Lecture en cours
Extrême droitisation et prolifération des fake news : l’arbre qui cache la forêt

Extrême droitisation et prolifération des fake news : l’arbre qui cache la forêtTemps de lecture : 11 minutes

Voilà une décennie, maintenant, qu’élites réactionnaires et progressistes s’alarment de la prolifération de discours faux. À ces fake news qui envahiraient nos existences sont attribuées toutes sortes de conséquences politiques graves, et, parmi elles, la montée et les succès des idéologies d’extrême droite. Or, à laisser penser que c’est un lien de causalité parfaitement mécanique qui lie prolifération des fake news et extrême droitisation de nos sociétés, on prend le risque de ne savoir lutter efficacement ni contre l’une ni contre l’autre.

Depuis une petite dizaine d’années, on a assisté à l’émergence d’une préoccupation collective pour la circulation de discours faux ou douteux, en ligne et hors ligne, et plus largement pour l’idée selon laquelle les personnalités publiques auraient renoncé à la contrainte de la véracité de leurs discours, privilégiant l’émotion au détriment de la raison ou de la factualité. Cette préoccupation, en France comme dans la majorité des démocraties libérales, s’est cristallisée autour d’une formule, les fake news, pour désigner ces «fausses nouvelles, souvent sensationnelles, déguisées en vraies informations», auxquelles sont attribuées toutes sortes de conséquences désastreuses.

Plusieurs raisons expliquent que la question des fake news soit par essence associée au personnage de D. Trump, à commencer par le fait qu’il est celui qui a popularisé l’expression, en l’utilisant pour insulter le journaliste de CNN Jim Acosta, lors d’une conférence de presse en janvier 2017. Mais c’est aussi parce que c’est avec l’avènement et l’élection de Trump, ou plutôt le choc créé par son élection, que les inquiétudes pour la prolifération de contenus faux se sont accentuées, entre autres dans l’espace public français. Au fil des années, un sens commun s’est donc stabilisé sur la question, bien qu’il soit relativement peu soutenu empiriquement par la littérature scientifique: les fake news, la diffusion massive de contenus faux et douteux, la confusion entre vrai et faux, toutes ces dynamiques permettraient d’expliquer partiellement ou intégralement les succès électoraux, politiques et idéologiques des droites extrêmes.

Il faut dire que depuis l’apparition du terme de fake news dans notre espace public, les exemples tirés de l’actualité internationale et nationale ne manquent pas pour alimenter et confirmer cette inquiétude. La montée des idéologies néo-fascistes et l’élection de personnalités politiques qui capitalisent sur les peurs pour accéder au pouvoir, en Allemagne, en Italie, en Hongrie, au Brésil, en France, et évidemment, aux États-Unis, toutes ces dynamiques constituent autant de «bonnes raisons» que les citoyen·nes auraient de s’inquiéter des fake news et de leurs effets. Mais c’est précisément parce qu’il est courant de leur attribuer toute une série d’effets politiques graves qu’il faut nous intéresser à ce que qui se cache derrière cette causalité mécanique selon laquelle l’extrême droite se propage grâce aux fake news, et plutôt voir ces dernières comme l’arbre qui cache la forêt.

Si les fake news sont d’extrême droite, c’est parce qu’on vit dans une société

Lorsque le terme de fake news est apparu dans l’espace médiatique français, vers 2017-2018, de nombreuses définitions du terme ont été proposées simultanément. Puisque «fake» ne veut pas simplement dire faux mais volontairement truqué, est-ce que les informations satiriques ou parodiques type Gorafi sont des fake news ? Si elles sont définies par leur visée sensationnaliste, alors est-ce que les clickbaits (pièges à clics) produits dans une visée économique en relèvent ? À mesure que les émissions et articles se sont multipliés – entre avril 2017 et avril 2018, 12 265 documents comportant le terme de fake news dans le titre ou l’introduction ont été publiés dans la presse française – un consensus collectif s’est établi : les fake news sont des fake news… lorsqu’elles sont fausses, mais surtout lorsqu’elles ont une visée idéologique, lorsqu’elles ont des effets politiques sur leurs publics, lorsqu’elles les radicalisent et les orientent politiquement. À partir de là, il s’est donc très tôt agi de savoir «de quel bord politique» étaient les fake news.

