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La démocratie participative: une professionnalisation sans démocratisation

La démocratie participative: une professionnalisation sans démocratisationTemps de lecture : 6 minutes

Depuis plus d’une vingtaine d’années, la participation des citoyens est présentée comme une nouvelle norme de l’action publique, notamment locale, supposément destinée à répondre à la « crise » démocratique. Dans les faits, s’il est indéniable que la démocratie participative s’est professionnalisée, celle-ci n’a pas véritablement contribué à démocratiser l’action publique. Alice Mazeaud revient sur l’institutionnalisation de ce standard de l’action publique qui n’a contrarié qu’à la marge les tendances lourdes de l’ordre politico-économique local.

La multiplication des dispositifs participatifs, qu’ils répondent à des obligations légales (la concertation préalable dans les opérations d’aménagement et d’urbanisme, les conseils de quartiers, les conseils citoyens…) ou qu’ils soient menés à l’initiative des autorités locales (les budgets participatifs, les ateliers citoyens, etc.) est une évolution particulièrement remarquable et remarquée de l’action publique. Si le grand débat a considérablement élargi l’audience nationale du thème participatif, celui-ci était déjà depuis plus d’une vingtaine d’années un incontournable de la communication politique locale. La campagne pour les élections municipales 2020 le montre avec force : la participation citoyenne est plus que jamais dans l’air du temps. Les candidat.es rivalisent dans la course au mieux-disant participatif pour tenter de répondre ainsi à la critique démocratique et regagner du crédit politique. Le thème transcende les clivages partisans. La démocratie participative n’est plus seulement une cause à défendre ni même un projet politique alternatif. Elle est devenue un standard de l’action publique, un objet courant, ordinaire, conforme à des normes de fabrication en grande série. Ainsi, là où évoquer une norme ou un impératif participatif suggère un processus de conversion cognitif voire idéologique des élu.es locaux, mobiliser la notion de standard issue du vocabulaire économique souligne que l’institutionnalisation de la participation citoyenne est aussi, et peut-être avant tout, un effet de sa professionnalisation[1].

Le conseil en participation : un marché dynamique et concurrentiel.

Le fait est sans doute peu connu, mais, et c’est l’un des signes les plus tangibles d’institutionnalisation, une majorité de communes et d’intercommunalités ont depuis le milieu des années 2000, dans leurs administrations, des agents publics et des services dédiés à l’organisation de la participation citoyenne. En parallèle de ce processus de spécialisation, des agents publics en charge de politiques variées (environnement, urbanisme, action sociale, etc.) ont également développé des compétences participatives. De son côté, le marché du conseil en participation est particulièrement dynamique et concurrentiel. On y retrouve des professionnel.les aux profils divers (éducation populaire, communication, urbanisme, conduite du changement, etc.). Leur rapport à la participation citoyenne est très variable : si certains y voient une opportunité de changer la ville et la vie, d’autres y voient d’abord une opportunité pour diversifier leurs activités.

Il est désormais admis que la participation ne s’improvise pas : c’est une affaire de professionnel.les. Comme tout univers professionnel, celui de la participation citoyenne a ses savoirs et ses savoir-faire enseignés dans des formations dédiées. Il a aussi ses réseaux et ses rencontres professionnelles. Il a même ses trophées qui viennent récompenser les bonnes pratiques. La conséquence est que comme les professionnels aiment à le rappeler, aujourd’hui ce ne sont pas les outils qui manquent pour bien faire participer, c’est la volonté politique. Les élu.e.s locaux, principaux commanditaires ont à leur disposition de nombreux outils participatifs.

Le budget participatif : d’un instrument de démocratisation à la standardisation d’un produit.

Cette disponibilité des outils est un élément clé du processus de standardisation. Le cas du budget participatif le montre bien. Lorsque cette procédure fait son apparition en France au début des années 2000, elle est défendue par des militant.es de la gauche alter-mondialistes et pensée comme un instrument de justice sociale et de démocratisation radicale de la démocratie. Pendant plus d’une décennie le dispositif peine à trouver sa place, la majorité des élu.es locaux lui préférant les dispositifs consultatifs de la démocratie de proximité. Dans ce contexte, certain.es, à l’image de Ségolène Royal et de son budget participatif des lycées innovent et défendent une conception plus ambitieuse de la démocratie participative. Mais ils demeurent peu nombreux. Tout bascule lors des élections municipales de 2014. Dans le sillage de la création par Anne Hidalgo du budget participatif de Paris, de nombreux élu.es développent à leur tour un budget participatif[2]. Dans cette campagne 2020, il ne fait pas de doute que dans les communes où il n’existe pas déjà de budget participatif, il sera proposé par une majorité de candidat.es : le dispositif constitue désormais, à l’instar des conseils de quartiers d’hier, un standard minimal de la démocratie participative locale. Le dispositif s’étend même au-delà des collectivités territoriales, avec par exemple les budgets participatifs des universités.

