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La démocratie sociale entre crise du politique et nouveaux enjeux capitalistes

La démocratie sociale entre crise du politique et nouveaux enjeux capitalistesTemps de lecture : 9 minutes

L’approfondissement de la crise démocratique dont témoigne la gestion de la réforme des retraites par les gouvernements successifs sourds aux revendications du mouvement social s’explique par la crise multiforme du politique, la fragilité de la démocratie sociale et l’affaiblissement du syndicalisme. Or, comme Guy Groux le démontre dans cet article, les mutations du capitalisme liées à la révolution numérique et à la transition écologique dont les effets sur le travail, l’emploi et l’entreprise sont massifs, posent de façon pressante l’enjeu de la revitalisation de la démocratie sociale et de ses agents les syndicats.

En 2023, le mouvement social sur les retraites déborde le terrain purement revendicatif. Au regard d’un pouvoir politique voulant mettre en œuvre une réforme rejetée par la quasi-totalité des salariés et l’ensemble des syndicats, on y évoqua avec plus de force que jamais, une « crise démocratique ». Et face à elle, une démocratie plus particulière – la démocratie sociale – qui selon certains s’affirmait d’autant plus que la crise démocratique semblait profonde. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Brefs rappels

Pour saisir l’ancrage de la notion de démocratie sociale dans les représentations symboliques liées au « politique » et au « social », une brève mise en perspective théorique et historique s’impose. Jean Jaurès estimait que la démocratie sociale constituait l’achèvement parfait de la démocratie politique. Malgré l’émergence de contextes différents, cette conception d’un lien entre « démocratie politique » et « démocratie sociale » est restée de mise durant longtemps. Dans un livre paru au milieu des années 1960, Thomas Humphrey Marshall estime que les formes les plus avancées de la démocratie politique restaient liées à l’importance prise en son sein par la citoyenneté sociale, l’un des piliers de la démocratie sociale[1]. Sur un plan plus factuel et historique, le Conseil national de la Résistance (CNR) reprend en mars 1944, la notion de démocratie sociale, mais de façon rénovée et ambitieuse. Celle-ci ne s’applique plus au seul registre social. Elle s’applique aussi à l’économie et au pouvoir économique ce qui explique qu’elle est ici nommée « démocratie économique et sociale ». Reprise dans la Constitution de la République, cette initiative visait deux objectifs : le rejet de ce qui dans la France d’avant-guerre avait mené à la défaite de 1940, une situation que l’historien Marc Bloch sut décrire avec talent ; un renouvellement profond du contexte démocratique. En 1982, les lois Auroux s’appuient sur la notion de « citoyenneté d’entreprise ». C’est en ce sens qu’il faut saisir l’institution du droit d’expression des salariés sur les lieux de travail et la participation de leurs représentants à la gouvernance – les Conseils d’administration – des entreprises nationalisées. Mais derrière la notion de citoyenneté d’entreprise, résidait une idée singulière et alors beaucoup critiquée y compris à gauche à savoir que l’entreprise ne devait plus être séparée de la « Cité », figure emblématique de la démocratie.

La démocratie sociale, un recours face à la crise du politique ?

Au regard des évolutions de la société française et de la vie politique apparues au cours des dernières décennies, toutes ces références de Jaurès à Auroux ont beaucoup perdu de leur pertinence. Elles concernent des périodes où la légitimité et la puissance du politique et des partis étaient pleinement reconnues et incontestables. Désormais, la démocratie sociale se situe face à une crise multiforme du politique. La crise de l’État-providence fut mise en relief dès 1982 par Pierre Rosanvallon alors même que la gauche revenue au pouvoir impulsait une politique de profondes réformes sociales[2]. Mais la crise du politique déborde largement le champ de l’État-providence. Aujourd’hui, on ne peut plus penser la démocratie sociale à partir des rapports entre partis et syndicats comme on le faisait hier. La crise du politique touche en premier lieu les partis politiques et la défiance à leur égard est extrêmement élevée. Confirmant une tendance au long cours, elle concernait en 2025, 81% des Français (16% seulement disant leur faire confiance)[3]. La crise du politique touche aussi la réalité du pouvoir, 57% des Français estimant que les gouvernements « ne peuvent plus faire grand-chose aujourd’hui, le vrai pouvoir (étant) ailleurs »[4]. Elle touche encore le cœur même de l’acte démocratique à savoir l’impact du vote : pour près d’un Français sur deux, « ce n’est pas avec les élections qu’on peut changer quelque chose dans notre pays »[5]. Ainsi, la crise du politique est de plus en plus liée à une crise de la démocratie[6].

