Hier, on pouvait accuser les milliardaires de faire main basse sur l’information. Aujourd’hui, ils contrôlent tous les principaux médias et les affrontements idéologiques se sont exacerbés, se jouent sur tous les terrains et avec une intensité extrême (enseignement, recherche, culture, information, retraites, statuts, conditions de travail).
Aujourd’hui, les milliardaires agissent pour imposer une vision du monde encore plus inégalitaire, intangible, ultra-libérale et anti-sociale, proche du fascisme. C’est la guerre. Idéologique, certes, mais ses dégâts sont tout aussi considérables que la guerre conventionnelle. Il ne s’agit plus d’affrontements au niveau de chaque institution intermédiaire, mais d’une guerre totale. Ces affrontements sont entretenus conjointement par les oligarques (essentiellement américains) avec leurs différents outils des technologies du numérique, les think tanks, instruments d’influence qui ont investi tous les rouages des Etats et «franchisé» les gouvernements. Les plus puissants libertariens[1] se sont internationalisés comme la Heritage Foundation. Ce lobby américain, fondé par le milliardaire Joseph Coors, militant pour la réduction du poids du gouvernement fédéral et proche du Parti républicain, a publié en 2023 un document de plus de 900 pages, «Project 2025», programme qui a inspiré celui de Donald Trump.
Les think tanks, outils de la guerre médiatique
La Heritage Fondation est membre d’un réseau baptisé Atlas, réseau de think tanks et d’autres organisations qui œuvrent dans le monde pour gagner la bataille des idées. Créé en 1981 par un entrepreneur, Antony Fisher, il veut recouvrir le monde de think tanks libertariens, sur le modèle de l’Institut des affaires économiques (IAE) qui, au Royaume Uni, a contribué à la victoire de Margaret Thatcher. Le réseau Atlas revendique 589 partenaires dans 103 pays. Il a soutenu en France la création de l’IFRAP avec l’impressionnant soutien financier de milliardaires de droite et d’extrême droite.
L’Institut pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques, a été fondé en 1985 par Bernard Zimmern, président de deux sociétés aux États-Unis, où il a fait fortune. Généreux donateur de la Heritage Foundation et membre du Club de l’Horloge, il est un fervent artisan du rapprochement de la droite et de l’extrême droite.
Cette fondation produit des dizaines d’études qui permettent à Agnès Verdier-Molinié, sa directrice, d’être omniprésente dans les médias. Selon les chiffres de la fondation, l’Ifrap a accumulé plus de 800 passages médias en 2022, contre 100 en 2009. Il s’agit en majorité de médias étiquetés à droite (Le Figaro, Cnews, Le JDD, Europe 1), mais pas seulement, puisqu’elle multiplie également les présences sur la chaîne d’informations en continu BFM, ainsi que sur RMC, France télévisions (C dans l’air, C l’hebdo, C ce soir…) ou La chaîne parlementaire (LCP).
Outre ses prises de parole médiatiques, l’Ifrap mène une activité de lobbying directe auprès des parlementaires et du gouvernement, et s’est enregistré auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).
Milliardaires et connivences avec la droite et l’extrême droite
Dans le monde que ces réseaux tentent de promouvoir, les inégalités se creusent de façon éhontée ; seuls les ultra-riches s’arrogent le droit à l’information, à l’accès à la culture et à une vie digne, quand la pauvreté et la précarité sont réservées à des populations de plus en plus nombreuses, n’ayant accès qu’au divertissement.
La démocratie, écrivait Jack Ralite, est dangereusement confisquée par «les milliardaires et leurs grosses dépenses, par des élus qui se soucient plus de l’enrichissement personnel que de la confiance du public, et par des dirigeants autoritaires qui gouvernent par la peur».
Hier, c’était Nicolas Sarkozy, qui, tout juste élu président de la République, souhaitant encore plus de concentrations dans les médias, appelait à la création de «champions nationaux» capables d’affronter les grands groupes mondiaux et, notamment, américains. Le nouveau président de la République faisait ouvertement appel à ses amis milliardaires, gavés d’aides et de contrats publics. Au final, Bolloré, Arnault, Dassault et Kretinsky, entre autres se partagent les marchés.
