Si la question de l’articulation des luttes fait problème, avec la possibilité d’une rivalité entre les nouveaux sujets politiques qu’elles cherchent à instituer, en comprendre les causes implique d’interroger la façon dont les lignes de fracture de la réalité sont conceptualisées dans les courants féministes et antiracistes. Les discours symétriques d’une « surenchère » possible des identités de groupe – qui fractionnerait les sujets politiques existants – et d’une concurrence nécessaire entre ces dernières, émanent du postulat commun d’une contingence de ces luttes qui naîtraient de façon autonome. Ce vide nominaliste conduit à absolutiser des antinomies conceptuelles qui enferment ces luttes (par exemple, universalisme/ particularisme). Il est symptomatique du traitement postmoderne d’éclatement des identités de groupe. Dans une approche radicalement matérialiste, Stefano Azzara met à jour les apories de telles présentations et leurs racines objectives (la pratique capitaliste correspondante) pour comprendre les rapports de ces pensées critiques avec le contexte social dans lequel elles apparaissent. Empêcher la subversion de combats émancipateurs par l’idéologie dominante suppose l’élaboration d’un discours théorique de compréhension unitaire de la réalité, condition nécessaire à la construction d’un projet politique cohérent de transformation.
Traduit de l’italien
Dans une interview accordée au journal libéral-conservateur Il Foglio, la philosophe Adriana Cavarero – l’une des principales théoriciennes italiennes du féminisme de la différence sexuelle – a récemment exprimé ses préoccupations concernant les développements de la « théorie du genre fluide » et les revendications politiques qui ont mûri au sein des « avant-gardes LGBT »[1] . Dans cette « galaxie » composite, dit-elle, une profonde « polémique » à l’égard du féminin et même un désir de censure « à l’égard de l’utilisation du mot femme » ont progressivement émergé. Dans le « néo-langage » que ce mouvement propose, il est « interdit de déclarer qu’il y a deux sexes » et « d’utiliser le mot femme ». Ce dernier ne peut être « ni dit ni écrit », car cela impliquerait l’effacement excluant, répressif et génocidaire de l’existence d’une pluralité indéfinie et changeante d’orientations « intersexes » distinctes et de leurs auto-perceptions respectives du genre, chacune ayant sa propre légitimité et ses propres droits.
En critiquant ces conceptions, Cavarero se penche sur leurs présupposés philosophiques, et affirme qu’elles témoignent de l’intention « consumériste » et « ultra-capitaliste » de ces courants de transformer tout désir en droit, et qu’elles constituent une véritable « opération métaphysique », dans la mesure où elles sont à leur tour « fondées sur l’annulation de la réalité et de la perception », c’est-à-dire sur la suppression d’une « factualité » attestée également par la « science biologique » : le « fait… de la différence sexuelle ».
En outre, Cavarero souligne la signification politique globale de cette opération : « après deux cents ans de lutte des femmes pour avoir une subjectivité politique féministe », dit-elle, avec ce mouvement « le sujet qui a fait cette révolution est éliminé ». Au nom de l’indétermination subjective, cette opération d’effacement du féminin « neutralise la différence sexuelle » et cache derrière des artifices linguistiques une revanche substantielle du patriarcat, à travers une série d’interdits conceptuels et linguistiques qui « effacent l’histoire du féminisme ». C’est ainsi qu’en vertu du « principe individualiste néolibéral moderne », qui est « fonctionnel au marché global » et à son invasion de tous les mondes de la vie, la femme redevient une simple « porteuse empirique d’utérus », c’est-à-dire un « conteneur ». Celui-ci « appartient au père », une sorte de capital biologique, et peut donc être loué et soumis à l’ « industrie de la procréation », avec une destruction totale de la subjectivité de la femme qui est effectivement enceinte et accouche.
Postmodernisme, contre-révolution néolibérale et revanche des classes dominantes
Je m’en tiendrai ici à quelques considérations très générales, qui s’appliquent à une série de phénomènes ayant trait à l’affirmation d’identités de groupe, phénomènes qui ont une réelle pertinence philosophique en ce qu’ils mettent en question la contradiction entre universalité et particularité et la question de la production des identités et de leur conflit avec les structures sociales et les dynamiques de subordination, de domination et d’émancipation, de méconnaissance et de reconnaissance.
