Se stabilisant comme acteurs urbains à part entière, des collectifs (architectes, artisans, activistes, travailleurs sociaux, etc.) promeuvent un urbanisme alternatif qui n’impose pas une manière d’habiter, mais part des formes de vie et de co-existence. Dans des espaces vacants et sans détermination, ils deviennent les habitants-constructeurs de leurs propres expérimentations, fixent les règles de leur «habiter» en commun et déconstruisent les fictions véhiculées par «l’urbanisme traditionnel». Julia Tournaire nous explique en quoi ces espaces collectifs ne sont pas l’avènement d’un «commun» présumé, mais la scène sur laquelle le jouer et l’instituer. Ils sont en quelque sorte la possibilité d’autres possibles.
Plusieurs vagues successives d’actions collectives ont scandé l’histoire de nos villes et de leur architecture. Des tentatives alternatives ont émergé, se sont développées puis se sont dissipées, avant d’être réactualisées quelques années plus tard sous des formes sensiblement différentes, dissimulant pour un temps l’éternel retour du même. Aujourd’hui pourtant, il semblerait que le collectif sous ses configurations actuelles se stabilise comme acteur à part entière, acteur urbain notamment, et infuse de manière inédite l’ensemble de nos sphères sociétales.
L’expérimentation des processus collectifs
La mise à l’honneur du collectif à la 16e biennale internationale d’architecture de Venise est un premier indice de leur inclusion progressive au sein des processus de fabrication de la ville. Après la permanence architecturale de Patrick Bouchain et du collectif EXYZT en 2006, les nouvelles richesses de l’agence OBRAS et du collectif AJAP14 en 2016, c’est au tour du collectif Encore Heureux de mettre en scène, au sein du Pavillon français, une série de « lieux infinis » ou « lieux pionniers qui explorent et expérimentent des processus collectifs pour habiter le monde et construire des communs ». Ces collectifs sont aussi les protagonistes moteurs du large effort pour « inventer le monde de demain » provoqué récemment par la ville de Paris puis par la toute jeune métropole du Grand Paris[1]. Et même s’ils sont, pour le moment, cantonnés au rôle de préfiguration en amont ou d’animateur en aval des projets, ils sont présentés comme les garants d’un procédé innovant de faire la ville.
Pourtant, certains d’entre eux avouent n’être déjà que de simples instruments de promotion au service de quelques acteurs puissants, renforçant leurs hégémonies plutôt que de la nuancer. Quelle est donc la véritable place de ces processus collectifs ? Ont-ils vraiment un rôle à jouer face à la « machine » métropolitaine qui se dessine ou en sont-ils simplement les nouvelles figures de style, la nouvelle couverture sympathique ? Ne risquent-ils pas de fondre encore une fois sous le poids de sa complexité ? Ou, au contraire, représentent-ils une vraie chance pour le développement d’un urbanisme alternatif ?
Qu’entend-on cependant par urbanisme alternatif ? Les dénominations récentes employées par les initiatives émergentes nous renseignent sur ce que l’urbanisme actuel ne serait pas et sur la façon dont il faudrait qu’il évolue. Urbanisme collaboratif, urbanisme temporaire, urbanisme transitoire, urbanisme participatif, urbanisme réversible, urbanisme durable, urbanisme de proximité, urbanisme culturel, urbanisme social, urbanisme solidaire, urbanisme féminin… : autant de terminologies visant à se démarquer d’un mode de faire la ville traditionnel qui ne serait, quant à lui, ni collaboratif, ni durable, ni solidaire. Les collectifs eux-mêmes nous parlent de « situations spatiales », en opposition aux « projets urbains », au sein desquelles il s’agirait de « réhabiter » la Terre, « recomposer », « réinvestir » l’échelle locale, « reprendre » possession, « réapprendre » à vivre ensemble, « retrouver » un contact avec la construction, « réinstituer » le commun. Il y aurait donc « quelque chose » de perdu à restaurer, « quelque chose » qui aurait été abandonné ou détruit et qu’il s’agirait de redécouvrir. Il est même frappant de lire à quel point l’ensemble des discours sur les possibilités d’une ville future plus inclusive et plus responsable sont teintés de mélancolie. Selon ces propos « rétrotopiques »[2], existerait un temps meilleur où l’urbanisme était moins hégémonique, moins souverain, moins rigide et totalisant, et où il était plus orienté vers la juste et égale satisfaction de besoins multiples et collectifs. Mais de quelle époque révolue parle-t-on exactement ? À quel moment l’urbanisme a-t-il cessé d’être au service de la volonté collective ? Et d’ailleurs, a-t-il déjà eu cette vocation qu’on lui attribue idéalement ?
