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Des démarches complémentaires, des principes à respecter

Des démarches complémentaires, des principes à respecterTemps de lecture : 8 minutes

« Entre le risque d’une instrumentalisation partisane du syndicalisme, qui entrave la nécessaire autonomie qu’exige la spécificité de ses logiques d’action, et la nécessité de redonner des perspectives de changements politiques pour renforcer le pouvoir des syndicats et dynamiser les mobilisations des travailleurs, comment repenser l’articulation du rôle des partis et des syndicats dans la construction d’une alternative au capitalisme ? », se demande, dans cet article, Alain Obadia. Selon lui, il faut comprendre et respecter le rôle de chacun, afin d’envisager les relations syndicats/partis en termes de complémentarité. Les syndicats doivent obtenir des pouvoirs accrus au sein des entreprises, et les partis doivent s’engager en faveur du développement d’une véritable démocratie sociale.

La question des rapports entre syndicats et partis politiques est, à bien des égards, déterminante dans la perspective d’une transformation progressiste de la société. Cette dernière doit toujours reposer sur une dynamique de progrès social, de réponse aux besoins et de développement des capacités humaines. Dans ce sens, elle doit prendre en compte et même s’appuyer sur les exigences et les revendications portées par les luttes sociales qu’expriment les syndicats combatifs. Ces relations doivent être fondées sur quelques principes clairs permettant aux uns et aux autres de se positionner de la manière la plus pertinente à l’égard des mobilisations du quotidien comme des projets à plus long terme.

Le premier de ces principes est celui du respect du rôle de chacun

Il s’agit d’une condition essentielle à l’établissement de relations de coopérations fécondes. La confusion ou le mélange des genres engendrent toujours des difficultés voire des conflits préjudiciables aux avancées sociales, écologiques et démocratiques pourtant si nécessaires dans la perspective d’une issue à la crise systémique qui caractérise la période.

La fonction de l’organisation syndicale est d’exprimer les revendications des salariés et, afin que celles-ci soient satisfaites, d’interpeller les décideurs ; employeurs privés ou publics voire gouvernements dans le cas des revendications de portée générale. Elle est de rassembler autour de ces revendications afin de mobiliser le plus efficacement possible si elles ne sont pas entendues. Elle est d’animer les luttes nécessaires pour créer le rapport de force permettant une issue favorable. Le rassemblement autour des revendications doit être le plus large possible si on veut la victoire. Ces dernières années ont démontré l’âpreté du combat. Avec les réformes régressives du droit du travail ou de la retraite, nous avons pu constater que des gouvernements opposaient un refus farouche à la volonté ultra-majoritaire du monde du travail avec la motivation de porter en avant les exigences du patronat et des marchés financiers. La multiplication des plans de suppression d’emplois et des fermetures de sites voire des disparitions d’entreprise démontre la même hargne au service de la recherche du profit. Rassembler le plus largement possible pour être plus forts est donc un impératif absolu pour les organisations syndicales.

Pour leur part, les formations politiques animées par une volonté de transformation sociale ont une fonction différente. Elles ont pour perspective d’exercer les responsabilités du pouvoir et d’agir ainsi pour faire avancer des réformes progressistes sociales, écologiques, démocratiques et sociétales. Pour ce faire, elles ont la responsabilité de proposer au débat des citoyens des axes de réforme et des mesures susceptibles de déboucher sur des avancées. Certaines de ces formations considèrent que cette démarche doit se déployer au plus près des réalités des localités comme des entreprises et qu’elle doit être soutenue par la mobilisation du monde du travail et des populations. À l’évidence, il existe des zones de recoupement entre cette approche et les préoccupations du mouvement syndical. Pour autant la démarche est différente. La cohérence du projet transformateur est première même si elle intègre des revendications essentielles du mouvement populaire. La nature du rassemblement est différente, elle porte sur une conception de l’avenir, voire sur un projet de société.

Sur la base de ces constats, nous pouvons affirmer que l’approche syndicale et l’approche politique transformatrice sont, par bien des aspects, complémentaires. Elles peuvent se rejoindre et se renforcer mutuellement sans se confondre. C’est cette synergie qu’il faut rechercher dans une conception de respect mutuel qui fonde l’indépendance de chacun. C’est ainsi qu’il est possible d’agir en donnant le maximum de rayonnement à l’utilité de chacune des composantes et à son apport au bénéfice du monde du travail et du mouvement populaire. Cette conception respectueuse des principes conduit évidemment à rejeter toutes les pratiques d’instrumentalisation du mouvement syndical par les formations politiques.

