Face aux carences de l’État et du marché concurrentiel, des formes d’auto-organisation ont été développées dans nombre de secteurs pour répondre aux besoins liés à la pandémie. En s’appuyant sur l’exemple emblématique des personnels hospitaliers, Guy Carassus montre comment l’auto-organisation rend possible des prises de conscience des ressources insoupçonnées que recèlent les collectifs de travail et des limites qui viennent les restreindre. Dans une période où sont mises en débat des propositions pour concevoir « un autre monde », il insiste sur l’importance de faire de l’acquisition de nouveaux droits d’intervention et de décision dans les affaires de l’entreprise et de la cité la condition d’une transformation en profondeur de notre société.
Avec la crise sanitaire et ses corollaires résultant de la pandémie provoquée par le coronavirus, il devient patent que capitalisme financier qui applique, peu ou prou, ses recettes sur la planète entière dans des conditions singulières, n’est pas en mesure d’assurer la protection des personnes ni la résilience des sociétés face à un cataclysme pandémique. Il aura fallu la mobilisation des ressources citoyennes et associatives, déployées dans des actions coopératives et solidaires, il aura fallu la mobilisation des collectivités locales et de leurs agents, il aura fallu l’engagement professionnel et le sens de l’intérêt général de millions de salariés dans les activités essentielles à la vie sociale pour qu’une résistance collective soit dressée face à la pandémie et que puisse s’organiser une riposte. Ni le marché ouvert, ni la concurrence libre, ni le libre échangisme n’auront été d’un moindre recours face à l’urgence sanitaire et sociale. Quant à la plupart des gouvernements nationaux et de leurs représentants au conseil européen, ils auront plus sûrement révélé les limites et les périls des politiques néolibérales mises en œuvre ces dernières décennies en s’affranchissant, pour un temps, des règles austéritaires que de s’être montrés à la hauteur des défis sanitaires de la période. Dans ces circonstances, une des exigences essentielles est de ne pas être en deçà du défi de transformation sociale systémique auquel se trouvent confrontées la société française et l’Europe, pour s’en tenir à ce périmètre.
Inscrire résolument l’issue à la crise dans une perspective d’émancipation humaine
Dans le moment actuel, il s’agit donc bien de trouver des points d’appui dans des réalités concrètes contradictoires, mais riches en potentialités de changement, pour avancer dans la mise en œuvre des transformations sociales et écologiques visant une perspective d’émancipation humaine. Cela passe nécessairement par la conquête de nouveaux droits qui favorisent l’appropriation sociale des moyens de production et d’échange, ainsi que par celle de nouveaux pouvoirs politiques et démocratiques qui fassent reculer les prérogatives coercitives, autoritaires et centralisatrices de l’État de classe au profit d’une autre organisation étatique régulatrice et coordinatrice de la volonté populaire.
De ce point de vue, il est une caractéristique qui, dans la période, a grandi et devrait retenir toute l’attention : l’émergence de formes d’auto-organisation dont on fait preuve des secteurs socio-professionnels (services publics, économie sociale et solidaire, paysans), associatifs et citoyens pour remédier aux carences de l’État ou du marché concurrentiel ouvert au vent mauvais du libre échangisme, en prenant en main une partie de la réponse aux besoins que suscitait le combat contre l’épidémie provoquée par la covid19.Cette organisation d’une forme de résistance populaire à la crise n’est pas à proprement parler nouvelle bien que certaines de ses caractéristiques actuelles le soient. Elle accompagne fréquemment les révoltes et les révolutions dans leurs premiers instants sans toujours donner lieu à des prolongements durables. Or, quand son élan s’épuise ou s’éteint, c’est là souvent le signe que la dynamique portée par les idéaux émancipateurs s’affaiblit. Pourtant, c’est de sa permanence et de sa constance dont a besoin un mouvement transformateur qui viserait un changement systémique, car elle est une puissance sociale dont se dotent les mouvements populaires pour mener leurs luttes et rompre avec les tutelles aliénantes qui les entravent.