Comment expliquer cet engouement ? D’abord, les élu.es et leurs entourages ont appris à domestiquer le budget participatif, ils ont compris que le dispositif n’était plus depuis longtemps un instrument de justice sociale. Ensuite, avec le développement des « civics techs », les budgets participatifs sont désormais adossés à des plateformes numériques qui les rendent infiniment plus accessibles et faciles à déployer. Ils peuvent ainsi répondre au problème démocratique à moindre coût. Enfin, et surtout, on est ici au cœur des mécanismes de distinction et d’imitation qui rythment le marché de la démocratie participative. Le budget participatif a dans un premier temps été une innovation permettant de se démarquer dans la concurrence politique, et professionnelle, puis il a été imité et repris par un nombre toujours plus grand de concurrents, au point de ne plus constituer un élément distinctif, mais d’apparaître au contraire comme un produit standard de l’offre participative locale. Les dynamiques concurrentielles propres au marché de la démocratie participative – le marché politique et le marché de l’expertise participative – constituent un puissant moteur de son institutionnalisation et soulignent à quel point la démocratie participative n’est pas, ou n’est plus, une alternative politique.

Des innovations procédurales sans effets politiques et démocratiques.

Il faut néanmoins reconnaître que la qualité procédurale des processus participatifs s’est considérablement améliorée. Les procédures sont désormais largement standardisées, conçues et animées selon des savoirs et des savoir-faire bien établis, par des professionnel.les formés à cet effet. Le développement des méthodes d’animation favorisant une prise de parole équitable, l’usage du tirage au sort pour favoriser l’inclusion de celles et ceux qui se tiennent traditionnellement à distance de la vie politique en sont autant d’exemples. La création de la figure du « garant de la concertation » par la Commission Nationale du Débat Public est à ce titre particulièrement significative de l’élévation du niveau d’exigence procédurale en matière participative. Pourtant, force est de constater que cette sophistication procédurale n’a pas vraiment favorisé la démocratisation de l’action publique. La multiplication des procédures participatives n’a pas permis aux citoyen.nes de prendre leur part dans la définition de l’agenda politique local. Ainsi que le notent des observateur.ices de plus en plus en nombreux, le développement d’innovations procédurales sans effets politiques et démocratiques constitue même un problème majeur.

En effet, le développement de ce nouveau standard participatif de l’action publique locale ne contrarie qu’à la marge les tendances lourdes de l’action publique locale. La démocratie locale reste « confisquée [3]» par la présidentialisation des exécutifs locaux[4] et les jeux de coalition intercommunale. La néo-libéralisation croissante de l’action publique locale lisible dans la généralisation des mots d’ordre « Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence »[5] contraint fortement l’espace des possibles politiques et fait la part belle aux détenteurs du capital. À quelques exceptions, près l’action publique locale demeure principalement influencée par les jeux et interdépendances entre élites locales (élites politiques et acteurs économiques) et donc hors de portée de la démocratie locale (fut-elle participative). En ce sens, l’institutionnalisation de la démocratie participative traduit moins un élargissement, et donc une démocratisation, des arènes locales que la consolidation de deux espaces parallèles : des arènes décisionnelles au « pluralisme limité »[6] où s’organisent les coopérations entre élites d’une part et la mise en scène toujours plus professionnalisée d’une « ouverture » aux citoyens par la multiplication des forums locaux d’autre part. Dans ce contexte, on comprend l’intérêt croissant pour les référendums d’initiative citoyenne qui précisément ont pour objet, et pour effet, de permettre aux citoyen.nes mobilisés de bousculer l’ordre politico-économique local. On saisit également l’enjeu du renouveau municipaliste, et des aspirations des listes citoyennes à un changement radical des conditions de conquête et d’exercice du pouvoir local.

 

Pour aller plus loin

[1] Alice Mazeaud, Magali Nonjon,« De la cause au marché de la démocratie participative », Agone, 2015 ; Alice Mazeaud, Magali Nonjon, Le Marché de la démocratie participative, Ed. du Croquant, 2018.

[2] Voir le site qui les recense http://lesbudgetsparticipatifs.fr

[3] Fabien Desage et David Guéranger, La Politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales, Bellecombe-en-Bauges, Ed. du Croquant, 2011.

[4] Stéphane Cadiou, « Vous avez dit “démocratie locale”? », Silomag, n° 1, mars 2017

[5] Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti, « Se désintoxiquer de la CAME… », Silomag, n° 7, juin 2018. Et plus largement, voir le Silomag #7, Métropoles : la compétitivité pour seul modèle ?.

[6] Guy Hermet, « Un régime à pluralisme limité? À propos de la gouvernance démocratique ». Revue française de science politique, 54(1), 2004, p.159-178.

Pour citer cet article

Alice Mazeaud, « La démocratie participative : une professionnalisation sans démocratisation », Silomag, n° 10, déc. 2019. URL : https://silogora.org/la-democratie-participative-une-professionnalisation-sans-democratisation/

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