Si chaque crise financière est unique, une analyse historique des grandes crises permet de repérer des enchaînements communs. À condition de le vouloir, il est donc possible de définir un plan d’action pour les éviter.
La crise financière qui a démarré en 2007-2008 est du genre de celle à rester dans les livres d’histoire. Elle rejoint les grands dérapages spéculatifs du type de celui des années 1920. En remontant plus loin dans le temps, on pense également à la crise des tulipes hollandaises du XVIIe siècle, aux bulles françaises et anglaises du XVIIIe, aux crises bancaires du XIXe ou à la panique américaine de 1907. Bref, chaque siècle est marqué, depuis longtemps, par des envolées et des déconvenues dans le monde de la finance.
Pour qui souhaite tenter de les éviter à l’avenir, une question se pose : peut-on repérer des enchaînements communs conduisant à ces convulsions, que l’on pourrait alors tenter d’éviter ? Ou bien sont-elles irrémédiablement singulières et imprévisibles ? Une analyse historique des grandes crises permet de montrer qu’elles ont tendance, au-delà de leur dimension locale et située dans le temps, à suivre les mêmes grands chemins (voir Une brève histoire des crises financières, La Découverte, 2013).
Les petits génies
À l’origine des crises financières, on trouve toujours des petits génies. Des innovateurs qui inventent une autre façon de faire, ou, pour être plus précis, une autre façon de gagner de l’argent. Quand ce talent est mis au service de l’invention de la carte de crédit ou du distributeur de billets de banque, il nous est utile. Mais il peut également prendre des voies plus perverses et les innovations financières dangereuses rassemblent généralement trois caractéristiques.
La première est d’être des armes de concurrence massive. Elles sont inventées et mises en œuvre d’abord et avant tout, comme dans les autres domaines, pour gagner un avantage sur les concurrents. Mais, contrairement à l’innovation qui amène sur le marché de nouveaux produits (Internet par exemple), dans la finance, elle vise à obtenir une part plus grande des placements ou de la gestion des risques réalisés par d’autres. Plus la finance est libéralisée, plus la concurrence est élevée et plus l’innovation est présente pour gagner des parts de marché. Elle est l’outil d’un jeu à somme nulle qui sert en premier lieu à des transferts de revenus.
La deuxième est qu’elles sont systématiquement établies pour naviguer par beau temps. Elles offrent des moyens de placement ou de gestion des risques qui paraissent toujours formidables parce qu’ils reposent sur l’idée que, la banque et la finance étant par essence des secteurs peuplés de gens sérieux, intelligents et calmes, leur utilisation ne peut qu’être utile au bien-être de ceux qui les achètent. Leurs inventeurs sont incapables d’envisager un retournement de cycle, sans même parler d’un krach. C’est pourquoi elles conduisent à sous-estimer les risques et contribuent à créer un sentiment d’euphorie financière.
La troisième repose sur leur capacité à offrir des services de contournement réglementaire, légal ou fiscal. C’est la raison pour laquelle elles passent souvent par les paradis fiscaux qui, au-delà des pertes de recettes fiscales qu’ils induisent, nourrissent également l’instabilité financière.
On entend souvent que cette capacité d’innovation de la finance rend toute réglementation obsolète, de nouveaux produits venant forcément contourner toute nouvelle règle. Sauf qu’il se passe toujours beaucoup d’années entre le moment où des nouveaux produits financiers sont inventés et commercialisés et celui où ils prennent une importance telle qu’ils puissent provoquer une crise d’ensemble. Un régulateur sérieux a toujours la possibilité de mettre fin à une dynamique explosive. Un régulateur financier laxiste est donc une autre condition nécessaire au développement des bulles.
Une fois les nouveaux produits en marche, la seule façon de gagner beaucoup est de les utiliser pour prendre des paris. Mais avec l’argent des autres. Dès 1865, le baron James de Rothschild affirme devant une commission d’enquête française que « si les spéculateurs peuvent compter sur un crédit illimité, personne ne peut dire l’ampleur de la crise qui s’en suivra ». Tous les exemples historiques le montrent : une bulle financière est toujours précédée d’une bulle de crédit. Et dans la course aux profits que se font les investisseurs, c’est bien entendu à celui qui pourra emprunter plus pour parier plus.