En ce sens, il faut dire qu’il ne s’agit pas ici d’une simple compétition entre groupes exclus, mais de quelque chose de plus profond et de plus significatif qui nous parle de la façon dont les grandes catégories politiques et leur perception ont changé au cours des dernières décennies. Les tourments de Cavarero et le naufrage actuel du féminisme différentialiste me semblent partageables sur un plan philosophique général, car le risque est bien d’oblitérer ce moment fondamental de la lutte des classes, à savoir la lutte des femmes, dans l’éclatement des politiques postmodernes des identités (distinguées puis hypostasiées, aussi fluides soient-elles) et pourtant, ces tourments ne sont pas capables de saisir la généalogie du phénomène, et encore moins de le regarder avec une clé de lecture critique et autocritique.
Schématiquement, on peut dire que le postmodernisme a représenté une composante indispensable de la contre-révolution néolibérale, qui coïncide avec la revanche des classes dominantes ayant vaincu les classes et groupes subalternes sur le terrain économique et politique comme sur le terrain culturel. Et elles l’ont fait d’abord en déstructurant les identités historiques et les formes de conscience construites par ceux-ci dans un arc conflictuel qui part de la Révolution française pour arriver aux grandes révolutions du XXe siècle, après les avoir délégitimées comme « holistes » et « totalitaires » et remplacées par l’exaltation nietzschéenne puis heideggérienne de la « différence » et de la primauté de l’individu dans sa singularité[2]. Les fronts et les alliances de l’émancipation et de la démocratie moderne sont ainsi brisés et la prémisse même de la capacité des subalternes à manipuler les relations de pouvoir est ébranlée : l’unité difficile à laquelle ils sont parvenus au cours d’un processus compliqué de reconnaissance mutuelle et d’apprentissage.
Or, on a l’impression que dans cette dynamique de séparatisme et de sécession continue des subjectivités, qui a pris la forme de ce que Gramsci appelait la « révolution passive », le mouvement féministe du XXe siècle lui-même a fini par être entraîné.
L’évolution du féminisme, d’un mouvement pour l’émancipation qui revendiquait l’égalité des femmes à un mouvement qui a commencé à mettre de plus en plus l’accent sur leur différence sexuelle et à renverser l’ancienne subordination patriarcale par une séparation programmatique, parmi ses nombreux mérites accumulés dans l’identification et la dénonciation des structures réelles de domination, s’est progressivement chargée d’une contradiction de fond. L’absolutisation métaphysique de la différence féminine par opposition auxoppositions dialectiques (par exemple, l’antagonisme de classe) a déclenché une spirale de multiplication nominaliste des différences elles-mêmes, ce qui, à long terme, a rendu presque impossible tout discours théorique de compréhension unitaire de la réalité et de ses lignes de fracture. C’est une chose de contester l’universalisme patriarcal dans la mesure où il s’agit d’un universalisme factice, puisque l’émancipation du prolétaire ne coïncide pas toujours avec celle de la prolétaire ; c’en est une autre de s’enfermer dans le refus particulariste et simili-ouvriériste[3] de toute idée d’universalité en tant que telle, y compris l’idée d’une universalité concrète, construite dans une voie partagée par les femmes et les hommes au nom d’idéaux politiques communs et d’une émancipation démocratique dans laquelle la compréhension et le dépassement de la subordination féminine sont également inclus. C’est précisément ce glissement de l’universel au particulier, parallèle au passage du paradigme de l’égalité et de la recherche de l’émancipation collective (par le conflit et au sein d’un mouvement plus large) à celui de la différence puis de l’empowerment individuel cher au féminisme libéral, qui a beaucoup à voir avec les événements de notre époque.
C’est dans cette approche que se place Cavarero : elle affirme ainsi que le mouvement gender-fluid revendique l’ « inclusion » comme le « bien absolu », alors que l’ « exclusion » serait le « mal ». Or, la nouveauté du féminisme différentialiste par rapport à celui de la période précédente se trouve précisément dans la contestation du « concept d’inclusivité ».
C’est là le cœur du problème : l’inclusion est synonyme d’égalité, mais pour Cavarero, l’égalité est synonyme d’universalité, et l’universalité est à son tour synonyme de « volonté de dominer », comme c’est le cas avec le mot « homme » : un mot qui a prétendu être universel, englobant, neutralisant et annihilant ainsi la différence féminine. Le féminisme post-égalitaire, qui rejette la catégorie de l’égalité parce qu’il la considère comme répressive, a programmatiquement opposé à ces « mots inclusifs » des « mots qui soulignent la différence » et la « pluralité », c’est-à-dire « la partialité réelle des femmes qui revendiquent un ordre symbolique et un imaginaire pour leur sexe ». Mais ce faisant, simultanément à l’émergence des revendications de nombreux autres groupes sociaux et minorités, cette démarche a établi le paradigme qui a déclenché une chaîne nominaliste de clivages, dont la conséquence est l’explosion postmoderne des identités et l’impossibilité de construire un discours et une plateforme politiques communs.