Dans sa recherche de rassemblement autour des revendications, le mouvement syndical a vocation à regrouper et à mobiliser les salariés dans la diversité de leurs sensibilités politiques. Faire abstraction de cette réalité nuirait gravement à l’ampleur nécessaire du front des luttes sociales. Réciproquement, l’indépendance syndicale n’est pas synonyme d’indifférence à la politique et à ses enjeux. Nombre de questions sociales relèvent de décisions politiques : de la situation des personnels de la fonction publique aux règles qui régissent les retraites de l’ensemble des salariés en passant par la durée du travail, les institutions représentatives du personnel dans les entreprises voire les règles macro-économiques décidées dans le cadre européen qui surdéterminent les politiques budgétaires, le dynamisme industriel ou encore les politiques d’emploi. Le mouvement syndical n’a d’autre choix que d’intervenir en ces différents domaines. Mais il le fait avec sa propre démarche dans le respect de l’opinion des syndiqués et des instances élues dans le cadre des structures syndicales.

Ainsi, les syndicats peuvent être conduits à soutenir des propositions programmatiques portées par des partis politiques dès lors qu’elles reprennent leurs revendications. Ils peuvent même, c’est arrivé au cours de notre histoire, soutenir un programme politique cohérent. Pour que cela soit efficace parce que légitime, cette démarche doit recueillir un très large assentiment dans leurs rangs. Pour autant, cette décision ne doit pas les conduire à aliéner leur indépendance d’appréciation et d’action. L’expérience historique, encore elle, ne manque pas d’exemples de promesses pré-électorales qui n’ont pas été suivies d’effet. Les syndicats doivent garder leur pleine liberté d’agir pour les faire aboutir.

Les partis politiques doivent s’engager à développer la démocratie sociale.

Qu’ils soient encore dans l’opposition ou qu’ils aient accédé au pouvoir, les partis politiques progressistes doivent s’engager à développer la démocratie sociale. En effet, leur conception de la transformation doit s’appuyer sur la prise en compte par le nouveau gouvernement des revendications du monde du travail portées par les organisations syndicales. À titre d’exemple, l’engagement doit être pris qu’aucune réforme du champ social ne puisse être décidée et conduite sans une concertation préalable. Cette concertation doit évidemment être réelle et loyale. Elle ne peut en aucun cas se limiter à des rencontres entre gouvernement et syndicats organisées dans le seul but de donner le change pour faire ensuite ce que le pouvoir avait déjà décidé de manière unilatérale. La concertation doit conduire à des résultats tangibles. Lorsque le sujet relève de sa responsabilité, le Parlement doit jouer son rôle en tenant le plus grand compte des résultats de la négociation sociale ou de la concertation. Cela exclut à l’évidence les démarches de passage en force que nous avons subies ces dernières années à coups d’article 49-3. Lorsqu’un projet régressif est rejeté par l’ensemble des organisations syndicales ainsi que par une immense majorité des salariés et qu’il est néanmoins appliqué en court-circuitant le Parlement, le déni de démocratie est évident. Notons d’ailleurs que ces pratiques ont été fatales à leurs auteurs à l’occasion des consultations électorales qui ont suivi.

Ce qui est en jeu, c’est la légitimité et la solidité des réformes entreprises. La concertation préalable, le véritable dialogue social, la négociation exigeante ne constituent pas une perte de temps comme nous le répète à tout propos la vulgate néolibérale. Ils font partie au contraire des conditions essentielles pour légitimer le processus transformateur. Ils garantissent la solidité et probablement la pérennité des réformes progressistes entreprises. Faire vivre la démocratie sociale ne relève pas simplement d’une préoccupation tactique ou de la volonté de mettre en place une communication réussie : elle constitue le fondement du processus de changement. À noter que cette démarche de concertation doit s’appliquer plus largement. Elle doit concerner également le monde associatif lorsque des réformes d’importance sont envisagées dans des domaines qui relèvent de sa responsabilité.