Une perte de contrôle
Afin de freiner toute réglementation trop importante, les banques et les investisseurs financiers mettent en avant l’argument selon lequel ils ne sont pas fous : pourquoi prendraient-ils des risques inconsidérés au point de provoquer un désastre ? Or, l’histoire des crises souligne combien chacune d’elle passe par un mauvais contrôle des risques en interne chez les acteurs de la finance.
Il y a des dimensions techniques à ces mauvais contrôles (données disparates, mauvais modèles d’appréciation des risques utilisés, etc.). Mais également des dimensions politiques.
Dans son édition du 7 avril 2008, l’hebdomadaire britannique The Economist publiait un drôle d’article intitulé « Confessions d’un gestionnaire des risques ». Écrits par le risk manager en chef d’une grande banque internationale, ces aveux anonymes sur les relations entre commerciaux et contrôleurs des risques illustrent parfaitement la nature des batailles qui se jouent dans les grands établissements financiers : d’un côté, les commerciaux passent des semaines à monter une affaire censée rapporter gros à l’établissement et à eux-mêmes en termes de bonus ; de l’autre, les contrôleurs, considérés comme un centre de coûts, réagissent d’instinct sur une proposition qu’ils ont reçue une heure avant la réunion qui doit décider si la banque s’engage ou non dans la transaction. « La pression sur le département du risque pour aller de l’avant et approuver les transactions [est] immense ».
Dans un tel contexte, il reviendrait au conseil d’administration de définir les stratégies acceptables et de mettre le holà aux choix trop risqués. Rappelons que dans celui de Lehman Brothers, on trouvait un amiral en retraite, une actrice et un producteur de théâtre !
La fraude toujours présente
Toutes les crises financières comportent une dimension frauduleuse. Il y a des escrocs, comme Bernard Madoff. Mais la fraude va bien au-delà. Elle est systémique.
Les financiers ne sont pas tous des malfaiteurs et encore moins des mafieux ! Mais les frontières entre le licite et l’illicite apparaissent extrêmement poreuses et les comportements transgressifs prennent plus d’importance dans les périodes de bulle. Selon le juge Jean de Maillard, ces derniers recouvrent trois modalités : l’utilisation de techniques de dissimulation comptables et d’habillages juridiques (hors bilan et paradis fiscaux) ; la multiplication des innovations financières comme outils de contournement ; et le placement dans des actifs qui ne peuvent donner les rendements recherchés que par la manipulation des lois du marché. Des manipulations des taux d’intérêt, des taux de change et de nombreuses autres variables financières que les années qui ont suivi la crise n’ont cessé de mettre en évidence. Le spécialiste britannique de la finance Robert Jenkins en a ainsi répertorié pas moins de 135 ! Et il met sa liste à jour régulièrement…
Le rôle des inégalités
Enfin, les crises financières se produisent souvent dans des périodes de fortes inégalités. Les raisons en sont multiples, mais une semble particulièrement pertinente : lorsque les riches deviennent très riches, ils gagnent – collectivement et en tant que dirigeants d’entreprises – un pouvoir politique et idéologique très important, qu’ils peuvent mettre au service de leurs intérêts et de celui de leur activité économique.
Les riches utilisent ce pouvoir de trois façons : en demandant des produits financiers à très haut rendement pour accroître encore plus leur richesse, ce qui pousse aux innovations financières ; en influant les politiques en faveur de la déréglementation afin de pouvoir prendre tous les risques qu’ils veulent (et pour diminuer leurs impôts, ce qui pose d’autres problèmes que nous ne traiterons pas ici) ; en établissant un climat intellectuel propice à la promotion de leurs intérêts, notamment du côté des économistes, comme l’a démontré explicitement le documentaire de Charles Ferguson, Inside Job. La boucle est ainsi bouclée puisqu’innovations et déréglementation sont à l’origine de la dynamique des bulles.
Chaque crise financière est unique. Mais les grandes crises semblent suivre les mêmes chemins. Ce qui permet de définir un plan d’action pour qui souhaite les éviter : maîtriser les innovations, mettre en place un superviseur public actif, empêcher les bulles de crédit, vérifier la qualité des contrôles internes chez les acteurs de la finance, agir contre les fraudes, lutter contre les inégalités. Trop difficile ? De l’après-Seconde Guerre mondiale au début des années 1970, le monde a connu une longue période de stabilité financière. Réguler la finance, c’est possible.