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La production est aussi une consommation

La production est aussi une consommationTemps de lecture : 8 minutes

Face à la crise environnementale qui menace les conditions d’existence de l’espèce humaine, on ne compte plus les appels tonitruants à la responsabilisation du citoyen-consommateur, sensibilisé aux marques se distinguant sur le marché comme éthiques et éco-responsables. Cette individualisation de la réponse politique, bien faite pour flatter la bonne conscience morale, oblitère le problème de la production et du contrôle de ses coûts sociaux et écologiques, qu’on a trop vite abandonné à la bonne volonté des entreprises en en appelant solennellement à leur « responsabilité sociétale ». Consommateurs et producteurs semblent ici n’être responsables que d’eux-mêmes. Cette représentation atomisée d’un problème collectif s’appuie pourtant sur une perspective économique biaisée et partielle. S’inscrivant en faux, Silo a exhumé un texte de Karl Marx dont la pertinence analytique n’a pas flétri. L’extrait proposé ci-dessous de l’Introduction à la critique de l’économie politique, écrite en 1857, montre ainsi que les actes de production, de consommation et de distribution s’appréhendent indissociablement dans un même processus économique.

Double caractère de la consommation, subjectif et objectif : d’une part, l’individu qui développe ses facultés en produisant les dépense également, les consomme dans l’acte de la produc­tion, tout comme la procréation naturelle est consommation des forces vitales. Deuxièmement : consommation des moyens de production que l’on emploie, qui s’usent, et qui se dissolvent en partie (comme par exemple lors de la combustion) dans les éléments de l’univers. De même pour la matière première, qui ne conserve pas sa forme et sa constitution naturelles, mais qui se trouve consommée. L’acte de production est donc lui-même dans tous ses moments un acte de consommation également. Les économistes, du reste, l’admettent. La production considérée comme immédiatement identique à la consommation et la consommation comme coïncidant de façon immédiate avec la production, c’est ce qu’ils appellent la consommation productive. Cette identité de la production et de la consommation revient à la proposition de Spinoza : Determinatio est negatio [Toute détermination est négation].

Mais cette détermination de la consommation productive n’est précisément établie que pour distinguer la consommation qui s’identifie à la production, de la consommation propre­ment dite, qui est plutôt conçue comme antithèse destructrice de la production. Considérons donc la consommation proprement dite.

La consommation est de manière immédiate également production, de même que dans la nature la consommation des éléments et des substances chimiques est production de la plante. Il est évident que dans l’alimen­tation, par exemple, qui est une forme particulière de la consommation, l’homme produit son propre corps. Mais cela vaut également pour tout autre genre de consommation qui, d’une manière ou d’une autre, contribue par quelque côté à la production de l’homme. Production consommatrice. Mais, objecte l’économie, cette production qui s’identifie à la consommation est une deuxième production, issue de la destruction du premier produit. Dans la première le producteur s’objectivait; dans la seconde, au contraire, c’est l’objet qu’il a créé qui se person­nifie. Ainsi, cette production consommatrice – bien qu’elle constitue une unité immédiate de la production et de la consommation – est essen­tiel­le­­ment différente de la production propre­ment dite. L’unité immédiate, dans laquelle la produc­tion coïncide avec la consommation et la consommation avec la production, laisse subsis­ter leur dualité foncière.