La ville à l’envers
L’urbanisme est communément admis comme le processus « naturel » et incontestable de fabrication de la ville. Sans urbanisme pas de ville, et pas de partage possible de l’espace physique et politique. Il y aurait même un « bon » urbanisme garant de l’intérêt général et de l’utilité publique, et un « mauvais » urbanisme au service des seuls intérêts privés et économiques. Ce procédé, que l’on perçoit comme ancestral et que l’on ne questionne plus, n’a en fait été établi comme tel qu’en 1867 lorsqu’Ildefonso Cerdà, ingénieur catalan, invente ce terme pour « donner un nom à cette mare magnum de personnes, de choses, d’intérêts de tout genre, de mille éléments divers qui semblent fonctionner, chacun à sa manière, d’une façon indépendante », mais qui en fait « entretiennent des relations constantes les uns avec les autres » et qui, par conséquent, « finissent par former une unité »[3]. Il est ainsi le premier à établir l’urbanisme, c’est-à-dire l’ensemble « des actions tendant à grouper les constructions et à régulariser leur fonctionnement », comme science à part entière chargée du bon développement de l’homme social et du bonheur public. En France, c’est encore plus récemment que l’urbanisme devient une institution publique dédiée à l’organisation des villes et territoires. Même si certains outils apparaissent au XIXe siècle, l’établissement de grands plans d’aménagements, la naissance du dispositif actuel de publicité foncière et l’apparition des agences d’urbanisme remontent à l’après-Seconde Guerre mondiale. L’urbanisme est donc un mécanisme assez récent qui coïncide avec la stabilisation de l’État français. Et tout comme l’État, l’urbanisme dont il est à certains égards le miroir, hérite d’une conception gouvernée par l’asymétrie entre ce qui est « public » d’un côté, l’universel, l’utilité générale, le social, l’égalitaire, la justice, et ce qui est « privé » de l’autre, l’économique, le patrimonial, le différent, l’intéressé et l’injuste. Mais tout comme pour l’État, cette opposition fondatrice d’un urbanisme perçu comme mécanisme indispensable de transcendance des réalités individuelles contre la « logique patrimoniale et économique et la forme individuelle du droit privé »[4], est récemment remise en cause.
Les vagues successives de privatisation dont nos villes font l’objet, et dont les appels à projets évoqués plus haut en représentent le stade le plus avancé, sont rendues responsables de cette « crise » de l’urbanisme. Le renforcement du pouvoir étatique souverain avec les OIN ou CDT[5], ou le projet de la métropole du Grand Paris qui, ne l’oublions pas, a été voulu par l’État, nous montre cependant que ces privatisations ne sont pas le signe d’un simple désinvestissement public, mais bien plutôt les symptômes d’un changement d’échelle de la dialectique public/privé. Le pouvoir public facilite l’accès privé au foncier, à la « matière première » des promoteurs, mais ne renonce pas pour autant à l’administration et à l’aménagement urbain. La crise de l’urbanisme ne serait-elle donc pas plutôt la crise de la conception de l’urbanisme ? La crise des fictions qui ont été établies pour légitimer son développement et son hégémonie ? Si on déroulait l’histoire de l’urbanisme, on s’apercevrait en effet qu’il n’a jamais été l’universel contre le particulier, le social contre l’économique ou encore l’usage collectif contre la propriété. Cerdà, qui travaillait pour l’État espagnol et non pour la ville, œuvra pour le développement d’une ville économiquement plus fonctionnelle. Haussmann finance une partie de l’embellissement de Paris grâce au recours aux expropriations sur simple décret pour cause d’« utilité publique » lui permettant de récupérer la plus-value foncière causée par les travaux publics, etc.
« L’urbanisme » est donc une construction à la base qui continue pourtant de dominer nos conceptions et de renverser nos perceptions de la ville. Il nous apparaît comme l’origine de l’organisation égalitaire de l’espace social et physique des hommes, alors qu’il devrait en être la conséquence et l’outil. Il impose une manière d’habiter, de circuler, de consommer, de coexister selon des modes de vie présumés alors même que ce sont ces formes de coexistence qui devraient être sa raison d’être. L’urbanisme est en fait la ville à l’envers, et il semblerait que son pendant alternatif représente la tentative de la remettre à l’endroit.
L’«habiter» en commun
L’institution de la métropole du Grand Paris repose la question d’un urbanisme capable d’organiser un espace partagé par l’ensemble de ses habitants. Comment faire en sorte qu’une multitude de personnes, d’intérêts, de cultures convergent vers un futur en commun souhaitable ? Comment mettre en mouvement l’ensemble du territoire urbanisé de la région parisienne, rééquilibrer ses richesses et partager ses ressources ? Et surtout comment diriger et orienter son développement tout en autorisant l’implication individuelle et spécifique de chacun de ses habitants ? En réponse, le « public » a opté pour la mise en place d’un nouvel échelon d’outils juridiques permettant d’instituer par le haut une série d’espaces d’utilité nationale et d’accroître la compétitivité de la métropole – et donc de l’État. Sa capacité à fonder la « chose publique » de l’espace collectif est cependant fortement remise en question, et c’est précisément face à cette crise de confiance qu’une multitude d’initiatives individuelles et collectives émergent à nouveau. Si l’État et ses outils ne sont plus garants de l’intérêt général, si le « public » n’est plus le social, le « commun » dans ses multiples formes nourrit les espoirs de sa prise en charge collective.
