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La convergence médiatique des droites

La convergence médiatique des droitesTemps de lecture : 8 minutes

Si la concentration médiatique autour de Vincent Bolloré commence à être bien connue, la manière dont certains médias «traditionnels» (chaînes d’information, grands titres de journaux…) contribuent à l’extrême droitisation du champ journalistique est moins étudiée. C’est ce à quoi s’emploie Pauline Perrenot d’ACRIMED dans cet article.

Depuis dix ans, un pôle réactionnaire se consolide et gagne en influence au sein du champ journalistique. L’empire de Vincent Bolloré en est la clé de voûte, qui met à profit une concentration à la fois horizontale – via une mainmise sur l’édition (groupe Hachette) et l’acquisition de pans entiers de la presse écrite et audiovisuelle (Canal+, CNews, groupe Prisma, Le Journal du dimanche, Europe 1) – mais aussi verticale, en intégrant à son empire points de vente, salles de spectacle, institut de sondage, agence de communication, etc. Une véritable prédation sur le monde de l’information et de la culture, qui propulse sur le devant de la scène des médias dont la ligne éditoriale est à l’image du «combat civilisationnel» revendiqué par l’industriel milliardaire : obsessions identitaires ; cabales islamophobes et xénophobes ; haine de la gauche et de l’égalité ; engagement pro-business et valorisation de l’entreprenariat contre «l’assistanat» ; culte de l’ordre et de l’autorité ; célébration de l’«internationale fasciste», de Donald Trump à Georgia Meloni en passant par Javier Milei[1].

Le sacrifice de l’information sur l’autel de l’éditorialisme

À l’avant-poste de cette contre-révolution réactionnaire, CNews prospère sur une politique de réduction des coûts. Tout en s’affranchissant des fondamentaux journalistiques comme des règles censées encadrer sa diffusion sur la TNT, la chaîne est l’incarnation la plus aboutie d’une tendance structurelle au sein d’un audiovisuel sous domination commerciale qui, partout, favorise l’extrême droite : le sacrifice de l’information sur l’autel de l’éditorialisme. Les formats produits à peu de frais – talk-shows, interviews, éditos, etc. –, se taillent la part du lion, où prévalent l’entre-soi et les discussions «à la bonne franquette». Butiner dans les sondages du jour, politiser les faits divers – «industrie médiatique et arme idéologique pour l’extrême droite»[2] –, exciter les affects et idéologiser la peur : les mamelles de «l’information» façon Bolloré.

Gourmands en chroniqueurs, ces dispositifs sont devenus en quelques années le point de rencontre et la vitrine de premier plan des réactionnaires et de l’extrême droite identitaire. Si les plateaux de Bolloré servent de tremplin pour de «jeunes pousses» qui y fourbissent leurs armes, ils recyclent surtout des journalistes ayant occupé (ou occupant) des positions de pouvoir dans les médias «légitimes», au premier rang desquels les maisons historiques de la droite traditionnelle. Selon une étude du collectif Sleeping Giants, Le Figaro était par exemple le média le plus représenté à l’antenne de CNews entre le 1er janvier 2023 et le 4 avril 2024, devant Europe 1, Le JDD, Valeurs actuelles, Causeur ou Sud Radio, mais aussi les plus éminents représentants de la fachosphère (Boulevard Voltaire, L’Incorrect, Omerta, Livre Noir devenu Frontières, Front Populaire, etc.).

Sur Europe 1, la chefferie du Figaro détient même le monopole de l’«édito politique», assuré en intermittence par Alexis Brézet, le directeur des rédactions du quotidien, Vincent Trémolet de Villers, son directeur délégué, et Alexandre Devecchio, rédacteur en chef du FigaroVox, la déclinaison web des pages «Débats», elle-même motrice de l’extrême droitisation du Figaro[3] et réserve de talents – omniprésents à l’antenne de CNews ou d’Europe 1 –, comme Eugénie Bastié, Mathieu Bock-Côté, Gilles-William Goldnadel ou encore, parmi la «jeune garde», le très prometteur Paul Sugy. On n’en finirait pas de retracer les carrières passées des actuelles vedettes de la galaxie Bolloré au sein du groupe TF1/LCI (Laurence Ferrari, Vincent Hervouët, Pascal Praud, Jean-Claude Dassier, etc.) ou d’Europe 1 sous l’ère du groupe Lagardère (Pierre de Vilno, Catherine Nay, Jean-Pierre Elkabbach, Sonia Mabrouk, etc.), parfois les deux successivement.