La production est donc immédiatement consommation, la consommation immédiatement production. Chacune est immédiatement son contraire. Mais il s’opère en même temps un mouvement médiateur entre les deux termes. La production est médiatrice de la consommation, dont elle crée les éléments matériels et qui, sans elle, n’aurait point d’objet. Mais la consommation est aussi médiatrice de la production en procurant aux produits le sujet pour lequel ils sont des produits. Le produit ne connaît son ultime accomplissement que dans la consommation. Un chemin de fer sur lequel on ne roule pas, qui donc ne s’use pas, n’est pas consommé, n’est un chemin de fer que dans le domaine de la possibilité […] et non dans celui de la réalité. Sans production, pas de consommation; mais, sans consommation, pas de production non plus, car la production serait alors sans but. La consommation produit la production doublement. C’est dans la consommation seulement que le produit devient réellement produit. Par exemple, un vêtement ne devient véritablement vêtement que par le fait qu’il est porté; une maison qui n’est pas habitée n’est pas, en fait, une véritable maison; le produit donc, à la différence du simple objet naturel, ne s’affirme comme produit, ne devient produit que dans la consommation. C’est la consommation seulement qui, en absor­bant le produit, lui donne la dernière touche (finishing stroke); car la production n’est pas produit en tant qu’activité objectivée, mais seulement en tant qu’objet pour le sujet agissant [la consommation produit la production]. La consommation crée le besoin d’une nouvelle production, par conséquent la raison idéale, le mobile interne de la production, qui en est la condition préalable. La consommation crée le mobile de la production; elle crée aussi l’objet qui agit dans la production en déterminant sa fin. S’il est clair que la production offre, sous sa forme matérielle, l’objet de la consommation, il est donc tout aussi clair que la consommation pose idéalement l’objet de la production, sous forme d’image intérieure, de besoin, de mobile et de fin. Elle crée les objets de la production sous une forme encore subjective. Sans besoin, pas de production. Mais la consommation reproduit le besoin.

À ce double caractère correspond du côté de la production : Elle fournit à la consom­ma­tion sa matière, son objet. Une consommation sans objet n’est pas une consommation; à cet égard donc la production crée, produit la consommation. Mais ce n’est pas seulement l’objet que la production procure à la consommation. Elle lui donne aussi son aspect déterminé, son caractère, son fini (finish). Tout comme la consommation donnait la dernière touche au produit en tant que produit, la production le donne à la consommation. D’abord l’objet n’est pas un objet en général, mais un objet déterminé, qui doit être consommé d’une façon déterminée, à laquelle la production elle-même doit servir d’intermédiaire. La faim est la faim, mais la faim qui se satisfait avec de la viande cuite, mangée avec fourchette et couteau, est une autre faim que celle qui avale de la chair crue en se servant des mains, des ongles et des dents. Ce n’est pas seulement l’objet de la consommation, mais aussi le mode de consommation qui est donc produit par la production, et ceci non seulement d’une manière objective, mais aussi subjective. La production crée donc le consommateur. La production ne fournit donc pas seulement un objet matériel au besoin, elle fournit aussi un besoin à l’objet matériel. Quand la consommation se dégage de sa grossièreté primitive et perd son caractère immédiat – et le fait même de s’y attarder serait encore le résultat d’une production restée à un stade de grossièreté primitive -, elle a elle-même, en tant qu’instinct, l’objet pour médiateur. Le besoin qu’elle éprouve de cet objet est créé par la perception de celui-ci. L’objet d’art – comme tout autre produit – crée un public apte à comprendre l’art et à jouir de la beauté. La production ne produit donc pas seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour l’objet. La production produit donc la consommation en lui fournissant la matière; en déterminant le mode de consommation; en faisant naître chez le consom­ma­teur le besoin de produits posés d’abord simplement par elle sous forme d’objets. Elle pro­duit donc l’objet de la consommation, le mode de consommation, l’instinct de la consom­mation. De même la consommation engendre l’aptitude du producteur en le sollicitant sous la forme d’un besoin déterminant le but de la production.

L’identité entre la consommation et la production apparaît donc sous un triple aspect :

