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Déclaration du Combahee River Collective

Déclaration du Combahee River CollectiveTemps de lecture : 19 minutes

Nous reproduisons la traduction par Jules Falquet, de la Déclaration du Combahee River Collective, publiée par les Cahiers du CEDERF en 2006 (Les cahiers du CEDREF, 14, 2006, mis en ligne le 01 décembre 2009). Ce texte est écrit par le collectif du Combahee River fondé en 1977 à Boston par des féministes, lesbiennes, noires et radicales. Elles y défendent l’idée que c’est par l’expérience personnelle vécue que l’on éprouve et peut comprendre les réalités de l’oppression.

Nous sommes un collectif de féministes Noires (2) qui se réunit depuis 1974 (3). Depuis lors, nous avons commencé un processus de définition et de clarification politique, tout en poursuivant notre travail politique dans les groupes auxquels nous appartenions, en alliance avec d’autres organisations et mouvements progressistes. La définition la plus générale de notre politique actuelle peut se résumer comme suit : nous sommes activement engagées dans la lutte contre l’oppression raciste, sexuelle, hétérosexuelle et de classe et nous nous donnons pour tâche particulière de développer une analyse et une pratique intégrées, basées sur le fait que les principaux systèmes d’oppression sont imbriqués [interlocking]. La synthèse de ces oppressions crée les conditions dans lesquelles nous vivons. En tant que femmes Noires, nous voyons le féminisme Noir comme le mouvement politique logique pour combattre les oppressions multiples et simultanées qu’affronte l’ensemble des femmes de couleur (4).

Dans ce texte, nous aborderons quatre grands thèmes : (1) la genèse du féminisme Noir contemporain (2) ce en quoi nous croyons, c’est-à-dire notre domaine politique spécifique (3) les difficultés organisationnelles des féministes Noires, incluant une brève histoire [herstory] de notre collectif et (4) les thèmes de lutte et la pratique du féminisme Noir.

Genèse du féminisme Noir contemporain

Avant d’aborder le développement récent du féminisme Noir, nous voudrions affirmer que nos origines historiques se trouvent dans la lutte incessante, de vie ou de mort, des femmes Afro-Américaines pour leur survie et leur libération. Le rapport extrêmement négatif des femmes Noires avec le système politique américain (un système où c’est le mâle blanc qui définit les règles du jeu [a system of white male rule]) a toujours été déterminé par notre appartenance à deux castes opprimées, raciale et sexuelle. Ainsi que l’a souligné Angela Davis dans « Reflections on the Black Woman’s Role in the Community of Slaves » (Réflexions sur le rôle de la femme noire dans la communauté des esclaves), les femmes Noires ont incarné, ne serait-ce que par leur simple existence physique, une position opposée à la loi de l’homme blanc [white male rule]. Elles ont résisté activement à ses attaques contre elles et leurs communautés, par des actions d’éclat ou des moyens subtils. Depuis toujours, des militantes Noires – certaines connues, comme Sojourner Truth, Harriet Tubman, Frances E. W. Harper, Ida B. Wells Barnett et Mary Church Terrell, et des milliers d’inconnues – avaient conscience de comment leur identité sexuelle se combinait à leur identité raciale pour faire de leur vie toute entière et de leurs principaux objectifs de lutte politique, quelque chose d’unique. Le féminisme Noir contemporain est le produit d’innombrables générations de sacrifice personnel, de militance et de travail de nos mères et de nos sœurs.

Une présence féministe Noire s’est développée, très évidemment, en lien avec la deuxième vague du mouvement des femmes Américaines qui a commencé à la fin des années soixante. Les Noires, les autres femmes du Tiers monde et les travailleuses ont été impliquées dans le mouvement féministe dès ses débuts, mais notre participation a pâti à la fois des forces réactionnaires à l’extérieur et du racisme et de l’élitisme à l’intérieur même du mouvement féministe. En 1973, des féministes Noires, principalement basées à New York, ont senti la nécessité de former un groupe féministe Noir en tant que tel [separate]. Celui-ci est devenu le National Black Feminist Organization (NBFO).