Un phénomène qui remonte au moins aux années 2000

Symptôme de la radicalisation croissante de la droite traditionnelle – et des directions de médias, sociologiquement solidaires des intérêts des classes dirigeantes –, cette hybridation n’est pas un phénomène nouveau. Au cours des décennies 2000 et 2010, fort d’un riche carnet d’adresses et d’étroites relations avec la bourgeoisie politique et patronale, l’hebdomadaire Valeurs actuelles était en quelque sorte l’équivalent fonctionnel des médias Bolloré aujourd’hui : une plaque tournante de la droite extrême à l’extrême droite. Et là encore, son personnel ne venait pas de nulle part. Comme l’a mis en lumière le sociologue Abdellali Hajjat, non seulement la plupart des journalistes et chroniqueurs du titre avaient auparavant officié aux Échos, à L’Express, au Point et surtout… au Figaro, mais à partir des années 2000, les vedettes du journal ont bénéficié d’une surreprésentation en tant qu’invités, animateurs ou chroniqueurs, notamment sur RMC, Europe 1 et LCI[4]. Légitimé par la classe politique jusqu’aux plus hautes sphères de l’État – «un très bon journal» plaidait Emmanuel Macron après avoir fait la Une fin 2019[5]Valeurs actuelles a su se tailler une place de choix dans les médias dominants en misant sur le «buzz» et la «polémique», carburants de leur économie low cost. Incubateurs de «bons clients» réactionnaires, les chaînes d’information en continu, notamment, ont contribué à installer durablement les têtes de gondole de l’hebdomadaire dans le débat public : Geoffroy Lejeune, ami personnel de Marion Maréchal aujourd’hui à la tête du JDD, Charlotte d’Ornellas, Tugdual Denis, etc.

Entre autres «empoisonneurs»[6] : le cas d’Éric Zemmour, pilier du Figaro et du Figaro Magazine entre 1996 et 2021, est sans doute le plus exemplaire. Lorsque CNews lui a offert en 2019 une vitrine de premier plan dans l’émission «Face à l’info», Bolloré n’a fait que capitaliser sur une notoriété entretenue pendant trente ans dans et par les grands médias, de Marianne à RTL en passant par I-Télé, France 2, etc. De quoi favoriser son transfert dans le champ politique, lequel fit l’objet d’une hystérie journalistique dès l’été 2021 et jusqu’à l’élection présidentielle, en 2022[7]. Sa médiatisation a été tellement disproportionnée que l’Arcom a été contraint d’épingler onze chaînes et stations – dont trois du service public (France Inter, France Info et France 5) – pour leur manquement à l’équité du temps d’antenne et/ou de parole en sa faveur.

Loin du mythe journalistique postulant une étanchéité entre les médias «acceptables» et la galaxie Bolloré, la circulation sans entrave des commentateurs réactionnaires est donc un phénomène structurel : VRP du Rassemblement national, «intellectuels» médiatiques racistes adeptes du «on-ne-peut-plus-rien-dire» saturent le débat public, sans oublier la galaxie des journalistes de Franc-Tireur – propriété du milliardaire Daniel Křetínský –, qui alimentent nombre de cabales de l’extrême droite sur la base d’obsessions islamophobes et d’une détestation viscérale de La France insoumise. Il ne s’agit pas d’affirmer que toutes les lignes éditoriales se valent, mais bien de souligner une tendance à la droitisation par le haut des grands médias, à laquelle les directions éditoriales apportent leur concours de longue date.

Des médias «traditionnels» qui ne sont pas en reste

Si les grands médias ne sont pas les principaux responsables de la droitisation continue du champ politique et de la progression électorale constante de l’extrême droite, ils ont activement contribué à la «dédiabolisation» du Rassemblement national, à la popularisation de ses thématiques de prédilection (immigration, islam, insécurité) et à la normalisation de ses thèses, au point que la plupart d’entre elles font aujourd’hui office de prêt-à-penser dans le débat public[8]. Le phénomène s’est accéléré à partir de l’élection d’Emmanuel Macron en 2017. Depuis lors, les médias dominants ne cessent d’accentuer la principale dynamique par laquelle se reconfigure le champ politique : la diabolisation outrancière d’organisations et des personnalités de gauche exclues de l’«arc républicain» ; la légitimation des responsables d’extrême droite, distingués si ce n’est célébrés pour leurs positions jugées «raisonnables» et «modérées» par les professionnels du commentaire.

Loin d’être une paria, l’extrême droite évolue dans cette atmosphère comme un poisson dans l’eau. Et se déploie toujours davantage, en particulier dans les médias les plus soumis aux pressions commerciales. Des militants identitaires ont pignon sur rue, à l’instar de Juliette Briens ou Antoine Diers, ancien porte-parole d’Éric Zemmour, reconvertis en toutologues dans les talk-show RMC. Le service public n’est pas en reste : Franceinfo notamment, où depuis septembre 2025, trois anciens de CNews sont aux manettes d’une émission[9]. «Depuis le début des années 2000, devenir identitaire n’a jamais été aussi rentable», résume le sociologue Samuel Bouron : «Les médias les font vivre […]. Cette possibilité d’une ascension professionnelle pour des militants qui, par le passé, restaient bloqués aux marges de l’espace politico-médiatique est un aspect souvent négligé du développement de cette nébuleuse identitaire»[10].