Le courage et l’imagination des personnels hospitaliers
L’exemple le plus emblématique d’auto-organisation a été celui des personnels des hôpitaux publics qui ont réagi en faisant preuve de courage et d’imagination face aux manques de personnels, de moyens de protection et de matériels de soins qui les ont mis en danger, eux et leurs patients. Bien sûr, il a été question de pallier les dramatiques carences et de faire face aux urgences vitales. Il n’en demeure pas moins que leur réaction à mis en lumière les ressources insoupçonnées que recèlent les collectifs de travail dès lors qu’ils sont mis en position de s’organiser par eux-mêmes.
Dans l’épreuve et dans l’urgence, se sont affirmés des collectifs humains qui ont su se mobiliser sans compter devant le danger. Ils ont inventé de nouvelles formes d’organisation de leur travail en faisant appel à la disponibilité, à l’intelligence et à la créativité de tous les personnels soignants tout en dépassant l’étroitesse des rapports hiérarchiques. Ils ont repoussé leurs limites en se formant sur le tas aux soins infirmiers en réanimation et tiré des enseignements « à chaud » pour améliorer les protocoles de soins. Ils ont aussi coopéré avec le secteur associatif pour trouver des moyens matériels qui faisaient défaut. Etc. Ce faisant, ces collectifs de travail inédits ont pu renouer avec le sens de leur mission de service public en vue de servir l’intérêt général qu’est la protection sanitaire des populations et, par la même, ré-enraciner l’utilité sociale de leur profession dans la communauté nationale. Face à la faillite d’une organisation sociale vouée à la mise en valeur du capital, ils ont administré la preuve qu’au fondement des sociétés est le travail vivant tourné vers la réponse aux besoins individuels et sociaux, en tout premier lieu ici, ceux relatifs à la santé publique.
Deux aspects principaux me semblent devoir être relevés. D’une part, la capacité dont ont fait preuve les agents hospitaliers du public à élaborer de nouveaux rapports de travail qui pallient et surmontent provisoirement les empêchements et obstacles nés de choix politiques de santé publique, en lieu et place des instances qui étaient censées les diriger et leur imposer le mode d’organisation de leur activité. D’autre part, l’aptitude qu’ils ont manifestée à se substituer dans l’urgence aux instances de directions et à l’État, censés être le niveau ad hoc d’intervention notamment pour ce qui concerne le personnel et le matériel.
L’auto-organisation des personnels hospitaliers leur a permis de se hisser à un niveau de prérogatives qui ne leur était pas accessible jusqu’alors et de montrer leur capacité à les exercer.
Faire des expériences d’auto-organisation un point d’appui pour le monde d’après
Pour prendre la mesure de ce qui se joue dans ce mouvement d’auto-organisation où s’inventent des coopérations solidaires en réponse à la crise actuelle et le mettre en perspective, il faut, de mon point de vue, l’appréhender à l’aune de la dualité dialectique du communisme : à la fois mouvement qui transforme l’état des choses actuel et société future qui repose sur de nouveaux rapports sociaux à construire dans la durée du temps historique. Il faut également se remémorer deux caractéristiques essentielles du communisme que sont l’appropriation sociale et le dépérissement de l’État coercitif et autoritaire dans une visée d’autonomie des personnes et d’émancipation humaine. Entre, il y a les luttes multiformes – la seule chose qui puisse être assurée – que mènent les peuples pour dépasser les aliénations qui les oppressent et faire valoir leurs intérêts collectifs. Et l’affleurement de formes d’auto-organisation manifeste l’existence d’un communisme déjà-là comme possible.
Or ce mouvement, limité mais remarquable, de transformation de « l’état de choses existant » qui a conduit des personnels à une forme partielle et temporaire d’appropriation sociale de leur « outil de travail » et à la prise d’initiatives en lieu et place d’un pouvoir central défaillant et désarmé du fait de ses propres choix politiques, ne peut-il dès lors se lire comme participant des prémices d’un mouvement communiste ? Certes, il n’est pas couplé à une revendication politique plus large d’appartenance et d’intention qui l’identifierait consciemment au communisme – tel qu’ici schématiquement entendu. Mais cette expérience d’auto-organisation met en exergue la capacité essentielle dont doit se doter un peuple pour se donner les moyens d’un changement politique radical et en rester maître parce qu’il est le fruit de sa propre intervention. De plus, c’est bien dans un tel processus concret où s’engage une remise en cause des rapports sociaux de subordination à un ordre social que peut se construire une conscience éclairée des causes des problèmes et des solutions pour y remédier. À titre d’exemple, on se souviendra que le mouvement des gilets jaunes a pu progresser dans sa réflexion politique jusqu’à mettre sur le devant de la scène l’instauration d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC) comme d’un levier pour se réapproprier l’espace citoyen décisionnel ; l’une de leurs propositions phares qui perdure encore aujourd’hui. Ou encore et d’une toute autre manière, l’expérience de la convention citoyenne pour le climat chargée d’élaborer des propositions pour lutter contre le réchauffement climatique a pu montrer la compétence de citoyens lambda à y parvenir – quoi qu’on pense du contenu – dès lors que les conditions étaient créées à cette fin.
