À la charnière des XXe et XXIe siècles, les notions de mérite et d’égalité des chances ont connu un succès grandissant et continué de nourrir d’importants débats : quelle est la part du « mérite » dans le parcours scolaire ? Entre-t-il en contradiction avec la notion « d’égalité des chances » ou au contraire en est-il un utile complément ? Quel est le poids du contexte concret de la scolarité dans la réussite des élèves ? En revenant sur les raisons qui expliquent les inégalités massives de cheminement scolaire, Marie Duru-Bellat montre que l’école, loin de jouer un rôle d’arbitre neutre dans la sélection des plus « méritants », renforce par ses verdicts, structures et pratiques pédagogiques les inégalités. Au total, c’est la question de la légitimité du fonctionnement méritocratique qui est posée.
L’égalité des chances est aujourd’hui la figure dominante de la justice dans les sociétés démocratiques qui ont rejeté les stratifications archaïques des sociétés d’ordre ou de caste. Dans ces sociétés, les individus sont égaux, en principe. Ils sont donc a priori également capables d’accéder sans entraves à toutes les positions sociales existantes. Or ces dernières sont inégales, en termes de conditions de travail et de vie, de salaires, de prestige… Pour articuler l’égalité de tous et l’inégalité des places, c’est la notion de mérite qui est mise en avant : c’est sur la base des services qu’ils se montrent capables de rendre à la collectivité que les individus vont y trouver leur place. L’essentiel est alors que rien n’entrave l’expression des mérites et la compétition entre les personnes. La notion d’égalité des chances devient alors prioritaire. Ce n’est pas un hasard si le succès grandissant de la notion de mérite s’est accompagné du succès non moins grandissant de la notion d’égalité des chances, depuis les années 1980. Elle a même récemment été érigée en cadre d’action général par la loi du 23 avril 2005 sur l’avenir de l’école…
À propos de la méritocratie
Pourtant, malgré son caractère relativement consensuel, la méritocratie nourrit des débats incessants. Pour certains, si l’on considère que la méritocratie est une sélection basée sur les talents et que ces derniers font l’objet d’une transmission héréditaire, alors la réussite relève d’une loterie génétique, ce qui est l’antithèse de la justice sociale. Les sociologues soulignent quant à eux que, dans les sociétés comme la nôtre où la famille est responsable de l’éducation des enfants, les parents vont chercher tout naturellement à transmettre leur position et les avantages afférents, ce qui va contrarier singulièrement le jeu pur du mérite. Les spécialistes du travail noteront qu’il est peu probable que la réussite sociale et professionnelle ne relève que des seules qualités personnelles et personne ne nierait qu’en la matière les hasards du marché de l’emploi, et plus largement de la vie, ont une part, parfois grande, de responsabilité. On peut aussi mettre l’accent sur le coût psychologique de la méritocratie, en ce qu’elle entretient un sentiment de compétition, et dévalorise les perdants, puisqu’ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Enfin, le principe d’égalité des chances, même si l’on parvenait à le réaliser totalement, ne ferait, dès lors qu’il s’agit d’allouer des places inégales, que recréer de l’inégalité à chaque génération, constituant donc au total une force conservatrice dans la société…
Toujours est-il que malgré ces vraies objections[1], il y a une certaine évidence de la méritocratie : qui ne trouverait pas choquante une société où les capacités, les talents ou les efforts des personnes ne seraient pas récompensés ? De la même manière, qui ne trouverait pas choquante une société où certains verraient leurs chances barrées a priori par des caractéristiques sans rapport avec, là encore, leurs capacités, leurs talents ou leurs efforts ? Il est donc impossible d’écarter d’un revers de main le principe méritocratique, et dans toutes les sociétés démocratiques, l’école s’est imposée pour gérer une sélection méritocratique dont les enjeux sont, de toute évidence, cruciaux.
On imagine aisément que la tâche n’est pas facile[2]. Déjà, l’école accueille des élèves de fait inégaux socialement (par leurs capacités et leurs motivations, par leurs stratégies). À 5 ans, les inégalités de développement cognitif et langagier entre les enfants s’expliquent à hauteur d’environ 70 % par des facettes variées du milieu familial telles que le style éducatif des parents, leurs valeurs ou encore leur représentation de l’école. Or tous ces « ingrédients » nécessaires à son développement, l’enfant les trouve dans son environnement familial dans des proportions très inégales selon les milieux sociaux. Les jeunes enfants vont donc, selon les aléas de leur naissance, aborder les apprentissages scolaires inégalement équipés et ceci se traduit par des inégalités de performance dès les premières années de l’école primaire. Qui, à ce stade, oserait parler d’inégalités de mérite ?
L’incapacité de l’école à combler les écarts initiaux
Le problème, c’est que tant l’école maternelle que l’école primaire se montrent incapables de combler ces écarts initiaux et de remettre en quelque sorte les « compteurs à zéro », comme il le faudrait pour que s’enclenche ensuite une juste compétition méritocratique. Non seulement ces premières étapes de la scolarité ne comblent pas les écarts, mais elles les laissent s’accumuler au fil des années.
