ma liberté de cultiver, d’habiter, d’aller et venir, de travailler… Et ce n’est donc pas sans quelques bonnes raisons que la propriété peut être considérée comme un droit fondamental de l’être humain. D’ailleurs, cette « propriété » de l’usager est si nécessaire à la liberté qu’elle fut conservée sous le nom de « possession » par celui-là même qui s’exclamait « la propriété c’est le vol »[2].

Comment dès lors protéger ceci, la fort sympathique propriété d’usage ou propriété utile, et abolir cela, la propriété éminente ou dominante qui est l’un des plus terribles outils de l’asservissement ? Comment aussi concilier la liberté individuelle d’user d’un bien et les inévitables questions collectives, environnementales ? Ce sont ces questions, rencontrées à bien des escales[3], que l’on va tenter de résumer ici, en deux principes et trois exemples.

1er principe : Qui use acquiert

La propriété doit être accordée à celui qui a l’utilité directe de la chose. « Qui use… », c’est l’utilisateur, « …acquiert », il doit être propriétaire. Selon ce principe, les biens consommés sont la propriété du consommateur, l’appartement est à celui qui l’habite, la terre est à celui qui la cultive, la machine à celui qui s’en sert, les biens qui sont utilisés par tout le monde sont des biens communs à tout le monde, les droits d’auteurs sont limités pour que le public (usager des œuvres) n’en soit pas trop longtemps dépossédé, etc.

2e principe : Tout s’écoule

Pour contrebalancer la fâcheuse propension de la propriété à s’accumuler, il convient d’imaginer une propriété fondante, une propriété qui constamment perd un peu de valeur. Avec nos habitudes spéculatives, la chose peut sembler étrange. Mais ce sont de mauvaises habitudes. Et le plus simple semble plutôt du côté de la propriété fondante. Les yaourts se périment, et le droit de propriété sur un yaourt perd en valeur de jour en jour. La personne humaine titulaire du droit elle aussi s’use, du moins tant que nous ne sommes pas immortels. Pour indexer les droits de propriété sur ce temps qui passe, il suffit d’abolir les quelques subterfuges actuels qui tendent à la perpétuation des propriétés, à commencer par l’héritage, et de créer quelques règles patrimoniales de salubrité sociale. Les droits sur les logements peuvent être viagers ; les droits de l’entrepreneur sur son entreprise doivent fondre pour faire glisser toutes les entreprises vers l’autogestion ; les comptes en banques peuvent souffrir d’un petit taux d’intérêt négatif, etc.[4]

En pratique, tout ceci se conçoit mieux avec quelques exemples.

1er exemple : la propriété des logements

Celui dont le droit est simplement viager ne sera pas choqué de la disparition de ce droit à son décès. Mais cela suppose de reconnaître dès le départ que la propriété est viagère, et donc que sa valeur diminue au cours de la vie. L’évaluation des droits doit prendre en compte cette érosion. Par exemple, il est possible de poser que la propriété reçue à la naissance vaut 100 %, à cinq ans, 95 % ; à cinquante ans, 50 % ; à 80 ans le droit ne vaut plus que 20 % de sa valeur initiale[5].

Pour rendre fonctionnelle cette évaluation fondante, il faut mettre en place une sorte de Fonds transitionnel. Lors du décès du propriétaire, le bien revient à ce Fonds transitionnel, lequel chargé de le revendre aux enchères, après quelques éventuelles rénovations (avec un éventuel droit de préemption reconnu aux proches du défunt, s’ils s’alignent sur le prix). Ce Fonds transitionnel a aussi un rôle important à jouer en cas de vente du bien entre deux particuliers. Prenons comme exemple, une personne de 70 ans qui vend une maison à un jeune de 20 ans. Ils s’entendent sur un prix de 100 000 euros. Celui qui vend reçoit la valeur son droit, soit 30% de 100 000, soit 30 000 euros. Celui qui achète paie la valeur du droit qu’il acquiert, soit 80% de la valeur du bien, soit 80 000 euros. Le Fonds transitionnel perd quelque chose lors de cette vente, puisque le bien désormais propriété d’un jeune lui reviendra beaucoup plus tard. Il est logique que le Fonds reçoive la différence entre le prix payé par le plus jeune et le prix reçu par le plus vieux (ici 50 000). Réciproquement, si la vente se fait d’un plus jeune vers un plus vieux, le fonds y gagne, puisque le bien sera la propriété d’un plus vieux et qu’il lui reviendra donc plus tôt. Le fonds paiera au jeune vendeur, qui vend un long droit de propriété, un complément du prix versé par le plus vieux, qui acquière un droit de propriété plus court.

Pour que seul l’usager du bien soit propriétaire, il convient aussi de prohiber la location de logement. Cela suppose de simplifier la revente, pour permettre l’acquisition à court terme. Ce qui peut se faire avec des assurances de rachat au même prix, accordées par le Fonds transitionnel.