Le dépassement des aliénations
Au fond, ce que mettent à jour ces phénomènes d’auto-organisation qui apparaissent dans le monde du travail et dans la société civile, c’est bien la question du dépassement des aliénations par l’appropriation sociale et individuelle des leviers qui participent du renouvellement et du développement d’une formation sociale. Pas seulement dans les activités productives pour contrer l’exploitation, mais aussi pour défaire la domination d’une classe et renverser une hégémonie idéologique qui cadenassent l’aliénation. En rendant étrangères et inaccessibles –voire hostiles– aux producteurs leurs propres productions sociales, l’aliénation mutile les potentialités de développement humain. Or, dans un contexte où les nouveaux outils numériques provoquent une révolution dans le travail comme dans tous les domaines de la vie, ce qui vient à l’ordre du jour comme potentialité anthropologique et civilisationnelle, c’est le plein développement des capacités humaines pour les maîtriser et les mettre aux services de tous. L’exigence actuelle majeure face à l’essor des forces productives, c’est le renversement des aliénations par un mouvement d’appropriation collective et individuelle de ces mêmes forces qui leur en rende la pleine maîtrise.
La réflexion de l’ethno-historien marxiste Charles Parain peut aider à saisir ce processus. Dans ses ouvrages, il a pu notamment montrer les liens qui unissaient les exigences logiques des progrès des techniques aux rapports sociaux mis en œuvre. Ainsi écrivait-il :
« c’est seulement lorsque s’est réalisée une expérimentation suffisamment vaste, que les nécessités logiques du développement s’imposent à la conscience des producteurs directs et de ceux qui exploitent leur force de travail[1].
L’expérience de formes d’auto-organisations collectives du travail peut être à la fois un moment de la prise de conscience des capacités qu’il faut mettre en œuvre pour travailler efficacement en vue d’une fin et celui d’une connaissance concrète des limites de rapports sociaux de domination qui restreignent ou empêchent le développement nécessaire de chacun. Et ainsi laisser apparaître que la domination d’une classe avec son système d’exploitation et de domination est historiquement dépassée…
Un renversement copernicien
Du coup, il ne s’agit pas ou plus de voir simplement ce moment de lutte sociale comme seulement à dépasser pour que les intentions et les objectifs qu’il porte soient relayés par des forces syndicales et politiques dans leur champs spécifique d’intervention. Il faut au contraire le percevoir désormais comme un moment incontournable et nécessaire d’invention et de construction d’une capacité collective d’intervention qui doit devenir résiliente et pérenne grâce à sa traduction en termes de droits imprescriptibles attachés à la personne. Et dans lequel les forces organisées ont toute leur place pour stimuler et enrichir un processus d’acquisition de nouvelles capacités d’intervention, pour que dans le débat citoyen grandisse la conscience collective des possibilités et des nécessités.
C’est pourquoi, il me semble indispensable que dans la période qui s’ouvre les propositions mises en débat pour concevoir « un autre monde » intègrent de manière structurelle l’acquisition de nouveaux droits, citoyens et politiques, d’intervention et de décision dans les affaires de l’entreprise et de la cité comme condition d’une transformation en profondeur de notre société. Pour une avancée autogestionnaire.
Au fond, cette approche de ce qui peut émerger de neuf de cette nouvelle crise consécutive à la Covid-19 met l’accent sur des points d’appui apparus dans les expériences et dans les consciences qui peuvent permettre d’engager un nouveau chemin pour la transformation de la société : une voie qui prioriserait la participation des citoyens au processus de rupture avec le capitalisme jusqu’à son dépassement et considère que c’est là le propre d’une révolution.