Face à ce contexte, une question s’est posée avec insistance dans les débats académiques, militants ou autres. Il s’agit des rapports qui se jouent désormais entre la démocratie sociale et la démocratie politique. La démocratie sociale ne s’inscrit plus forcément dans une perspective jaurésienne, elle n’est plus seulement appelée à prolonger et enrichir une démocratie représentative et politique dont les assises sont robustes et la légitimité reconnue. Face à une crise de plus en plus affirmée du politique, elle peut aussi apparaître comme un substitut destiné à combler les carences de l’État, de la puissance publique et des partis.

Une démocratie sociale imparfaite et fragile

Mais jusqu’à quel point la démocratie sociale peut-elle être appelée à combler les carences du politique ? Et si tel est son rôle, quelles en sont les limites ? En fait, à ne parler que de la crise du politique, on risque de passer à côté d’un aspect en l’occurrence important. Pour aborder cet aspect, il faut partir des agents dotés d’une forte représentativité institutionnelle dans l’entreprise ou à d’autres niveaux et donc les plus directement concernés par la démocratie sociale : les représentants syndicaux et patronaux et ceux du « politique » ou de l’administration. Et c’est précisément dans ce contexte, qu’existe un vrai problème. En France, la démocratie sociale repose sur des équilibres mal assurés, voire fragiles. Elle reste l’objet de vives tensions. Divers facteurs déterminent cet état de fait, mais parmi ceux-ci, l’un d’eux joue un rôle plus particulier. Il s’agit de l’état du syndicalisme français. On le sait, la France est l’un des pays européens qui connaît l’un des taux de syndicalisation parmi les plus bas. En outre, l’intérêt des salariés à l’égard des syndicats régresse de façon accrue comme en témoigne entre autres, la baisse importante et continue des taux de participation aux élections professionnelles. Enfin, le syndicalisme français est l’objet d’un émiettement extrême qui est selon nous, l’une des causes essentielles sinon la cause essentielle de l’état critique qui le caractérise, et plus largement la cause des carences de la « démocratie sociale ».

La démocratie sociale ne peut pleinement exister sans le concours de l’acteur syndical qui en constitue par définition l’un des acteurs incontournables et majeurs. Dans certains pays, l’État peut jouer un rôle marginal quant aux relations entre employeurs et syndicats. À la Libération, le CNR et les parties qui le composent – les syndicats, les mouvements et les forces politiques liées à la Résistance –, mettent en place une démocratie sociale qui marquera profondément les rapports sociaux à venir sans le concours d’un patronat tenu alors à l’écart à cause des rapports ambigus que beaucoup d’employeurs eurent avec l’occupant. En fait, à l’exception d’une situation irréelle et absurde digne « d’Ubu Roi », il n’existe nulle part de démocratie sociale sans syndicats. En d’autres termes, la force et l’influence des syndicats dans les démocraties modernes forment l’une des conditions centrales pour instituer un système de relations professionnelles doté d’une légitimité indéniable[7].

Cependant, l’importance en l’occurrence du rôle des syndicats ne peut être ramenée aux seules relations institutionnelles entre les parties prenantes directement concernées ou aux instances du type instance unique des représentants du personnel (IRP), comité social et économique (CSE), etc. A contrario de ce que font certains auteurs, la démocratie sociale ne se limite pas aux dimensions institutionnelles et juridiques qui spécifient le dialogue social. Elle se pose et se définit aussi en termes de pouvoirs et donc en termes politiques. Comme toute démocratie (en général), la démocratie sociale est un lieu où les conflits peuvent et doivent s’exprimer et où les divers pouvoirs existants restent confrontés à de réels contre-pouvoirs. Au sein de la démocratie sociale, le pouvoir est ambivalent. Il s’incarne dans le patronat et de façon directe ou non, dans le politique qui agit par le biais du législateur ou d’administrations comme le ministère du Travail et ses services, par exemple. Face à ce double pouvoir, c’est donc bien les syndicats qui représentent ceux qui en sont dépossédés par le fameux « lien de subordination », des syndicats qui ainsi font que la démocratie sociale soit une authentique démocratie. Mais au regard d’un syndicalisme qui au cours des dernières décennies, n’a cessé de s’affaiblir, qu’en est-il aujourd’hui ? C’est en ce sens que l’état critique des syndicats impacte la démocratie sociale sur un mode négatif. En l’occurrence, celle-ci ne peut être que précaire, imparfaite voire plus si la partie qui représente les plus faibles est elle-même fortement affaiblie.

Par-delà le politique, les nouveaux enjeux capitalistes

Crise de la démocratie politique doublée d’une démocratie sociale marquée par de profondes carences ? La question renvoie à un constat d’autant plus critique que plus que jamais la démocratie sociale devrait s’imposer au vu des mutations profondes du capitalisme. Aujourd’hui, on ne peut plus s’en tenir à l’analyse des conséquences du reflux du capitalisme industriel face au capitalisme financier au milieu des années 1970. Depuis, deux grandes évolutions ont radicalement bouleversé les modes de croissance et d’accumulation capitalistes avec de fortes conséquences sur le travail, l’emploi, la production, mais aussi les modes de vie et de consommation : la révolution numérique et la transition écologique. Rappelons-en simplement et à grands traits, les termes essentiels dans ce texte au volume limité.