Si l’on regarde les fake news comme des instruments dans le cadre de stratégies d’influences numériques, il peut être plus facile de les attribuer aux communautés politiques d’extrême droite, qu’à celles de droite, de gauche ou d’extrême gauche. C’est l’un des éléments que le projet de recherche Politoscope, mené par des chercheur·euses du CNRS et porté par D. Chavalarias, contribue à objectiver, à l’instar de ces opérations d’influences, internes ou externes, qui ont cherché à faire advenir la victoire de M. Le Pen dès 2017.

Après une lecture plus attentive des productions – par ailleurs très didactiques et vulgarisées – des analyses du Politoscope, on remarque que c’est plutôt que l’influence numérique est devenue un outil à disposition de différentes communautés politiques, dont le bord et l’ancrage partisan varient simplement selon le thème abordé[1]. Rien de nouveau sous le soleil, donc, ou en tous cas, pas de quoi laisser penser que la manipulation et les contenus faux seraient l’apanage de l’extrême droite. D’une part, parce que le travail de D. Chavalarias, justement, rappelle bien que les leviers de manipulation sont d’abord et avant tout mis en place par les plateformes numériques elles-mêmes, par leur design d’infrastructure, leurs algorithmes de recommandation, leur personnalisation des contenus, etc. D’autre part, parce qu’il vaut d’être rappelé que les fake news, en tant que trouble de l’information et de la communication, ne sont que le produit de notre société.

Prenons l’exemple d’un cas souvent mentionné dans les discours médiatiques sur le sujet pour illustrer les conséquences des fake news : en mars 2019, (ré)émerge la rumeur selon laquelle des personnes Roms au volant d’une camionnette blanche kidnapperaient des enfants pour vendre leurs organes ou les prostituer[2]. À sa suite, sont relevées au moins une quarantaine d’agressions anti-roms, agressions physiques ou verbales, incendies de camionnettes ou de lieux de vie. Plutôt que d’y voir la preuve ultime d’un effet mécanique des informations fausses sur leurs publics, il s’agit de lire cet épisode comme une simple mise en lumière d’un racisme anti-Rom structurel de notre société. Le sociologue des médias P. Boczkowski le rappelle en ces termes : « si notre société est inéquitable, pleine de conflits, peu solidaire, excluante, pourquoi penser que la technologie numérique ne le serait pas ? Et pourquoi être surpris·e quand elle ne l’est pas ?[3]».

Lutte contre les fake news et lutte contre l’extrême droite : attention aux illusions

Alors, pourquoi lutter contre les fake news ne revient pas à lutter contre l’extrême droite ? Parce que la lutte contre les fake news s’est structurée autour d’une focalisation sur la factualité ; et que les idéologies n’ont pas nécessairement besoin de la factualité pour se propager.

On peut schématiser la lutte contre les fake news, telle qu’elle s’est développée en France cette dernière décennie, en différents pôles[4].

Un premier pôle de solutions a porté sur la régulation de l’offre informationnelle, sur la base du diagnostic d’un dysfonctionnement dans le système informationnel contemporain. En France, il a été incarné par la loi du 22 décembre 2018 contre la manipulation de l’information, texte de loi largement symbolique, aux effets très limités (Pierre et al.). Ses défenseurs eux-mêmes ont relevé le risque d’une intervention trop directe de l’État sur les pratiques informationnelles, et donc d’un renvoi aux accusations de censure ou de «ministère de la Vérité».

Non-coûteuses, non-liberticides, non-clivantes, ce sont donc les solutions portant sur la réception de l’information, c’est-à-dire de protéger les publics du danger identifié, qui ont été les plus promues et les plus développées. Elles ont pris la forme du (re)développement de l’éducation aux médias et à l’information (EMI), essentiellement dans le système scolaire ; et celui de la vérification ostentatoire de l’information, appelé fact-checking lorsqu’il est réalisé par des journalistes professionnels et les entreprises de presse, ou débunking lorsqu’il l’est par des internautes citoyens, à titre bénévole.

Le fact-checking professionnel a connu une longue vie depuis ses premiers développements dans les rédactions américaines des années 1920 ; vie au cours de laquelle il avait déjà été investi comme un outil institutionnel de lutte contre les fascismes, comme le rappelle P. Froissart dans son étude de la Clinique des Rumeurs, entre 1942 et 1943 (Froissart, 2024). Mais en 1942 comme en 2025, le problème du fact-checking face aux idéologies fascistes est le même : d’abord, la vérification prend toujours le risque de visibiliser davantage l’information vérifiée que son démenti, et donc de se faire le relais de fausses informations. Mais surtout, en tant que vérification provenant d’une autorité traditionnelle verticale, le fact-checking n’est pas efficace pour lutter contre l’ancrage idéologique d’un individu. Au contraire, pour des personnes fortement idéologisées ou politisées, le fact-checking peut renforcer le sentiment de stigmatisation, de marginalisation, valider une revendication de subversion : être fact-checké·e, c’est être censuré·e, c’est s’autoriser à penser que son discours menace un système en place (Aubert et al., 2025).