La propriété est viagère, mais tout le monde doit être propriétaire de son logement. Cela suppose un pouvoir d’achat suffisant. Pour que les jeunes puissent acquérir facilement (alors que pour eux les acquisitions sont plus chères), il faut une refonte du système bancaire et des prêts sans taux d’intérêt sur de très longues périodes (égales à l’espérance de vie). Ce que les taux d’intérêt négatifs sur compte bancaire permettent de financer. Avec la petite assurance susvisée, c’est sans danger. Pour le prêteur, en cas de décès prématuré, le non-remboursement n’est pas un problème : puisque le bien fait retour au Fonds transitionnel, celui-ci finira de rembourser. Le système a pour autre avantage de faire perdre de la valeur aux droits de propriété sur des biens immobiliers… et c’est tant mieux pour que l’acquisition soit toujours moins chère. Au final, entre baisse des prix de l’immobilier et allongement des durées de prêt, les acquisitions devraient être bien moins onéreuses que les actuels loyers. Pour compléter le système, il convient simplement de lui adjoindre quelques aménagements[6], voire de petites exceptions pratiques (hôtels …).

2e exemple : la propriété des entreprises et des moyens de production

Qui apprécie la démocratie ne peut qu’être choqué de voir les principes démocratiques s’arrêter aux portes des entreprises. Un système démocratique décent suppose de penser l’autogestion. Il s’agit d’ailleurs de l’application du premier principe : « qui use acquiert ». Et les travailleurs sont les usagers de leurs moyens de production.

Il faut cependant protéger la liberté d’entreprendre, sauf à sombrer dans l’autoritarisme sclérosé des économies entièrement dirigées. Il faut que chacun puisse, s’il a l’énergie et les idées pour le faire, lancer sa propre entreprise. Cette liberté suppose toutefois de ne pas imposer systématiquement une autogestion complète.

Monter son entreprise, c’est souvent y mettre ses économies, s’endetter, travailler dur sans se payer, parfois pendant plusieurs années… S’il faut tout partager en deux à la première embauche, aucun entrepreneur n’embauchera jamais. Exiger de lui qu’il le fasse serait d’ailleurs injuste. Il n’est pas possible non plus d’exiger du nouvel embauché qu’il acquiert immédiatement la moitié des parts de l’entreprise… Il n’en a pas les moyens. Et surtout, il n’a (encore) rien fait pour mériter ce partage. Toutefois, avec le temps qui passe, la situation évolue. Si l’on reprend l’entrepreneur et son premier salarié vingt ans plus tard, en supposant que rien n’a changé, que l’employeur est resté l’employeur et que le salarié est resté subordonné, la situation est devenue inacceptable. Vingt ans plus tard, en réalité, l’entreprise est le fruit du travail des deux. Elle devrait, en bonne justice, être la propriété des deux. Il convient donc d’imposer à chaque salarié de consacrer une partie de son salaire à acquérir, au fur et à mesure, une partie équitable de l’entreprise. Et d’imposer à l’entrepreneur cette cession progressive de ce qui, initialement, était son entreprise. En pratique, plusieurs systèmes de glissement vers l’autogestion peuvent être pensés[7].

Attention, c’est parce qu’il est, lui aussi, un travailleur et donc un usager de l’entreprise que l’entrepreneur peut avoir des parts[8]. Aucune part, aucun droit de vote ne doit jamais être accordé à un simple apporteur de capitaux. En d’autres termes, la liberté d’entreprendre doit être protégée, en accordant des droits de votes préférentiels à l’entrepreneur initial, mais le capitalisme doit être aboli. Il convient que le travail puisse louer le capital, et que jamais le capital ne puisse louer du travail. Ce qui suppose, une fois de plus, de réorganiser le système bancaire[9].

3e exemple : les biens communs

Tout collectif suppose une organisation, donc la mise en place de pouvoirs[10]. La propriété collective et les normes et pouvoir qu’elle génère sont des limitations évidentes de la liberté et de l’autonomie. Il faut s’en méfier, comme on doit se méfier de toute limite posée à la liberté. Pour cette raison fondamentale, il est préférable que la propriété individuelle demeure le principe. Mais ce principe doit connaître une exception plus grosse que lui. Au nom de la liberté individuelle encore, la propriété dominante doit être abolie. Et donc, si les usagers principaux d’un bien sont plusieurs, la propriété ne saurait être accaparée par l’un d’entre eux. Les biens d’usage collectifs doivent être communs à tous leurs usagers. Même en conservant le principe de la propriété individuelle, l’abolition de la propriété dominante, en pratique, produit une forte et légitime extension des biens communs.

