Fabien Desage et David Guéranger ont autorisé Silo à publier des extraits de leur article, «Rendez-vous manqué de la gauche et de la politique locale», publié dans Le Monde diplomatique en janvier 2014. Nous les en remercions.
Censées rapprocher les élus des citoyens, les institutions intercommunales issues des réformes de décentralisation, dont la dernière en date est la métropole, fonctionnent en fait dans une grande opacité. L’esprit de consensus qui règne dans ces structures fermées estompe les clivages politiques et permet la confiscation du débat au profit d’une technicisation de l’action publique. Fabien Desage et David Guéranger interrogent les raisons pour lesquelles les principales formations de gauche se sont converties à cette cogestion partisane des intercommunalités et mettent en évidence les dommages démocratiques collatéraux qu’elle produit.
La décentralisation semble ainsi largement insensible aux alternances politiques. Quel parti s’opposerait à la nécessité de « rapprocher la décision du citoyen » ? Qui contesterait aux élus locaux — et en premier lieu aux maires — la défense d’une citoyenneté et d’un « lien démocratique » mis à mal au niveau national ? Cet unanimisme assourdissant connaît toutefois une exception : le Front national (FN), qui a beau jeu de monopoliser la critique de la décentralisation en dénonçant la « gabegie » financière, le renforcement des « baronnies » et des « féodalités » locales, ou encore l’« éclatement » du cadre national[2]. […]
Des gestions locales globalement dépolitisées
Pourquoi les principales formations de gauche, dont le Parti communiste français (PCF), Europe Ecologie – Les Verts (EELV) et le Parti socialiste (PS), ont-elles déserté le champ de la critique, l’abandonnant à l’extrême droite ? Comment se sont-elles converties à ce qui s’est avéré une conception du local globalement dépolitisée, centrée sur la défense des « territoires » ? Répondre à ces questions oblige à esquisser une histoire aux allures d’« étrange défaite ».
Cette histoire renvoie d’abord à un mouvement de professionnalisation du métier politique[3] qui a largement bénéficié des débouchés offerts localement. Ainsi, les carrières électives associent de manière toujours plus étroite mandats locaux et mandats nationaux. Les premiers permettent non seulement d’accéder aux seconds, mais aussi de limiter la portée des défaites nationales. […] Toute réforme des institutions locales est ainsi déterminée par ces carrières politiques […].Leur issue se joue moins dans les rapports de forces entre formations partisanes que dans les compromis entre les intérêts catégoriels des professionnels de la politique. […]
La gestion locale elle-même n’est pas épargnée par la dépolitisation partisane. Comment ne pas constater la similitude des programmes d’action publique dans de nombreuses villes, indépendamment de la majorité au pouvoir ? Quelle agglomération n’a pas — ou ne veut pas — son tramway, son centre de congrès, son grand stade de football ou son écoquartier ? Laquelle des métropoles françaises n’entend pas attirer les classes moyennes supérieures ou les classes créatives, axer son développement sur l’économie de la connaissance ou encore devenir capitale européenne de la culture ? […]
Et pourtant, la standardisation des politiques locales n’a pas toujours été la règle. Pour mémoire, on peut mentionner les époques, pendant l’entre-deux-guerres et jusqu’aux « trente glorieuses », du socialisme puis du communisme municipal, qui furent à l’origine de politiques audacieuses en matière de santé, de logement, d’action culturelle, d’assistance aux chômeurs, de constitution de caisses de grève, etc. […]
Le développement d’espaces politiques à l’abri des regards
Comment expliquer dès lors que des élus de la gauche s’accommodent de l’uniformisation relative des politiques municipales ? La réponse implique, sans ordre de préférence, la sélection sociale croissante des élites locales de gauche, de moins en moins issues des classes populaires (lire « Cent dix-sept fois plus de cadres que d’ouvriers ») ; la professionnalisation de l’action publique municipale et sa prétendue technicisation ; l’intensification des échanges entre institutions, permettant la circulation des fameuses « bonnes pratiques » ; le poids de certaines contraintes financières acceptées au nom du pragmatisme ; l’affaiblissement des structures de contrôle externe des élus locaux, parmi lesquelles les partis politiques. On voudrait également développer ici une autre hypothèse, moins souvent étudiée : celle du développement d’espaces politiques fermés où prévalent l’entre-soi, le petit nombre et le huis clos, plutôt que l’assemblée, l’hétérogénéité, la publicité, le débat.