Le particularisme contre le combat universel pour l’égalité
Le nominalisme et le relativisme des mouvements actuels, en somme, ont été anticipés par le nominalisme du féminisme différentialiste lui-même, qui en paie aujourd’hui le prix. En crachant trop sur Hegel[4] , on finit tôt ou tard par cracher aussi sur Diotime (l’éponyme de la subjectivité féminine enfin consciente et autonome qui a inspiré le recueil-manifeste qui a marqué l’enracinement du féminisme différentialiste en Italie[5] ).
Face à l’éclatement des mouvements d’émancipation que laisse entrevoir non pas la revendication des différences, mais l’absolutisation de ces dernières, on peut s’orienter à l’aide d’un essai de Domenico Losurdo[6], dans lequel il réfléchit précisément sur la contradiction égalité-différence.
« Égalité », « Universalité » et donc inclusion, explique Losurdo, ont été les principaux mots d’ordre des mouvements émancipateurs et révolutionnaires depuis 1789 pour revendiquer « l’égale dignité de chaque être humain », alors qu’à la même époque le front réactionnaire qui s’était élevé pour défendre le particularisme féodal (Burke, De Maistre) avait contesté ces catégories au nom de l’historicité et de la particularité de chaque situation. Or, au fil du temps, la situation change radicalement et fait apparaître la complexité de la contradiction universel-particulier. Si l’expansionnisme napoléonien avait déjà mis en évidence les risques d’un universalisme qui savait devenir « agressif » dans sa prétention à s’imposer immédiatement à la réalité et à faire valoir les intérêts français au nom des idéaux de la Révolution, dans la seconde moitié du XXe siècle, la situation semble s’être complètement inversée. À un moment donné, par exemple, dans les réflexions qui accompagnent le processus de décolonisation et dans le mouvement d’émancipation des Noirs, « la revendication de l’égalité cède […] à l’étalage de la négritude », et à partir de ce moment, avec la prise de conscience de la dialectique immanente aux Lumières, le même phénomène peut être observé pour « tous les groupes qui sont passés de diverses manières par la discrimination et l’oppression », comme « les femmes, les gays, les lesbiennes ».
C’est donc un phénomène général qui, selon Losurdo, nous fait comprendre comment « le passage de la revendication de l’égalité à l’affirmation de sa propre différence » est « avant tout le symptôme du processus de radicalisation d’un mouvement d’émancipation ». Un mouvement qui, à un moment donné, rejette l’ « autophobie », la « cooptation » ou les formes hypocrites d’assimilation imposées par les « Blancs » (ou les hommes) et « exige la reconnaissance du groupe opprimé ou subalterne en tant que tel ». Ils accentuent ainsi leur propre différence – cette différence jusqu’alors brandie par les dominateurs comme le stigmate d’une infériorité naturelle : couleur de peau, passion supposée des femmes ou faiblesse physique – et la revendiquent avec fierté et même de manière provocante, jusqu’à repousser les limites du “séparatisme” de groupe.
Malgré ces intentions progressistes, Losurdo voit bien le risque inhérent à cette dynamique : le risque de déshistoriciser, de rigidifier, voire de naturaliser ces différences, de confirmer comme une donnée de la réalité l’opposition noir/blanc ou homme/femme, et de renverser purement et simplement les hiérarchies de valeurs internes par rapport aux stéréotypes précédemment dominants. Ainsi, par exemple, si le patriarcat opposait la rationalité masculine à l’émotivité féminine, le féminisme différentialiste finit par adopter cette même configuration dans une clé inversée ; et identifie désormais dans « l’humanité masculine » la « pensée calculatrice » et la « volonté de puissance », responsables de toutes les horreurs de l’histoire, par opposition à une identité ou une essence féminine dont la définition, éternisée et irénisée, est érigée en emblème de la paix et de l’harmonie universelle. On glisse ainsi d’une négation déterminée, centrée sur l’histoire, la culture et le « conflit entre la société masculiniste et les femmes » – conflit qui est avant tout le reflet d’une division sociale du travail précise, en voie de dépassement dans les sociétés industrielles – à une négation indéterminée et absolue ; une négation abstraite qui entraîne une opposition immédiate entre « l’homme et la femme » en tant que tels et même entre une prétendue essence ou nature masculine et une essence ou nature féminine.