La politique des féministes Noires possède également un lien évident avec les mouvements pour la libération Noire, tout particulièrement ceux des années soixante et soixante-dix. Beaucoup d’entre nous ont été actives dans ces mouvements (Droits civiques, nationalisme Noir, Black Panthers) ; nos vies ont été profondément marquées et transformées par leur idéologie, leurs objectifs et leurs tactiques. Ce sont nos expériences et nos désillusions à l’intérieur de ces mouvements de libération, ainsi qu’à la périphérie de la gauche masculine blanche [white male left], qui nous ont poussées à développer une politique qui soit antiraciste, à la différence de celle des femmes blanches, et antisexiste, à la différence de celle des hommes Noirs et blancs.

Il existe aussi indéniablement une genèse personnelle du féminisme Noir, c’est-à-dire une prise de conscience politique qui résulte de l’analyse d’expériences qui paraissent personnelles dans la vie individuelle des femmes Noires. Toutes les féministes Noires – et bien d’autres femmes Noires ne se définissant pas comme féministes – ont vécu l’oppression sexuelle comme une constante dans leur vie quotidienne. Enfant, nous avons réalisé que nous étions différentes des garçons et qu’on nous traitait différemment. Par exemple, on nous disait dans un seul souffle de rester tranquilles, à la fois pour parvenir à être de “vraies dames” [« ladylike »] et pour nous rendre moins critiquables aux yeux des blanc∙he∙s. En grandissant, nous prîmes conscience de la menace d’abus physiques et sexuels de la part des hommes. Cependant, nous n’avions aucun moyen de conceptualiser ce qui était si visible pour nous, ce que nous savions qui se produisait réellement.

Les féministes Noires disent souvent qu’elles avaient le sentiment d’être folles, avant d’avoir pris conscience de concepts comme ceux de politique sexuelle, de loi-système patriarcal [patriarcal rule] et surtout de féminisme – le féminisme étant l’analyse et la pratique politique que nous les femmes, nous utilisons pour lutter contre notre oppression. L’ampleur des effets de la politique raciale – en réalité, du racisme – dans nos vies empêchait et empêche toujours de nombreuses femmes Noires de développer une conscience partagée et croissante de notre propre expérience, qui nous permette de construire une politique qui change nos vies et mette réellement fin à notre oppression. Notre histoire doit aussi être rapportée à la position économique et politique des Noir∙e∙s. L’actuelle génération de jeunes Noir∙e∙s né∙e∙s après la deuxième guerre mondiale a été la première à pouvoir accéder, même de manière minime, à certaines opportunités d’éducation et de travail qui nous étaient jusque là complètement fermées. Bien que notre position économique soit toujours au plus bas du système capitaliste américain, des politiques de concessions de pure forme [tokenism] dans le système scolaire et le monde du travail ont permis à une poignée d’entre nous d’obtenir certains outils qui nous rendent potentiellement capables de combattre notre oppression plus efficacement.

Initialement, c’est une position combinant l’antiracisme et l’antisexisme qui nous a rassemblées, puis au fur et à mesure de notre développement politique, nous nous sommes attaquées à l’hétérosexisme et à l’oppression économique capitaliste.