Aujourd’hui, ces milliardaires ont capté tous les principaux médias écrits et audiovisuels, mais aussi à l’image de Bolloré, les maisons d’éditions, les jeux vidéo, les salles de spectacles. D’autres ont racheté les plus grands festivals. Leurs appétits sont sans limites. Vincent Bolloré est en négociations pour racheter Le Parisien à Bernard Arnault et la chaîne de cinémas UGC ; Rodolphe Saadé rachète Brut et la chaîne Pathé ; Rachida Dati persiste à vouloir fusionner tout le service public de l’audiovisuel pour mieux le contrôler.
Ces derniers événements, après d’autres visant à concentrer les principaux médias entre les mains de quelques industriels milliardaires et à renforcer le contrôle sur l’audiovisuel public, ne doivent rien au hasard. On assiste aujourd’hui aux grandes manœuvres avant des élections cruciales pour l’avenir de la France, municipales en 2026, présidentielle et législatives en 2027.
La colère du peuple est si forte que les milliardaires recherchent une connivence avec la droite extrême et à la mise au pas de la pensée publique, tant les néo-libéraux ont été incapables de surmonter la crise économique.
Le neveu de Sigmund Freud, Edward Bernays, écrivait dans un livre célèbre, Propaganda (1928) : «La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays».
La domination des plateformes numériques
Ces milliardaires qui mettent la France en coupe réglée ont dû composer avec de nouveaux riches des États-Unis, bien plus riches qu’eux, comme Jeff Bezos, Mark Zuckerberg, Elon Musk, entre autres qui, avec leurs plateformes numériques[2] ont accumulé d’immenses fortunes et les outils pour imposer leur vision du monde.
Ils ont accaparé le marché de la publicité (asséchant les médias traditionnels) ; ils sont les «infomédiaires» incontournables de l’information (imposant la hiérarchie rédactionnelle avec leurs algorithmes[3] au fonctionnement obscur) ; ils sont les prescripteurs du divertissement (en couplant leurs offres à une diversité de services) ; ils participent à la privatisation de l’enseignement, de l’école à l’université et à la mise sous tutelle de leurs intérêts de tout le secteur de la recherche. Ils participent aussi au dénigrement de la science pour mieux promouvoir les idées obscurantistes.
Il y a comme un air de ressemblance entre, d’une part, les décrets et les déclarations de Donald Trump contre l’immigration et les minorités ethniques, contre la liberté d’expression, mais pour la censure des questions de genre et la création culturelle et, d’autre part, les déclarations et les agitations de Retailleau, Darmanin, Bardella et Le Pen. Au nom de l’ordre et de la bien-pensance, élaborés dans les milieux les plus intégristes.
En revanche, ils vantent toutes les promesses des technologies numériques et, notamment, de l’intelligence artificielle qui, selon Donald Trump, «ont le potentiel de remodeler l’équilibre mondial des pouvoirs, de susciter des industries entièrement nouvelles et de révolutionner notre façon de vivre et de travailler», après en avoir détourné les applications à des fins purement mercantiles.
Plateformes et intelligence artificielle sont des «outils» utilisés pour accroître la domination du marché sur l’éducation, l’information et la culture, en faisant des citoyens des consommateurs empreints d’une forte addiction au numérique.
Les scientifiques à l’origine du numérique avaient une vision humaniste de leurs inventions (informatique, internet, algorithme, etc.). Les nouvelles technologies étaient porteuses d’espoirs de progrès social, permettant d’échanger savoirs et documents en temps réel et de s’extraire de tâches répétitives. Hélas, leur développement s’est effectué hors de tout contrôle législatif, sans débat, mais avec l’aide des administrations successives des Etats-Unis qui ont légiféré pour permettre aux «pionniers» comme Bezos ou Zuckerberg d’utiliser de nouveaux outils financiers, les fonds d’investissement et les fonds de pension, pour façonner un «techno-féodalisme», selon le néologisme de Cédric Durand, c’est-à-dire un capitalisme ultra-libéral, libertarien et néo-fascisant. Ils ont accentué la voie d’un marché libre et sans entrave.
Les États-Unis ont assis leur leadership sur ce nouveau monde et, aujourd’hui, ils multiplient les pressions pour imposer leur modèle à l’ensemble de la planète. L’Europe a failli ; elle a perdu une bataille et peut-être la guerre, si elle ne réagit pas vigoureusement. Les atlantistes sont nombreux à ne pas s’en émouvoir et acceptent le monde selon Donald Trump et ses amis, patrons des Big Tech de la Silicon Valley.
Il ne faut rien attendre des géants du numérique et des milliardaires ; c’est aux citoyens de retrouver leur liberté de pensée et d’agir pour imposer un monde de progrès.