Immobilisés entre la critique sans fin du modernisme et la nostalgie des grands projets qu’il avait pour nous, nous sommes longtemps restés incapables d’en imaginer d’autres. La nouvelle vague collective à l’œuvre dans nos villes, en plus de nous rappeler encore une fois à cette condition post-moderne ou amoderne[6], pourrait bien être l’expérience de son dépassement. Il faut en effet noter l’intensité avec laquelle les protagonistes de ces initiatives collectives engagent l’ensemble de leur quotidien à l’appropriation des espaces actuels et futurs de nos villes. Architectes, artisans, activistes, mais aussi travailleurs sociaux et autres professionnels sans visées artistiques a priori, sont désormais les habitants-constructeurs de leurs propres expérimentations. L’« habiter » en commun devient support de création et de projection, et l’« habitation », un préalable à toute organisation spatiale et sociale. Ces collectifs « habitent » donc, avant tout, sans prévision, ni spéculation, ni planification en amont, sans tous les cadres normatifs qui figent habituellement l’organisation de la ville. C’est au contraire la possibilité d’un espace « neutralisé » qui les intéresse, dans le sens d’un espace susceptible de transcender ces cadres et d’en libérer les valeurs sociales. L’espace-temps exceptionnel et le régime juridique de l’évènementiel leur permettent d’atteindre cette neutralité, tout comme la vacance et l’a-détermination des espaces investis. Peu importe que l’espace soit de propriété publique ou privée, ou situé dans telle ou telle zone réglementaire, l’essentiel ici est l’usage collectif qui en est fait et sa co-institution. L’investissement d’une caserne militaire abandonnée sur l’île du Lido, en marge de la programmation officielle de la Biennale de Venise, est un bon exemple d’espace extra-ordinaire convoquant la quotidienneté de ses habitants temporaires comme processus créatif. Les protagonistes des « lieux infinis » y sont en effet accueillis en « résidence » et en retour alimentent l’« Esperenzia Pepe » de leur libre contribution. Le lieu, qui n’était qu’un support au départ, se construit et se formalise donc au fur et à mesure de son occupation.
Les possibilités d’un nouvel espace-temps de projection
Les collectifs déconstruisent les fictions véhiculées par « l’urbanisme traditionnel » autant qu’ils créent les possibilités d’un nouvel espace-temps de projection. Avant que Cerdà n’établisse l’« idée » d’urbanisme, l’urbanisation invoquait simplement l’« ouverture du sillon » par l’urbum, la charrue avec laquelle les Romains « traçaient l’enceinte que devait occuper une poblacion quand ils allaient la fonder »[7], c’est-à-dire l’acte de convertir un champ en urbs, en tout ce que cet espace circonscrit par ce sillon allait pouvoir contenir. Il y avait donc, à l’origine de l’urbanisme, cet acte élémentaire de délimitation d’un espace en vue de son appropriation et de sa transformation ultérieure. Ce même acte très simple que répètent les collectifs lorsqu’ils prennent possession d’un lieu et l’aménagent pour les autres. En co-habitant et en fixant les règles de leur co-existence, les collectifs « ouvrent ainsi le sillon » vers d’autres possibles. L’unité, la continuité d’éléments disparates dans le temps et l’espace, le « commun », ne sont alors pas appréhendés comme des réalités pré-existantes qu’il faudrait « restaurer », mais comme les résultantes d’une construction spécifique. Et comme le déclare Bruno Latour, « c’est parce que le public est à composer, affaire par affaire, issue par issue, souci par souci, qu’il n’y a justement pas un public – pas plus qu’il n’y a un monde, déjà là, qu’il faudrait révéler. Le public peut disparaître à tout moment si on rate sa composition. Rien de plus fragile que le public (Lippmann) »[8]. Partis à la recherche de cette « chose publique » dans les vacances de la ville, les collectifs s’aperçoivent alors que celle-ci reste à construire. L’espace collectif n’est ainsi pas l’avènement du « commun », il est la scène sur laquelle le jouer et l’instituer. Il est la possibilité d’autres possibles.
« L’habiter » collectif, comme co-activité et co-obligation, comme praxis instituante, apparaît alors comme un processus créatif puissant capable de générer de la « ville » sans « urbanisme », de produire du « social » sans administration « publique » et d’expérimenter l’« universalité » à partir de multiples dynamiques. L’idée d’approcher cette totalité est d’ailleurs souvent ce qui attire les protagonistes des collectifs, qui peuvent alors travailler, vivre, consommer, produire, s’individualiser et partager au sein d’un unique espace-temps. Le fait même d’habiter en commun pourrait donc bien être à l’origine d’une nouvelle puissance collective capable de transcender les intérêts à la fois publics et privés, d’une organisation d’habitants susceptible de générer des processus dynamiques et de formaliser des espaces chaque fois différents pour des formes de vie chaque fois spécifiques.