Ce que nous pensons

Par-dessus tout, notre politique a surgi initialement de la croyance partagée que les femmes Noires ont une valeur intrinsèque, que notre libération est une nécessité, non comme accessoire de celle de quelqu’un∙e d’autre mais à cause de notre propre besoin d’autonomie comme personnes humaines. Cela peut paraître évident, simpliste et pourtant, manifestement, aucun autre mouvement ostensiblement progressiste n’a jamais considéré notre oppression spécifique comme une priorité, ni n’a travaillé sérieusement à y mettre fin. Nommer tout simplement les stéréotypes attachés aux femmes Noires (par exemple « nounou des blanc∙he∙s » [mammy], matriarche, Sapphire, pute [whore] ou gouine camionneuse [bulldagger]), sans même parler du traitement cruel, souvent meurtrier, qui nous est réservé, montre le peu de valeur accordé à nos vies pendant quatre siècles d’esclavage dans l’hémisphère occidental. Nous nous rendons compte que les seules personnes qui s’intéressent suffisamment à nous pour travailler de manière consistante pour notre libération, c’est nous-mêmes. Notre politique naît d’un sain amour pour nous-mêmes, nos sœurs et notre communauté, qui nous permet de continuer notre lutte et notre travail.

C’est dans le concept de politique de l’identité [identity politics] que s’incarne notre décision de nous concentrer sur notre propre oppression. La politique la plus profonde et potentiellement la plus radicale émane directement de notre propre identité – et non pas de luttes pour en finir avec l’oppression d’autres personnes. Dans le cas des femmes Noires, il s’agit d’un concept répugnant, dangereux, menaçant et donc révolutionnaire, car au vu de l’ensemble des mouvements politiques qui nous ont précédé, il est évident que n’importe qui mérite davantage sa libération que nous. Nous rejetons les piédestaux et nous ne voulons ni le titre de reines [queenhood], ni marcher dix pieds en arrière. Etre reconnues comme humaines, tout simplement humaines [levelly human], nous suffit.

Nous pensons que la politique sexuelle, sous le patriarcat, joue un rôle aussi important dans la vie des femmes Noires que les politiques de classe et de race. Souvent aussi, nous avons du mal à séparer les oppressions de race, de classe et de sexe, parce que fréquemment, dans nos vies, nous en faisons l’expérience simultanée. Nous savons qu’il existe cette chose : une oppression raciale-sexuelle, ni seulement raciale, ni seulement sexuelle – comme le montre par exemple l’histoire de l’utilisation du viol des femmes Noires par des hommes blancs comme arme de répression politique.

Bien que nous soyons féministes et Lesbiennes, nous nous sentons solidaires des hommes Noirs progressistes et ne préconisons pas le fractionnalisme prônée par les femmes blanches séparatistes. Notre situation comme personnes Noires rend nécessaire la solidarité autour du fait racial, une solidarité bien sûr inutile pour les femmes blanches envers les hommes blancs, à moins qu’il ne s’agisse d’une solidarité négative entre oppresseur∙e∙s raciaux. Nous luttons au coude à coude avec les hommes Noirs contre le racisme, tout en luttant aussi avec eux contre le sexisme.

Nous avons conscience que la libération de tou∙te∙s les opprimé∙e∙s requiert la destruction des systèmes politico-économiques capitaliste et impérialiste, aussi bien que du patriarcat. Nous sommes socialistes, parce que nous pensons que le travail doit être organisé pour le bénéfice collectif des personnes qui réalisent le travail et créent les produits – et non pas pour le profit des patron∙ne∙s. Les ressources matérielles doivent être distribuées également entre les personnes qui créent ces ressources. Pourtant, nous ne sommes pas convaincues qu’une révolution socialiste qui ne soit pas en même temps une révolution féministe et antiraciste garantisse notre libération. Nous avons donc été amenées à développer une compréhension des rapports de classe qui inclue la position de classe spécifique des femmes Noires – généralement marginale dans la force de travail, même si temporairement en ce moment historique précis, nous sommes vues comme des alibis [tokens] doublement désirables dans les métiers de cols blancs et les professions intermédiaires. Nous devons articuler la situation de classe réelle de personnes qui loin d’être des travailleur∙e∙s sans race ni sexe, voient au contraire leur vie professionnelle et économique significativement déterminée par l’oppression raciale et sexuelle. Même si nous sommes fondamentalement d’accord avec la théorie de Marx concernant les rapports économiques très spécifiques qu’il a analysés, nous savons qu’il faut poursuivre son analyse pour pouvoir comprendre notre situation économique spécifique comme femmes Noires.