Un projet politique porté par de grands capitalistes

Leur force de frappe est d’autant plus puissante qu’elle reçoit le concours de grands capitalistes. Vincent Bolloré, on l’a vu, mais aussi le milliardaire libertarien Pierre-Édouard Stérin. En 2024, L’Humanité révélait son «projet Périclès»[11], un vaste plan de financement destiné à porter l’extrême droite au pouvoir. En attendant, le militant œuvre d’arrache-pied à sa structuration, en finançant par exemple ses organismes de formation : l’école libre de journalisme (ILDJ) notamment, dont les liens avec les médias de droite et d’extrême droite sont patents. Selon une enquête du Monde parue en 2024, les rédactions de CNews, Le Figaro, Valeurs actuelles, Boulevard Voltaire et Causeur représentaient par exemple «la principale voie de recrutement» des étudiants, parmi lesquels d’anciens candidats RN, militants des «Jeunes Républicains» ou des «Jeunes avec Zemmour», mais aussi des activistes anti-avortement ou membres de groupuscules identitaires et néofascistes[12]. «Nous participons à créer une nouvelle sociologie du journalisme, c’est-à-dire des journalistes qui ne sont pas forcément irrigués par le marxisme, la social-démocratie ou le wokisme», revendiquait le fondateur de l’école (et directeur opérationnel de Périclès) Alexandre Pesey[13].

«Investissez les médias» : tel était le conseil que donnait à ses disciples Patrick Buisson, ancien directeur de Valeurs actuelles, ex-chef de Minute… et fervent promoteur de «l’union des droites». Un rêve doublement exaucé : non seulement l’empire Bolloré est aujourd’hui la réalisation en actes de ce grand rassemblement, mais ses canaux sont les médias qui, aujourd’hui, donnent bien souvent le la. De véritables lieux de pouvoir : entre le 1er septembre 2024 et le 2 mars 2025, le gouvernement trônait par exemple sur plus de la moitié des couvertures du JDD[14]. Des portraits louangeurs dont bénéficient également les personnalités médiatiques parmi les plus influentes, occupant pour certaines les grands médias depuis au moins un quart de siècle, de Franz-Olivier Giesbert à BHL, en passant par Alain Bauer, Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Luc Ferry, Géraldine Woessner, Jérôme Fourquet ou Raphaël Enthoven. Du «cercle de la raison» aux bataillons contre-révolutionnaires, une alliance objective existe bel et bien : c’est chez Vincent Bolloré qu’on en trouve la meilleure synthèse.

[1] Ugo Palheta, La nouvelle internationale fasciste, Textuel, 2025.

[2] Samuel Bouron, «Les faits divers, industrie médiatique et arme idéologique pour l’extrême droite», in. Extrême droite : la résistible ascension, coordonné par Ugo Palheta, Éditions Amsterdam, 2024, p. 129.

[3] Olivier Tesquet, «Au “Figaro”, dix ans d’entrisme d’extrême droite», Télérama, 1er juillet 2024 et Véronique Goussard, «Ces dix ans qui ont radicalisé “Le Figaro”», Le Nouvel Obs, 3 juillet 2025.

[4] Abdellali Hajjat, «L’emprise de Valeurs actuelles», Carnet de recherche Racismes, 13 novembre 2020.

[5] Pauline Perrenot, «Valeurs actuelles : une légitimation médiatique de (très) longue date», Acrimed, 24 novembre 2020.

[6] Sébastien Fontenelle, Les empoisonneurs. Antisémitisme, islamophobie, xénophobie, Lux, 2020.

[7] «Médias et extrême droite, la grande banalisation», Médiacritiques, n° 41, Acrimed, janvier-avril 2022.

[8] Pauline Perrenot, Les médias contre la gauche, Agone/Acrimed, 2023.

[9] Pauline Bock, «La chaîne franceinfo est-elle en train de “devenir CNews” ?», Arrêt sur images, 4 novembre 2025.

[10] Samuel Bouron, Politiser la haine. La bataille culturelle de l’extrême droite identitaire, La Dispute, 2025, pp. 43-44.

[11] Thomas Lemahieu, «Périclès, le projet secret de Pierre-Édouard Stérin pour installer le RN au pouvoir», L’Humanité, 18 juillet 2024.

[12] «Enquête sur l’Institut libre de journalisme, l’école créée par la droite identitaire pour conquérir les médias», Le Monde, 26 septembre 2024.

[13] Gaspard de Malherbe, «Institut de formation politique : “Nous cassons un monopole idéologique de la gauche”, affirme le directeur Alexandre Pesey», Valeurs actuelles, 4 juillet 2025.

[14] Pauline Perrenot, «Du JDD au JDNews : et au milieu de l’extrême droite trône le gouvernement», Acrimed, 10 mars 2025.

Pour citer cet article

Perrenot Pauline, «La convergence médiatique des droites», Silomag, n°20, novembre 2025. URL: https://silogora.org/la-convergence-mediatique/

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