La multiplication et le renforcement, ces vingt dernières années, des structures de coopération intercommunale ont joué un rôle majeur dans la dépolitisation du local. Le mode de scrutin de ces instances, dont les élus sont désignés par les conseils municipaux, concentre en général les critiques. Cependant, l’opacité qui y règne est loin de se réduire à cette question et repose, plus fondamentalement, sur le monopole accordé aux maires : aucune décision, en particulier si elle concerne leur commune, ne saurait être prise sans leur accord. Pour être en mesure d’exercer un contrôle, ils préemptent les postes d’un exécutif intercommunal qui prend souvent une allure d’armée mexicaine. Des maires de toutes les formations politiques — de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) au PCF — y siègent les uns à côté des autres, avec des délégations aux intitulés parfois farfelus : « relation avec le contrôle départemental de gestion », « préemptions, cessions gratuites », « capture et garde des animaux errants, gestion du refuge communautaire »… Et, si le nombre de vice-présidents n’y suffit pas, il existe une pléthore d’instances (commissions, conférences des maires, bureau, bureau restreint) qui permettent aux maires de faire valoir l’intérêt de leur commune à l’abri des regards extérieurs. Dans ces lieux, où il faut satisfaire les intérêts divergents, la recherche du compromis prime sur l’expression des clivages partisans ou idéologiques, aboutissant à une gestion le plus souvent technique.[…]
Loin de constituer une anomalie ou un cas isolé, l’intercommunalité est emblématique de cette prolifération d’institutions où s’élabore l’action publique, dans un rapport distant aux lieux de délibération démocratique. Des institutions qui, d’un côté, procurent de nombreux avantages à ceux qui les investissent : les indemnités de présence, les remboursements de frais et autres avantages matériels ou symboliques, mais aussi le confort de l’entre-soi et d’une décision à huis clos, sans les habitants ni les militants. De l’autre, les assemblées élues et délibérantes des collectivités locales (conseils municipaux, généraux et régionaux) se trouvent condamnées à entériner la plupart des décisions, réduites à un rôle de chambre d’enregistrement où se tiennent des débats de façade.
L’observation des conseils communautaires en livre la triste illustration. Leur durée, l’heure tardive à laquelle ils se terminent, l’enchaînement de délibérations sans enjeux font naître un sentiment de lassitude : à mesure que l’heure avance, les rangs sont plus clairsemés, les signes d’impatience plus nombreux ; l’attention se relâche et les apartés se multiplient, dans une ambiance de plus en plus goguenarde et dissipée. Les partis politiques de gauche accusent particulièrement le coût de ce fonctionnement : faute d’information, leurs militants se retrouvent privés des moyens d’interpeller leurs représentants ; faute de perspectives offertes aux simples conseillers, la crise des vocations militantes se trouve aggravée et le renouvellement des élites politiques compromis.
Ces dommages démocratiques collatéraux seraient, entend-on, compensés par la « réactivité », la « souplesse », l’« efficacité » qu’apportent à l’action publique ces structures locales, notamment intercommunales. En fournissant des moyens (humains, fiscaux, financiers) supplémentaires, elles permettraient de mener des politiques mieux ajustées aux besoins de la population et, surtout, du territoire — ainsi unifié et fantasmé. Le regroupement des communes procède de cette logique fonctionnelle : il s’agit de faire (ou de faire mieux) à plusieurs ce qu’on ne pourrait faire (ou ne faire que mal) seul. Et puis, la longue liste des réalisations portées au crédit des collectivités territoriales et de leurs satellites n’en apporte-t-elle pas la preuve éclatante ? Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), les collectivités locales ont assuré en 2012 plus de 70 % de l’investissement public.
Le débat mérite pourtant d’être instruit autant à l’aune de ce que les institutions locales font que de ce qu’elles ne font pas. À ce titre, les structures intercommunales affichent un bilan très mitigé. […]
La subordination des politiques locales à des enjeux territoriaux plutôt que sociaux
Les réalisations visibles, parfois très symboliques (le Grand Stade de Lille, le réaménagement piéton du Vieux-Port à Marseille, le Carrousel des mondes marins à Nantes, la construction du tramway à Montpellier), tendent à faire oublier que d’autres compétences peinent à se manifester, en particulier celles qui portent à la polémique : la fixation des priorités en matière d’aménagement et de développement du territoire (document de planification, fiscalité locale…), les politiques en faveur des populations les plus fragiles (logement social, aires d’accueil des gens du voyage…). Or cette absence de politiques locales redistributives s’explique largement par les règles de fonctionnement collégiales et prétendument non partisanes qui prévalent dans ces structures. Loin d’avoir été affaiblis par l’intercommunalité, comme on l’entend souvent, les maires y jouissent d’un droit de veto et d’un pouvoir accru. Ce renforcement de leur rôle personnel, de leur statut d’intercesseur obligé des intérêts communaux, s’est fait au détriment de la politisation de ces instances.
La décentralisation n’est pas démocratique au motif qu’elle rapprocherait mécaniquement la décision du citoyen ou qu’elle favoriserait la proximité. Le maire, les élus locaux ne sont pas naturellement les derniers remparts face à la crise de la démocratie représentative. La « démocratie d’élus locaux » née de la décentralisation a subordonné les politiques locales à des enjeux territoriaux plutôt que sociaux, consensuels plutôt que contradictoires, négociés plutôt que délibérés. Des espaces et des dispositifs démocratiques existent et se développent déjà (démocratie directe, référendum révocatoire, non-reconductibilité…), mais d’autres restent à inventer pour faire vivre les oppositions et les débats. Ce que nous aimerions appeler, en nous inspirant des mots de l’écrivain portugais Fernando Pessoa[4], une « démocratie de l’intranquillité ».
Pour aller plus loin :
Fabien Desage et David Guéranger, La Politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales, Bellecombe-en-Bauges,Editions du Croquant, 2011.