D’ores et déjà, une des contributions politiques que nous estimons avoir faite est l’extension du principe féministe : « le personnel est politique ». Dans nos sessions de prise de conscience [consciousness-raising sessions], par exemple, nous sommes allées au-delà des révélations qu’ont eues les femmes blanches, et de nombreuses façons car nous abordons les implications de la race et de la classe aussi bien que celles du sexe. Même notre manière de femmes Noires de nous exprimer/de témoigner en langage Noir sur notre vécu, possède une résonnance à la fois culturelle et politique. Si nous avons consacré beaucoup d’énergie à fouiller la nature culturelle et expérientielle de notre oppression, c’est par nécessité : jamais, avant, ces questions n’avaient été abordées. Personne avant nous n’avait examiné les nombreuses strates qui font la texture de la vie des femmes Noires. Un exemple de ce genre de révélation/conceptualisation vient d’une réunion où nous discutions de la manière dont nos premiers intérêts intellectuels avaient été attaqués par nos pairs, en particulier par des hommes Noirs. Nous avons découvert que toutes, parce que nous étions « intelligentes » [« smart »], « nous avions été considérées comme des « laiderons » [« ugly »], c’est-à-dire des « laiderons intelligentes » [« smart-ugly »]. Cette étiquette cristallisait les conditions dans lesquelles la plupart d’entre nous avons dû développer nos intérêts intellectuels en payant le prix fort dans nos vies « sociales ». Les sanctions des communautés Noire et blanche contre les femmes Noires penseuses sont comparativement bien plus élevées que pour les femmes blanches, en particulier celles des classes moyennes et supérieures.

Comme nous l’avons déjà dit, nous rejetons la position du séparatisme Lesbien, qui n’est ni une analyse, ni une stratégie politique viable pour nous. Il laisse dehors beaucoup trop de personnes, en particulier les hommes, les femmes et les enfants Noir∙e∙s. Nous avons beaucoup de critiques et d’aversion envers ce que les hommes ont été socialisés à être dans cette société : envers ce qu’ils soutiennent, leur manière d’agir et d’opprimer. Mais nous ne nous égarons pas à croire que c’est leur masculinité [maleness] en soi, c’est-à-dire leur masculinité biologique [biological maleness], qui fait d’eux ce qu’ils sont. En tant que femmes Noires, nous estimons que n’importe quel déterminisme biologique constitue une base politique dangereuse et réactionnaire. Nous devons aussi nous demander si le séparatisme Lesbien peut constituer une analyse et une stratégie adaptée et progressiste, même pour celles qui la pratiquent, dans la mesure où elle dénie complètement toutes les sources de l’oppression des femmes autres que sexuelle, niant par là-même les faits de classe et de race.

Problèmes organisationnels des féministes Noires

Nos années comme collectif féministe Noir ont été émaillées de succès et de défaites, de joie et de peine, de victoires et d’échecs. Nous avons trouvé qu’il est très difficile de nous organiser autour de questions féministes Noires et même d’annoncer dans certains contextes que nous sommes des féministes Noires. Nous avons essayé d’analyser les raisons de nos difficultés, d’autant plus que le mouvement des femmes blanches continue à être fort et à se développer dans de nombreuses directions. Dans cette partie, nous présenterons certaines raisons générales de nos difficultés organisationnelles et nous parlerons plus spécifiquement des étapes de l’organisation de notre propre collectif.

La principale difficulté de notre travail politique, c’est que nous n’essayons pas seulement de combattre l’oppression sur un front ni même sur deux, mais au contraire que devons nous attaquer à un ensemble d’oppressions. Nous n’avons pas de privilèges de race, de sexe, hétérosexuels ou de classe sur lesquels nous appuyer, ni le moindre accès aux ressources et au pouvoir qu’ont les groupes qui possèdent n’importe lequel de ces privilèges.