La vérification d’information, pratiquée dans une perspective politique, ne semble donc pertinente que lorsqu’elle est pratiquée comme un débunking, c’est-à-dire une pratique plus horizontale, plus amatrice et assumée comme telle. Elle recouvre aujourd’hui un assez large spectre de pratiques militantes permises par le numérique : l’enquête et l’investigation citoyenne, la recherche dite OSINT[5], la mise en commun d’informations contre les opacités des grandes entreprises, etc. Les acteur·ices qui pratiquent ce débunking en ligne se distinguent souvent par un engagement dans le rationalisme, voire le scientisme ; mais aussi par la revendication d’une pratique horizontale, ouverte à tous·tes et ne nécessitant ni titre ni diplôme spécifique. Ils évoquent fréquemment cette citation d’E. Snowden : «Le problème des fake news ne se résout pas par l’action d’une autorité, mais plutôt parce que nous, en tant que participants, en tant que citoyens, en tant qu’utilisateurs de ces services, nous coopérons les uns avec les autres. En débattant et en échangeant nous pourrons isoler ce qui est faux et ce qui est vrai».

Mais cet investissement du débunking comme pratique militante semble évoluer sur une crète bien fine : d’un côté, une vigilance accrue pour ne pas reconduire de postures verticales ou sachantes, au risque d’empêcher toute efficacité politique de la pratique ; de l’autre, une lucidité quant au fait que la correction ponctuelle d’informations n’a jamais ou très rarement altéré le socle sur lequel repose une idéologie. Le cas de l’extrême droite, et un rapide retour historique sur ses stratégies d’influence, nous le montre bien : les idéologies fascisantes progressent sans nécessairement recourir à la production de contenus faux ou douteux.

L’extrême droite n’a pas besoin du faux pour prospérer en ligne

Historiquement, l’espace des droites extrêmes se caractérise par un fort investissement des innovations numériques et médiatiques. On le comprend notamment par leur filiation avec la Nouvelle Droite, courant politique des années 1970 qui prône la bataille culturelle plutôt que l’activisme politique et les combats électoraux.

Dans sa dimension spécifiquement médiatique, cette stratégie prend le nom de «réinformation»: par la presse (Éléments, Rivarol, Présent, Minute), la radio (Radio Courtoisie) ou encore l’édition d’ouvrages, cette extrême droite revendique un usage stratégique des médias, qui permet de légitimer intellectuellement l’idéologie, tout en se présentant en lutte contre «la désinformation idéologique volontaire attribuée aux médias dominants» (Blanc, 2015). Ces pseudos-gramscistes identitaires n’ont pas attendu l’essor de l’internet pour porter et défendre cette stratégie ; en revanche, il a constitué un nouveau et puissant vecteur de diffusion, avec le développement d’un archipel de sites dévoué à cette intoxication du débat public. Certains sont en réalité très mineurs ou inactifs, d’autres bénéficient d’un audimat important : FdeSouche, Boulevard Voltaire, Égalité & Réconciliation, Riposte Laïque, etc. Cet investissement stratégique du numérique se retrouve aussi dans la composante partisane de l’extrême droite, le FN/RN étant par exemple le premier parti politique à créer un site internet, en 1996.

Cette histoire peut sembler ancienne, mais elle est très structurante pour les dynamiques actuelles d’expansion médiatique des idées des droites extrêmes. Ces initiatives, même archipellisées, constituent aujourd’hui d’importantes courroies de transmission pour faire entrer dans l’espace médiatique des informations ou des personnalités ainsi «blanchies». Ces sites et blogs de réinformation peuvent sembler bien obscurs ou marginaux: ce serait oublier qu’une partie non négligeable des chroniqueurs qui peuplent les plateaux des chaînes d’information en continu est issue de cet écosystème réinformateur. Ainsi de Gabrielle Cluzel, directrice de publication de Boulevard Voltaire, et désormais habituée des plateaux de CNews, d’Europe 1, etc.