Beaucoup évoquent aujourd’hui la « révolution numérique » qu’ils considèrent à l’égal des grandes révolutions industrielles qui se sont succédé depuis les origines du capitalisme avec la vapeur, l’électricité ou plus récemment l’informatique. Dans l’entreprise, de nouvelles forces productives – les forces productives immatérielles (du digital à l’intelligence artificielle) – ont entraîné des bouleversements multiples : flexibilités accrues, « travail à distance », formes de contrôle plus poussées et nouveaux processus de coordination économique qui transforme le rapport entre le capital et le travail[8]. À un niveau plus global, le marché du travail est affecté par des changements tels que certains évoquent la naissance d’un « post-salariat » tandis que France Stratégie souligne la création d’un nouveau statut, un « statut de l’actif » intermédiaire entre le salariat et le travail indépendant.

Pour les syndicats comme pour les employeurs, la transition écologique est devenue d’autant plus présente qu’elle contribue à transformer le visage du capitalisme sous les effets (ou non) de la pression de l’opinion, de celle d’ONG ou d’injonctions venant du politique. De très nombreux secteurs d’activité économiques sont concernés : les énergies nouvelles, l’automobile avec l’essor du véhicule électrique, l’habitat, l’agroalimentaire et beaucoup d’autres encore. Mais par-delà les nouvelles formes de production qui lui servent d’assises, le capitalisme se veut de plus en plus global par les enjeux planétaires et les « missions » qu’il se donne à lui-même. Global, car il ne s’agit plus seulement de répondre à des impératifs de profit et de retour sur investissements. Ni de s’appuyer sur des pratiques de recherche et de développement d’autant plus accélérées qu’elles renvoient à des produits – notamment numériques – de plus en plus sophistiqués (et liés à des rythmes d’obsolescence eux-mêmes très rapides). Mais aussi parce que le capitalisme se veut désormais doté de « missions » qui se réclament du

Save the planet. Le capitalisme devient ainsi de plus en plus global non pas pour de simples raisons de commerce et d’échanges internationaux, mais parce qu’il est tout à la fois financier, numérique, et qu’il se veut éthique[9]. En résumé – répétons-le – face aux enjeux capitalistes actuels, la question de la démocratie sociale ne s’est peut-être jamais posée de façon plus pressante à cause des effets massifs que ces enjeux ont sur le travail, l’emploi et l’entreprise. Dès lors, comment y répondre ? Il s’agit là d’une question qui s’impose plus particulièrement aux syndicats en raison du rôle fondamental qu’ils jouent en faveur de la démocratie sociale, et pour cause.

[1] Thomas Humphrey Marshall, Class, Citizenship and Social Development, Chicago University Press, 1963.

[2] Pierre Rosanvallon, La crise de l’État-providence, Paris, Seuil, 1982.

[3] CEVIPOF, Baromètre de la Confiance politique, « En qu(o)i les Français ont-ils confiance aujourd’hui ? », vague 16, février 2025. Annuel, ce baromètre concerne quatre pays européens, la France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas. En 2025, l’échantillon total de l’enquête concernait 9092 personnes.

[4] Luc Rouban, La désillusion politique, Note du CEVIPOF, avril 2025.

[5] Idem.

[6] Voir entre autres, Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002 ; Luc Rouban, La Démocratie représentative est-elle en crise ?, Paris, La Documentation française, 2018.

[7] À ce sujet, voir le texte devenu classique d’Alessandro Pizzorno, « Political Exchange and Collective Identity in Industrial Conflict », in Colin Crouch and Alessandro Pizzorno, eds, The Resurgence of Class Conflict in Western Europe since 1968, New York, Holmes and Meier, volume 2, 1978.

[8] Sur ces thèmes, cf. « Les effets de la digitalisation sur le travail », in « Que sait-on du travail ? », (coord. Bruno Palier), Paris, Presses de Sciences Po, 2023, pp. 307-378 ; Sandrine Guyot,

« Travail de demain, expérience d’aujourd’hui », Séminaire annuel « Âges et travail du CREAPT », n° 159, INRS, septembre 2019 ; Ulysse Lojkine, Le fil invisible du capital. Déchiffrer les mécanismes de l’exploitation, Paris, La Découverte, 2025 ; les séminaires de la Fondation Gabriel Péri, Capitalisme : vers un nouveau paradigme ? (2021-2025), Les transformations de la structure sociale contemporaine (2018-2024).

[9] Ici, le sens donné à la notion d’éthique ne renvoie pas à l’approche de Max Weber sur le capitalisme.

Pour citer cet article

Guy Groux, «La démocratie sociale entre crise du politique et nouveaux enjeux capitalistes», Silomag, n°19, juillet 2025. URL:

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