Le coût psychologique d’être une femme Noire et les difficultés que cela représente pour la prise de conscience et le travail politique ne doivent absolument pas être sous-estimées. Cette société à la fois raciste et sexiste accorde une valeur extrêmement basse au psychisme des femmes Noires. Comme l’une des premières membre du groupe dit un jour, « Nous sommes toutes de personnes qui ont subi un tort du simple fait d’être des femmes Noires ». Nous avons été dépossédées psychologiquement comme à tous les autres niveaux, et nous sentons la nécessité de lutter pour changer la condition de toutes les femmes Noires. Dans « A Black Feminist’s Search for Sisterhood » (La recherche de sororité d’une féministe Noire), Michèle Wallace parvient à la conclusion suivante :

« Nous existons comme des femmes qui sont des Noires qui sont féministes ; chacune est bloquée pour le moment et travaille de manière indépendante parce qu’il n’y a pas encore dans cette société d’environnement favorable à notre lutte, même de lointainement —parce qu’étant tout au bas de l’échelle, nous devrions faire ce que personne d’autre n’a fait : nous battre contre le monde entier. » (5)

Wallace est pessimiste mais réaliste dans son évaluation de la position féministe Noire, en particulier dans son allusion à l’isolement presque classique que la plupart d’entre nous connaissent. Pourtant, nous pourrions utiliser notre position tout en bas de l’échelle pour donner une impulsion décidée à l’action révolutionnaire. Si les femmes Noires étaient libres, toutes les autres personnes seraient libres aussi, car notre liberté implique la destruction de tous les systèmes d’oppression.

Pourtant, le féminisme est très menaçant pour la majorité de Noir∙e∙s, parce qu’il remet en cause plusieurs des assomptions les plus élémentaires qui fondent nos existences, par exemple l’idée que le sexe devrait être un déterminant des rapports de pouvoir. Une brochure nationaliste Noire du début des années soixante-dix définissait comme suit les rôles masculins et féminins [male and female roles] :

« Il a été et il reste dans nos traditions que l’homme soit le chef de la maison. Il est le dirigeant de la maison/nation parce que sa connaissance du monde est plus large, sa conscience plus grande, sa compréhension plus complète et l’usage qu’il fait de ces informations plus sage… Après tout, il n’est que raisonnable que l’homme soit le chef de la famille puisqu’il est capable de défendre et de protéger le développement de sa maison […] Les femmes ne peuvent pas faire les mêmes choses que les hommes —elles sont naturellement faites pour fonctionner différemment. L’égalité des hommes et des femmes ne peut aucunement se produire, même dans le monde de l’abstraction. Les hommes ne sont pas les égaux des autres hommes —ni en capacité, ni en expérience, ni même en compréhension. La valeur des hommes et des femmes peut être comparée à celle de l’or et de l’argent —ils ne sont pas égaux mais ont chacun une grande valeur. Nous devons réaliser que les hommes et les femmes sont complémentaires les uns des autres parce qu’il n’existe pas de maison/de famille sans un homme et son épouse. Les deux sont essentiels au développement de toute vie. » (6)

Les conditions matérielles d’existence de la plupart des femmes Noires ne risquent guère de les inciter à bousculer les arrangements, tant économiques que sexuels, qui semblent représenter un peu de stabilité dans leur vie. Beaucoup ont une bonne compréhension du sexisme comme du racisme, mais les contraintes quotidiennes ne leur permettent pas de prendre le risque de lutter contre les deux à la fois.

La réaction des hommes Noirs au féminisme a été notoirement négative. Ils sont, bien sûr, encore plus menacés que les femmes Noires par la possibilité que les féministes Noires s’organisent autour de leurs propres besoins. Ils se rendent compte qu’ils pourraient non seulement perdre pour leurs luttes des alliées de valeur, qui travaillent dur, mais aussi être forcés à changer leurs habitudes généralement sexistes et oppressives envers les femmes Noires. Les accusations selon lesquelles le féminisme Noir divise la lutte Noire constituent de puissants dissuasifs contre le développement d’un mouvement autonome de femmes Noires.