Les organisations syndicales et les instances représentatives des personnels doivent se voir reconnaître des prérogatives accrues dans le fonctionnement des entreprises.

Aujourd’hui, la démocratie n’a pas sa place dans l’entreprise. Le patronat justifie d’ailleurs cette situation. La thèse qu’il développe assimile complètement l’entreprise et la propriété du capital. Cette conception étroite est antinomique avec la notion de démocratie. Le pouvoir de décision doit être attribué à ceux qui possèdent les actions ou les parts. Qui plus est, les gros actionnaires peuvent écraser les petits. Les actionnaires de référence ont un pouvoir particulier. Les actionnaires majoritaires peuvent imposer leur volonté. La notion de minorité de blocage illustre le fait que la gestion des entreprises se limite souvent à la gestion des rapports de force.

Il existe certes un discours, des éléments de langage et des vecteurs de communication ouvrant la réflexion des entreprises aux « parties prenantes ». Ce serait la caractéristique des « entreprises responsables ». Les parties prenantes à prendre en compte sont les salariés, mais aussi les fournisseurs, les clients, les collectivités territoriales, les États ou encore les ONG. Pour autant, ce discours qui se veut ouvert trouve rapidement ses limites. Lorsque la rentabilité du capital est en cause, on en revient à l’essentiel : les considérations financières prennent le dessus, dans le cadre des rapports de force internes à l’actionnariat. Les licenciements massifs chez Auchan, Casino, Vencorex, le CCF, Tétrapak ou encore Michelin sont quelques-unes des illustrations de cette réalité, comme l’intensification du travail et la dégradation des conditions de travail dans de nombreuses entreprises.

Un certain nombre de réformes doivent être menées à bien pour transformer cette situation et faire reculer la véritable dictature qu’exercent les décisions financières liées à la recherche de la rentabilité maximale. À titre d’illustration, on peut citer :

  • Renforcer les pouvoirs de contrôle des CSE sur la gestion des entreprises en les étendant aux décisions essentielles concernant les objectifs de gestion, le niveau et la qualité de l’emploi, les choix d’investissement, les opérations stratégiques de rachat, de fusion, de délocalisations ou de cession d’activités
  • Étendre les pouvoirs de contrôle des CSE à l’utilisation des fonds publics attribués à l’entreprise. Cette mesure permettrait notamment d’empêcher que des sociétés, souvent des grands groupes, utilisent des exonérations fiscales (ex du CICE) ou des subventions motivées par des objectifs de création d’emplois pour augmenter les dividendes de leurs actionnaires. La logique de cette proposition s’inscrit dans la perspective d’instaurer une conditionnalité de ces fonds publics en fonction de critères de progrès social et écologique.
  • Instaurer un moratoire suspensif permettant de stopper les licenciements ou les fermetures de sites en rendant obligatoire l’examen des propositions alternatives du CSE.
  • Renforcer les moyens attribués aux organisations syndicales pour représenter les salariés. Ces moyens ont été amputés de manière significative par les ordonnances Macron de 2017. Celles-ci ont notamment supprimé les CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) qu’il faut rétablir.
  • Accorder des droits d’intervention directe des salariés au sein des ateliers ou service. Ces droits pourraient notamment porter sur le contenu et l’organisation du travail.

Ces quelques exemples n’ont aucune ambition exhaustive. Ils visent à donner une illustration de réformes qui pourraient renforcer la démocratie sociale et la capacité d’action des organisations syndicales dans le fonctionnement des entreprises.

L’ambition de cet article est de souligner la complémentarité entre l’approche syndicale et l’approche politique transformatrice. Il insiste tout autant sur les principes qui doivent être respectés afin que cette complémentarité exprime tout son potentiel. Par bien des aspects, le processus transformateur doit marcher sur ses deux jambes. Un gouvernement et un Parlement ayant des ambitions transformatrices ont besoin de s’appuyer sur le mouvement social. Réciproquement celui-ci se déploiera d’autant mieux qu’il pourra bénéficier d’une dynamique favorisant les réformes de progrès.

 

Alain Obadia, « Des démarches complémentaires, des principes à respecter », Silomag, n°19, juillet 2025. URL:

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