Cet exemple nous permet d’avancer dans notre réflexion, et de nous interroger sur l’importance accordée à «l’empire Bolloré» pour expliquer l’extrême droitisation continue de notre société. Une partie des discours critiques tend à dénoncer cet «empire Bolloré» pour sa contribution à la circulation de contenus faux. Or, là encore, cela semble plus compliqué que l’apparence donnée.

Pour ne prendre qu’un exemple, on peut se rappeler de la diffusion d’un graphique, dans l’émission «En quête d’esprit» de la chaîne Cnews, sur «Les causes de la mortalité dans le monde». Au dessus du tabac, et du cancer, est listé en première position… l’avortement. Ce graphique a fortement fait réagir, menant à des signalement massifs à l’Arcom et une réaction de différents ministres. Mais à le regarder de près, dénoncé comme une fake news, on peut voir qu’il présente toutes les formes de la factualité et de la rigueur méthodologique telles que recommandées par la lutte anti-fake news ! Chiffres vérifiés à l’appui, source citée, comparaison avec d’autres «causes de mortalité»… Le problème (réel) de ce graphique n’est donc pas qu’il serait factuellement faux, c’est simplement la prémisse subjective et biaisée, celle qui laisse entendre que l’avortement serait une “cause de mortalité”, qui relève d’un positionnement idéologique.

Finalement, les idéologies d’extrême droite n’ont pas besoin de recourir au faux pour prospérer, et peuvent en cela être rapprochées de la propagande. N’importe quelle information peut être utilisée à des fins de propagande, les «fakes» comme les vraies – certains rappellent d’ailleurs que «la propagande moderne est même plus efficace avec des informations exactes» (Troude-Chastenet, 2017). En clair : on peut faire des dégâts idéologiques colossaux avec ce qui relève du factuellement vrai.

Bibliographie :

Aubert, T. Boncourt, A. Saint-Martin (dir.), Batailles pour la vérité. Complotisme, effondrisme, et autres discours alternatifs, Éditions de la Sorbonne, 2025.

Blanc, «Réseaux traditionalistes catholiques et “réinformation” sur le web : mobilisations contre le “Mariage pour tous” et “pro-vie“», tic&société, n°9, 2015.

Chavalarias, Toxic Data. Comment les réseaux manipulent nos opinions, Flammarion, 2022.

Froissart, L’invention du fact-checking. Enquête sur la « Clinique des rumeurs », Boston, 1942-1943, Presses Universitaires de France, 2024.

Pierre-Maurice (dir.), Le référé fake news, nécessité ou gadget ?, Presses Universitaires de Nancy, 2021.

Troude-Chastenet, « Fake news et post-vérité. De l’extension de la propagande au Royaume-Uni, aux États-Unis et en France », Quaderni, n°98, 2018.

Vauchez, Produire le vrai sur le faux. Sociologie politique des discours et pratiques de lutte contre les fake news, thèse de doctorat en science politique, Université Paris I Panthéon Sorbonne.

[1] Voir par exemple : https://politoscope.org/2024/07/quels-debats-politiques-refletent-le-mieux-la-structures-de-communautes-politiques-pendant-la-campagne-des-legislatives/

[2] Un documentaire réalisé par C. Boltanski et J. Bulot retrace l’itinéraire de cette rumeur : La camionnette blanche, 52min, 2022.

[3] P. Boczkowski, intervention au dialogue inaugural «La société d’information : de la promesse démocratique au cauchemar totalitaire ?», Allez Savoir, Marseille, 25 septembre 2025.

[4] La nébuleuse de lutte contre les fake news a constitué le sujet de ma thèse de doctorat en science politique : Y. Vauchez, Produire le vrai sur le faux. Sociologie politique des discours et pratiques de lutte contre les fake news, 2024, Université Paris I Panthéon Sorbonne.

[5] Cette «Open Source INTelligence» renvoie à l’ensemble des pratiques d’exploitation de données accessibles en ligne, originellement à des fins de renseignement.

Pour citer cet article

Vauchez Ysé, “Extrême droitisation et prolifération des fake news : l’arbre qui cache la forêt”, Silomag, n°20, novembre 2025. URL : https://silogora.org/extreme-droitisa…i-cache-la-foret/

Réagir

Si vous souhaitez réagir à cet article, le critiquer, le compléter, l’illustrer ou encore y ajouter des notes de lecture, vous pouvez proposer une contribution au comité de rédaction. Pour cela, vous pouvez envoyer votre texte à cette adresse : contact@silogora.org

AGORA DES PENSÉES CRITIQUES
Une collaboration

Mentions légales Crédits