Pourtant, des centaines de femmes ont été actives à différents moments des trois années d’existence de notre groupe. Et chacune des femmes Noires qui est venue était poussée par un impérieux besoin d’accéder à des possibilités qui n’existaient pas jusque là dans sa vie.

Quand nous avons commencé à nous réunir, début 1974, après la première conférence régionale-Est du NBFO, nous n’avions pas de stratégie d’organisation, ni même un thème particulier sur lequel nous voulions nous concentrer. Nous voulions simplement savoir où nous en étions. Après plusieurs mois sans nous réunir, nous avons commencé à nous revoir à la fin de l’année et à travailler intensément, de différentes manières, sur la prise de conscience [consciousness raising]. Le sentiment absolument dominant, c’était l’impression, au bout de tant d’années, de nous être finalement trouvées les unes les autres. Même si, comme groupe, nous ne faisions pas de travail politique, chacune comme individue continuait son engagement dans la politique lesbienne, le travail contre les stérilisations abusives et pour le droit à l’avortement, les activités de la Journée internationale des femmes du Tiers monde et l’appui aux procès du Dr Kenneth Edelin (7), de Joan Little (8) et d’Inéz García (9). Pendant notre premier été, la participation chuta considérablement et celles qui restaient débattirent très sérieusement de la possibilité d’ouvrir un refuge pour femmes battues dans une communauté Noire. (Il n’y avait pas de refuge à Boston à cette époque). C’est aussi à peu près à ce moment-là que nous avons décidé de devenir un collectif indépendant, car nous avions de sérieuses différences avec la position féministe-bourgeoise du NBFO et son manque de perspective clairement politique.

Nous avons aussi été contactées à cette époque par des féministes socialistes avec qui nous avions travaillé pour le droit à l’avortement et qui voulaient nous encourager à assister à la Conférence féministe socialiste nationale à Yellow Springs. L’une de nos membres y participa et malgré l’étroitesse idéologique qui avait dominé cette conférence en particulier, nous prîmes davantage conscience que nous devions mieux comprendre notre situation économique et faire notre propre analyse économique.

A l’automne, avec le retour de certaines membres du groupe, nous traversâmes plusieurs mois de relative inactivité et de désaccords internes, que nous avons d’abord conceptualisés comme une division Lesbiennes-hétéros, mais qui en fait, étaient aussi le produit de différences de classe et de différences politiques. Pendant l’été, celles qui s’étaient réunies avaient conclu à la nécessité de faire du travail politique et d’aller au-delà de la prise de conscience [consciousness raising], pour ne pas devenir un simple groupe d’appui émotionnel. Début 1976, après le départ volontaire de certaines de celles qui n’avaient pas voulu faire de travail politique et avaient exprimé d’autres désaccords, nous recommençâmes à chercher un terrain d’action [focus]. Nous décidâmes à ce moment-là, avec l’arrivée de nouvelles femmes, de devenir un groupe d’étude. Nous avions toujours partagé nos lectures les unes avec les autres et certaines avaient écrit des textes sur le féminisme Noir en vue de discussions collectives, quelques mois avant. Nous commençâmes donc à fonctionner comme un groupe d’étude et à débattre de la possibilité d’entreprendre une publication féministe Noire. Nous fîmes une retraite (10) à la fin du printemps, qui nous donna le temps pour la discussion politique comme pour résoudre un certain nombre de questions interpersonnelles. A l’heure actuelle, nous avons le projet de réunir un ensemble d’écrits féministes Noirs. Nous estimons qu’il est absolument essentiel de démontrer la réalité de notre politique à d’autres femmes Noires et nous pensons pouvoir le faire par l’écriture et la diffusion de notre travail. L’isolement dans lequel vivent les féministes Noires à travers tout le pays, le fait que nous soyons un groupe numériquement réduit et que nous ayons certaines qualifications pour l’écriture, l’impression et l’édition, nous donnent envie de nous consacrer à ce genre de projet comme un moyen d’organiser des féministes Noires, tout en continuant à mener un travail politique en coalition avec d’autres groupes.