Pour limiter les soumissions issues de l’appartenance à des organisations collectives, cela suppose, de soigner la part d’autonomie des personnes, d’envisager la propriété individuelle de certains outils utilisés plus particulièrement par un travailleur, de travailler les procédures démocratiques des organisations propriétaires des biens communs, etc.[11]

De plus, on rappellera que, comme l’usage d’un bien n’est jamais totalement dépourvu d’effets sur autrui, la propriété ne peut jamais être un droit absolu. Pour être complet, il faudrait donc traiter des règlements d’urbanismes, des limitations des nuisances qu’un usage peut causer, de la prohibition des pollutions …

L’abolition de la propriété dominante ne peut se concevoir isolément. Elle se pense dans une évolution radicale de tout notre système juridique. Ceci ne doit pas décourager, mais inciter. La radicalité est possible, puisqu’elle est nécessaire. Et elle possible tout de suite, parce qu’elle est urgente.

Voyage en Misarchie, éds. du détour, 2017 (nouvelle éd. en 2019)

Proposition de code du travail (coord.), Dalloz, 2017

Droit du travail, avec G. Auzéro et D. Baugard, précis Dalloz, 2019.

[1] Emmanuel Dockès, Voyage en misarchie – Essai pour tout reconstruire, éds du Détour 2017, 2e éd. format poche 2019. La misarchie est un régime dont le principe est une réduction maximale des pouvoirs et des dominations.

[2] Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ?, Paris, J.-F. Brocard éd., 1840 (en libre accès sur Gallica).

[3] Emmanuel Dockès, op. cit., sur les droits de propriété en général, v. p. 341-374 ; sur la propriété des moyens de production, v. p. 286-291, 404-445, 450-451 ; sur les biens communs v. p. 79-190, 116-122, 211-223, 293 ; sur la monnaie et la banque, v. p. 85-92, 100-103, 111-117, 215, 373, 408.

[4] Cette fonte au cours du temps de la propriété a aussi l’avantage de permettre l’abolition de l’héritage sans spoliation. Dans une société qui craint les inégalités, il convient en effet d’abolir l’héritage, au moins pour l’essentiel. Les enfants des plus riches héritent déjà souvent d’un capital culturel déséquilibré. Il n’apparaît guère utile de leur accorder en plus un avantage patrimonial. Pour que cette abolition ne soit pas (trop) vécue comme une spoliation, il convient que les principaux éléments du patrimoine soient dès le départ calculé, acheté et vendu, selon une valeur glissante, fondante avec le temps, ce qui fait qu’au jour du décès l’essentiel de ce qui aurait pu être transmis a déjà cessé. Il s’agit de l’un des grands atouts de la propriété fondante, dont le fonctionnement pratique est un peu expliqué ci-dessous.

[5] On peut garder un minimum de 10% pour les heureux qui passent les 90 ans.

[6] Par exemple, les enfants qui habitent avec leurs parents sont eux aussi usagers. La logique veut qu’ils soient eux aussi propriétaires… On peut imaginer toutes sortes de moyens d’acquisition, ou d’assurance vie permettant aux enfants de racheter leur logement en cas de décès prématuré de leurs parents.

[7] V. Emmanuel Dockès, op. cit., p. 286-291, 404-445.

[8] Plus précisément, une entreprise doit être exclusivement la propriété de ses travailleurs… seulement si elle est dans une situation de concurrence suffisante. Dans le cas inverse, et notamment dans le cas des grandes entreprises monopolistiques ou quasi telles, l’entreprise exerce un contrôle, un pouvoir sur ses clients ou usagers… et ce sont donc ces derniers qui doivent recevoir le pouvoir.

[9] Sur le système bancaire, v. Emmanuel Dockès, op. cit. p. 87-90 ; 112-115 ; 202-209.

[10] Le pouvoir est, de fait, présent même dans les organisations qui prétendent tout régler au consensus unanime : ce pouvoir s’exprime, en cas de difficulté, par la pression faite par la (grande) majorité sur la (petite) minorité pour qu’elle cesse de bloquer les décisions… Il est alors imposé de se dédire… ce qui peut être pire que d’être simplement mis en minorité.

[11] Pour traiter de cette question plus en détail, il faudrait distinguer les organisations selon leur taille, selon qu’on y adhère librement ou qu’on y appartient obligatoirement dès lors que l’on habite quelque part, etc. Il faudrait insister sur la vieille exigence de séparation des pouvoirs, sur la nécessité de jouer de la balance, entre consensus, vote, tirage au sort, etc. Il faut aussi rappeler que certains biens sont si communs à tous, comme l’air, qu’il faut seulement les protéger pour que tous puissent en user, sans qu’aucune entité, même collective, ne puisse se les approprier. On peut aussi concevoir que d’autres biens soient déclarés inappropriables, au nom du renoncement des êtres humains à en user.

Pour citer cet article

Emmanuel Dockès, « Comment abolir la propriété dominante en deux principes et trois exemples », Silomag, n° 10, mars 2020. URL: https://silogora.org/comment-abolir-la-propriete-dominante-en-deux-principes-et-trois-exemples/

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