De plus, les parents ne sont pas inertes : conscients de ce que le devenir social et professionnel de leur enfant se joue largement à l’école, ils vont s’efforcer d’y faire les choix les plus judicieux et cela se traduit par des options et des orientations systématiquement liées au milieu social de l’enfant. Avec pour conséquence que les inégalités sociales qui s’expriment dans les vœux pèsent d’un poids aussi important que les inégalités de valeur scolaire, dans l’explication des inégalités sociales d’orientation. À nouveau, on peut s’interroger sur la part du mérite dans ce processus…
Au total, les inégalités massives de cheminement scolaire s’expliquent d’une part par des inégalités de réussite précoces aux effets cumulatifs et durables, donc à un « passif » scolaire tellement précoce qu’on peine à y voir la trace du mérite, et d’autre part par des stratégies de rentabilisation maximale de la valeur scolaire dans tous les choix qui se présentent, qu’on peine, à nouveau, à considérer comme relevant d’un quelconque mérite.
Face à ces inégalités ancrées dans les familles des élèves, l’école est loin de jouer un rôle d’arbitre neutre, fer de lance de la méritocratie. On s’attendrait pourtant à ce qu’elle soit la garante d’une juste compétition, et, de manière encore plus évidente, à ce qu’elle ne vienne pas apporter sa pierre aux inégalités sociales. Or, ce que l’école propose aux élèves est loin d’être neutre : par ses verdicts, ses structures, ses pratiques pédagogiques, elle renforce souvent les inégalités entre élèves.
Les ressorts du renforcement des inégalités entre les élèves
Ainsi, la recherche montre que le contexte concret au sein duquel prend place la scolarité de l’élève – le maître et ses pratiques, la classe ou l’école fréquentées – pèse parfois d’un poids, de fait aussi lourd que ses caractéristiques personnelles. Ainsi, dès le niveau du cours préparatoire, des élèves en tous points comparables vont, sur une année scolaire, progresser de manière significativement inégale selon le maître qu’ils ont la chance ou la malchance d’avoir en face d’eux. Sauf qu’en fait, il ne s’agit pas tout à fait de chance ou de malchance, puisqu’on connaît un peu les ressorts de cette inégale aptitude des maîtres à faire progresser leurs élèves : l’ancienneté notamment serait un facteur important. Dès lors que les maîtres débutants se concentrent dans les écoles au public populaire, il y a là un vecteur d’inégalité sociale non négligeable, les élèves qui présentent les difficultés précoces les plus marquées se voyant allouer des maîtres en moyenne moins efficaces.
Un autre facteur important, vecteur d’inégalités, est l’établissement fréquenté et les camarades qu’on y rencontre. Car, qu’il s’agisse de réussite ou de projets scolaires, les élèves tendent à adopter les attitudes du groupe majoritaire. Suivant cette « norme de groupe », les élèves vont plus ou moins intégrer les normes du comportement et du travail scolaire « normales » et un climat favorable à la réussite sera plus difficile à assurer dans les établissements les plus défavorisés ; ou encore, un jeune va juger plus ou moins évidente ou désirable telle orientation, selon la proportion d’élèves de son établissement qui la demande. Dans les établissements qui comptent beaucoup d’élèves de milieu favorisé, plus ambitieux, ce niveau d’aspiration moyen « tire vers le haut » le niveau des demandes de tous les élèves. Au-delà des mérites des uns et des autres, les pairs importent donc, dans la réussite comme dans les orientations.
Les attentes et les pratiques pédagogiques des enseignants varient aussi selon les contextes. Alors qu’en matière d’efficacité pédagogique, l’importance d’attentes exigeantes par rapport aux élèves est démontrée, celles-ci s’avèrent fortement modulées par l’appartenance sociale des élèves : les enseignants s’attendent à plus d’échecs de la part des enfants de milieu populaire, ce qui les conduit à stimuler moins les élèves déjà « promis » à une moins bonne réussite. On observe de même une adaptation des pratiques pédagogiques : face à des publics réputés faibles, les enseignants vont valoriser l’oral et l’image davantage que l’écrit, ou encore la motivation des élèves plus que leurs résultats stricto sensu. Les contenus proposés sont donc différents, et de fait inégaux, selon les contextes, du fait des visées adaptatives, par ailleurs fort compréhensibles, des enseignants.
Ces inégalités de qualité de l’offre sont évidemment contraires à la méritocratie la plus élémentaire : les inégalités sociales entre élèves s’en trouvent ainsi entérinées, puisqu’en moyenne ce sont les enfants des familles les plus favorisées qui accèdent plus souvent aux contextes scolaires les plus efficaces. Par conséquent, une partie de l’infériorité scolaire des élèves de milieu populaire s’explique par le fait qu’ils ont accès à une offre scolaire de moindre qualité. Il y a là des inégalités qui ne doivent rien aux compétences intrinsèques des enfants et qui n’entretiennent aucun rapport avec la diversité des mérites individuels.
Au total, le fonctionnement méritocratique ébranlé
De ce qui se joue au sein même des classes, l’école est évidemment pleinement responsable. Mais elle l’est encore plus intimement dès lors que, par ses verdicts, elle est au cœur de la mesure même du mérite. Or la définition du mérite scolaire (de l’excellence scolaire) est à la fois relativement arbitraire et de fait souvent proche des valeurs et des implicites maîtrisés par les plus favorisés des élèves comme l’ont souligné Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron avec la notion de « handicap socioculturel ».
Au total, dès lors que l’école ne parvient pas à compenser les inégalités initiales entre élèves, a fortiori si elle creuse les inégalités par son fonctionnement et par ses évaluations, on ne peut considérer les verdicts scolaires comme parfaitement justes et donc justes les conséquences sociales qui en découlent. C’est tout l’édifice du fonctionnement méritocratique qui s’en trouve alors ébranlé !