La contestation féministe de la « catégorie de l’homme en tant que tel », dans la mesure où elle se réfère non pas à une conception déterminée inadéquate de l’universalité (l’homme comme synonyme de mâle, et donc l’homme comme terme inadéquat pour désigner le genre humain dans sa totalité et son unité tendancielle) mais s’élève contre l’universalité en tant que telle, conduit à un nominalisme radical. Or, celui-ci est épistémologiquement fallacieux et « philosophiquement naïf » selon Losurdo : « différence et égalité s’impliquent mutuellement » de sorte que « saisir l’une et l’autre implique toujours un processus d’abstraction » dont même les féministes différentialistes ne peuvent s’exonérer, quelle que soit leur attention à la dimension de la pluralité ou de la singularité, dans la mesure où elles saisissent « dans les femmes des caractéristiques communes » tout en devant « s’abstraire de toutes les autres différences (de classe, de race, d’âge…) ».
Dans ces conditions de « particularisation extrême des différentes identités » et avec leur « définition en termes tendanciellement naturalistes », l’ « idée d’égalité » devient vide de sens, tout comme l’ « idée de liberté » entendue comme liberté moderne, c’est-à-dire comme cette « libertas égale » qui dépasse les libertas particulières pré-modernes. Et surtout, se vide de sens la construction d’une idée du sujet humain doté d’une « égale dignité, sans distinction de fortune, de race, de sexe », c’est-à-dire l’idée même de la démocratie moderne comme dépassement de ces gigantesques discriminations historiques. En un mot, l’idée d’une « unification tendancielle du genre humain » et de la « lutte pour réaliser concrètement l’homme » – l’être humain – « en tant qu’entité générique » devient dépourvue de sens.
Crise de la gauche, recherche de terrain d’entente et de nouvelles formes d’unité
Cette attitude n’est pas étrangère à la crise de la gauche : c’est « ce nominalisme extrême », susceptible d’être modifié et multiplié à l’infini, qui constitue la prémisse théorique de l’éclatement de ce qui avait été si laborieusement uni au cours de deux siècles de lutte des classes. Cependant, il ne servirait pas à grand-chose d’accentuer encore cet éclatement dans l’illusion de résoudre la contradiction en faveur de l’un des deux camps ; alors qu’il serait beaucoup plus utile de trouver un terrain d’entente et une nouvelle forme d’unité possible.
Pour Losurdo, il s’agit donc de comprendre les raisons de cette dynamique à partir de la logique immanente du conflit socio-politique et de son règlement historique déterminé. Ainsi, « historiquement, il n’y a pas de mouvement d’émancipation qui ait atteint sa maturité sans passer par une phase “infantile” », c’est-à-dire une phase « d’extrémisme et d’unilatéralité ». Il faudra toutefois en sortir, et comprendre que l’universalité n’est en aucun cas nécessairement synonyme de domination, parce qu’elle exige aumoins le particulier et est effectivement et pleinement universelle précisément dans la mesure où elle se montre capable de reconnaître le particulier et de le comprendre.
Après tout, c’est exactement ce à quoi le différentialisme ou le séparatisme lui-même aspire inconsciemment. Pour le matérialisme historique, « l’idéologie consiste à conférer la forme de l’universalité à des contenus et à des intérêts empiriques déterminés qui sont ainsi transfigurés ». Et pourtant, explique Losurdo, cela ne signifie pas nier l’universalité en tant que telle, étant donné que la « dénonciation de la pseudo-universalité », qui est une dénonciation « de l’élévation arbitraire et subreptice à l’universel d’un particulier déterminé et souvent vicieux », ne peut que se référer à son tour « à la catégorie de l’universalité », c’est-à-dire d’une universalité plus complète. C’est pourquoi la protestation contre la méconnaissance d’un individu ou d’un groupe est en même temps la demande d’une reconnaissance de l’égale dignité humaine et c’est une demande d’inclusion.
En d’autres termes, le chemin de l’extension des droits et de la reconnaissance ne peut quitter le terrain de l’universalité. L’alternative serait la dissolution définitive de tout projet émancipateur et, avant même cela, la dissolution nominaliste des concepts et du langage, avec pour conséquence l’impossibilité de toute communication et donc de tout partage d’un chemin humain.
Il s’agit d’un risque extrême qui va de pair avec celui de la subalternité idéologique, que le féminisme différentialiste risque également d’encourir (ainsi, le journal qui a repris les propos de Cavarero, Il Foglio, est un journal néolibéral et conservateur). La confusion culturelle et idéologique post-moderne qui a affecté la gauche et même les communistes est très profonde. Si nous ne sommes pas capables de reconstruire un minimum d’orientation conceptuelle, ainsi qu’une organisation politique, il sera très difficile de l’éradiquer.