Thèmes et projets féministes Noirs

Pendant le temps que nous avons passé ensemble, nous avons identifié et travaillé sur beaucoup de questions particulièrement importantes pour les femmes Noires. Le caractère incluant de notre politique nous rend attentives à tout ce qui affecte la vie des femmes, des personnes du Tiers monde et des travailleur∙e∙s. Nous souhaitons bien sûr nous engager particulièrement dans le travail et dans les luttes où la race, le sexe et la classe constituent des facteurs simultanés d’oppression. Nous pourrions par exemple nous impliquer dans l’organisation des femmes sur leur lieu de travail, dans des usines qui emploient des femmes du Tiers monde ; faire des piquets de grève devant un hôpital qui réduit l’offre de santé déjà insuffisante qu’il fournit à une communauté du Tiers monde, ou encore monter un centre d’aide d’urgence face au viol dans un quartier Noir. Un autre thème serait l’organisation autour des politiques sociales, des crèches et des garderies. Le travail à faire et les innombrables luttes qui peuvent en découler montrent bien toute l’étendue de notre oppression.

Les thèmes de lutte et les projets sur lesquels les membres du collectif ont déjà travaillé sont la stérilisation abusive, le droit à l’avortement, les femmes battues, le viol et la santé. Nous avons également réalisé quantité d’ateliers et d’activités éducatives sur le féminisme Noir dans des collèges, des rencontres de femmes et plus récemment, dans des lycées.

Le racisme dans le mouvement des femmes blanches est un des thèmes qui nous préoccupe tout particulièrement et que nous avons commencé à aborder publiquement. En tant que féministes Noires, nous sommes sans cesse et douloureusement amenées à constater le peu d’efforts que les femmes blanches ont fait pour comprendre et combattre leur propre racisme, ce qui implique notamment de dépasser une compréhension superficielle de la race, de la couleur, de l’histoire et de la culture Noire. Eliminer le racisme dans le mouvement des femmes blanches est un travail qui échoit par définition aux femmes blanches, mais nous continuerons à soulever cette question et à demander des comptes à ce sujet.

Quant à la pratique politique, nous ne pensons pas que la fin justifie toujours les moyens. Bien des actes réactionnaires et destructeurs ont été posés pour atteindre des buts politiques « corrects ». Comme féministes, nous ne voulons pas mettre sens-dessus-dessous la vie des gens au nom de la politique. Nous croyons aux processus collectifs et à la distribution non-hiérarchique du pouvoir au sein de notre groupe et dans la société révolutionnaire que nous imaginons. Nous voulons examiner constamment notre politique de manière critique et auto-critique, au fur et à mesure de son développement : c’est un aspect essentiel de notre pratique. Dans son introduction à Sisterhood is powerful, Robin Morgan écrit :

« Je n’ai pas la moindre idée du rôle révolutionnaire que pourraient avoir des hommes blancs hétérosexuels, dans la mesure où ils sont l’incarnation même d’intérêts de pouvoir personnels et réactionnaires [reactionary-vested-interest-power]. »

En ce qui nous concerne, en tant que féministes et Lesbiennes Noires, nous savons que nous avons une tâche révolutionnaire bien précise à remplir et nous sommes prêtes pour la vie entière de travail et de lutte que nous avons devant nous.