  1. Identité immédiate. La production est consommation; la consommation est produc­tion. Production consommatrice. Consommation productive. Toutes deux sont appelées consommation productive par les écono­mis­tes. Mais ils font encore une différence. La première prend la forme de reproduction; la seconde, de consommation productive. Toutes les recherches sur la première sont l’étude du travail productif ou improductif; les recherches sur la seconde sont celle de la consommation productive ou improductive.
  2. Chacune apparaît comme le moyen de l’autre; elle est médiée par l’autre; ce qui s’expri­me par leur interdépendance, mouvement qui les rapporte l’une à l’autre et les fait apparaître comme indispensables réciproquement, bien qu’elles restent cependant extérieures l’une à l’autre. La production crée la matière de la consommation en tant qu’objet extérieur; la consommation crée pour la production le besoin en tant qu’objet interne, en tant que but. Sans production, pas de consommation; sans consommation, pas de production. Ceci figure dans l’économie politique sous de nombreuses formes.
  3. La production n’est pas seulement immédiatement consommation, ni la consommation immédiatement production; la production n’est pas non plus seulement moyen pour la consommation, ni la consommation but pour la production, en ce sens que chacune d’elles fournit à l’autre son objet, la production l’objet extérieur de la consommation, la consommation l’objet figuré de la production. En fait, chacune d’elles n’est pas seulement immédiatement l’autre, ni seulement médiatrice de l’autre, mais chacune d’elles, en se réalisant, crée l’autre; se crée sous la forme de l’autre. C’est la consommation qui accomplit pleinement l’acte de la production en donnant au produit son caractère achevé de produit, en le dissolvant en consommant la forme objective indépendante qu’il revêt, en élevant à la dextérité, par le besoin de la répétition, l’aptitude développée dans le premier acte de la production; elle n’est donc pas seulement l’acte final par lequel le produit devient véritablement produit, mais celui par lequel le producteur devient également véritablement producteur. D’autre part, la production produit la consommation en créant le mode déterminé de la consommation, et ensuite en faisant naître l’appétit de la consommation, la faculté de consommation, sous forme de besoin. Cette dernière identité, que nous avons précisée au paragraphe 3, est com­men­tée en économie politique sous des formes multiples, à propos des rapports entre l’offre et la demande, les objets et les besoins, les besoins créés par la société et les besoins naturels.

Rien de plus simple alors, pour un hégélien, que de poser la production et la consomma­tion comme identiques. Et cela n’a pas été seulement le fait d’hommes de lettres socialistes, mais de prosaïques économistes même; par exemple de Say, sous la forme suivante : quand on considère un peuple, ou bien l’humanité in abstracto, on voit que sa production est sa consommation. Storch a montré l’erreur de Say : un peuple, par exemple, ne consomme pas purement et simplement sa production, mais crée aussi des moyens de production, etc., du capital fixe, etc. Considérer la société comme un sujet unique, c’est au surplus la considérer d’un point de vue faux – spéculatif. Chez un sujet, production et con­som­ma­tion apparaissent comme des moments d’un même acte. L’important ici est seulement de souligner ceci : que l’on considère la production et la consommation comme des activités d’un sujet ou de nom­breux individus, elles apparaissent en tout cas comme les moments d’un procès dans lequel la production est le véritable point de départ et par suite aussi le facteur qui l’emporte. La consommation en tant que nécessité, que besoin, est elle-même un facteur interne de l’activité productive; mais cette dernière est le point de départ de la réalisa­tion et par suite aussi son facteur prédominant, l’acte dans lequel tout le procès se déroule à nouveau. L’individu produit un objet et fait retour en soi-même par la consommation de ce dernier, mais il le fait en tant qu’individu productif et qui se reproduit lui-même. La consom­ma­tion apparaît ainsi comme moment de la production.

Mais, dans la société, le rapport entre le producteur et le produit, dès que ce dernier est achevé, est un rapport extérieur,- et le retour du produit au sujet dépend des relations de celui-ci avec d’autres individus. Il n’en devient pas immédiatement possesseur. Aussi bien, l’appropriation immédiate du produit n’est-elle pas la fin que se propose le producteur quand il produit dans la société. Entre le producteur et les produits intervient la distribution, qui par des lois sociales détermine la part qui lui revient dans la masse des produits et se place ainsi entre la production et la consommation.

Pour citer cet article

Karl Marx, « La production est aussi une consommation », Silomag, n°16, janvier 2023. URL: https://silogora.org/la-production-est-aussi-une-consommation/

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