1 Cette déclaration a été publiée pour la première fois en 1979 dans un recueil dirigé par Zillah Eisenstein : Capitalist Patriarchy and the Case for Socialist Feminism (Monthly Review Press). Elle a été publiée en espagnol en 1988 dans la version hispanophone du recueil dirigé par Gloria Anzaldua et Cherrie Moraga This Bridge Called My Back (Moraga, Cherrie ; Castillo, Ana (eds). Esta puente, mi espalda. Voces de mujeres tercermundistas en los Estados Unidos, San Francisco : Ism Press Editorial « ismo » Traducción por Ana Castillo y Norma Alarcón. On remarquera que Gloria Anzaldúa a été « remplacée » par Ana Castillo pour la publication en espagnol.). (NdT).

2 Nous avons choisi de traduire l’expression de Black feminist (par féministes Noires) plutôt que de la laisser en anglais, afin de ne pas créer de distance ou d’« exotisation » par l’usage d’une langue étrangère, même s’il s’agit d’un concept entouré de débats complexes, issu d’un contexte historique, social et politique précis. Par ailleurs, nous reprenons la majuscule que les auteures du texte original utilisent sciemment pour des mots tels que Black, Lesbienne et Américain∙e, même lorsqu’il s’agit d’adjectifs. De même, les guillemets sont celles du texte original. Enfin, quand les expressions possèdent une connotation politique, théorique ou langagière particulièrement significative, nous les avons maintenu entre crochets (par exemple, l’usage de male ou man, mâle, masculin ou homme, n’est pas indifférent dans une perspective anti-naturaliste). (NdT).

3 Cette déclaration date d’avril 1977. (Note du texte originel).

4 Nous avons traduit littéralement l’expression originale : all women of color. (NdT).

5 Wallace, Michèle. « A Black Feminist’s Search for Sisterhood », The Village Voice, 28 juillet 1975, p. 6-7. (Note du texte originel).

6 Mumininas of Committe for Unified Newark, Mwanamke Mwananchi (The Nationalist Woman), Newark, N. J., copyright 1971, p. 4-5. (Note du texte originel). [La référence exacte semble être en fait : Mumininas, Mwanamke Mwananchi (1971). The Nationalist Woman. Newark, N. J. : Committee for Unified Newark / Jihad Productions. Wraps. NdT.]

7 Le Dr. Kenneth Edelin était le premier résident en chef en gynécologie obstétricale Noir du Boston City Hospital, un hôpital ayant une clientèle principalement noire. Après la légalisation de l’avortement en 1973, il pratiquait des avortements à l’hôpital. En octobre 1973, une mère lui amena sa jeune fille noire de 17 ans, célibataire et enceinte de plus de cinq mois, pour un avortement, qu’il pratiqua. En 1975, il fut déclaré coupable d’assassinat par un jury de Boston, après un procès de six semaines qui attira l’attention de tout le pays. Il fit appel devant la Cour Judiciaire Suprême du Massachusetts. (NdT).

8 Joan ou Jo Ann Little, une jeune afro-américaine de 21 ans qui était incarcérée, fut accusée du meurtre d’un gardien de prison blanc en 1974, en Caroline du Nord. Son procès eut un grand retentissement pour les militant-e-s des Droits civiques, les féministes et les opposant-e-s à la peine de mort, qui parvinrent à obtenir son acquittement en août 1975. (NdT).

9 En 1974 en Californie, Inéz García, d’origine porto-ricaine-cubaine, tua un homme qui l’avait violée. Condamnée pour meurtre, elle passa deux ans en prison, avant que sa condamnation soit annulée en appel. (NdT).

10 Il s’agit de « retraites féministes Noires » de discussion et de partage de quelques jours dans des maisons « amies ». (NdT).

Pour citer cet article

Référence papier

Combahee River Collective« Déclaration du Combahee River Collective »Les cahiers du CEDREF, 14 | 2006, 53-67.

Référence électronique

Combahee River Collective« Déclaration du Combahee River Collective »Les cahiers du CEDREF [En ligne], 14 | 2006, mis en ligne le 01 décembre 2009, consulté le 20 septembre 2023URL : http://journals.openedition.org/cedref/415 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cedref.415

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