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L’avenir de l’émancipation

L’avenir de l’émancipationTemps de lecture : 8 minutes

Face à des discours qui opposent dogmatiquement les luttes dites particularistes, contre un régime de sujétion imposé aux membres d’un groupe social à partir d’une de ses déterminations, aux luttes qui visent à la construction d’un sujet politique de l’émancipation universelle, Albert Ogien plaide ici, à partir de l’étude sociologique de la façon dont ces luttes se mènent, pour un dépassement d’un antagonisme artificiel entre universel et particulier. En comprenant les aspirations à l’émancipation comme l’accès à l’autonomie face à une situation de minorité sociale, civique et épistémique résultant de rapports sociaux inégalitaires, l’étude des luttes concrètes pour l’émancipation révèle au contraire l’articulation temporelle du particulier – la situation concrète dont l’expérience constitue le point de départ de la prise de conscience subjective de la domination – et de l’universel – l’organisation effective contre celle-ci qui contient en germe la critique des rapports sociaux de domination et d’exploitation au fondement de l’assujettissement d’un groupe.

S’émanciper, c’est aspirer à se soustraire à une emprise, une tutelle ou une domination qui entravent la liberté de décider et d’agir de façon autonome. Cette aspiration a une dimension juridique, qui consiste à devenir légalement responsable de ses actes. Mais elle a surtout un caractère politique, au sens où elle appelle une modification d’un ordre institué de relations sociales. Cette modification peut se réaliser à l’échelle de l’individu, comme y invite l’idéologie méritocratique qui rapporte l’émancipation aux efforts qu’une personne devrait faire pour réaliser ses “potentialités” et accroître sa “performance” afin de gagner une place enviable dans la société[1]. Elle peut également avoir une dimension collective : l’émancipation renvoie alors à la lutte de membres d’un groupe social auquel un statut d’infériorité est assigné en vue d’abolir les formes d’oppression ou d’assujettissement qu’ils endurent.

Combat contre l’aliénation ou combat contre la discrimination : deux perspectives d’émancipation différentes

On peut envisager ce second type d’émancipation à partir de la notion d’aliénation ou de celle de discrimination. Lorsqu’on se place dans la première perspective, on se situe peu ou prou dans le sillage de l’héritage du marxisme pour lequel l’émancipation doit valoir pour l’ensemble de l’humanité et ne peut advenir qu’une fois les rapports de production capitalistes abolis par le prolétariat au terme de la lutte des classes. Lorsqu’on se place dans la perspective de la discrimination, l’émancipation se conquiert dans un combat dans lequel des personnes s’engagent pour obtenir la jouissance des droits subjectifs attachés à la condition d’être humain ou de citoyen[2] et la “parité de participation”[3] à la vie sociale et politique qui leur sont déniées.

Admettre la légitimité de tout combat pour l’égalité et la dignité de tous et de toutes ne devrait poser aucun problème de principe. Ce geste reste pourtant problématique. Pour la pensée conservatrice et réactionnaire, l’idée même d’émancipation est une hérésie qui, en promouvant un “individualisme insatiable” faisant fi des hiérarchies et des traditions, mine le principe d’autorité, contrevient aux lois de l’ordre naturel et œuvre à la dissolution des sociétés, voire à la destruction de la civilisation[4]. La volonté de conjurer ce péril conduit souvent les tenants de cette pensée à nier la réalité des inégalités et des injustices dont souffrent des personnes arbitrairement vouées à connaître ce mauvais sort[5]. Pour la pensée de gauche, l’émancipation est un projet qui vise à conduire les êtres humains à penser par eux-mêmes et à se conduire hors de toute détermination extérieure. Le plus souvent, ce projet est conçu comme le moyen par lequel les dominés arrivent à se déprendre de la représentation du monde véhiculée par un système de domination qui assoit le pouvoir des puissants. De ce point de vue, l’émancipation est annexée à la lutte des classes, et le prolétariat est le sujet historique de cette libération universelle.

Cette conviction est confortée par le souvenir du rôle déterminant que les organisations de la classe ouvrière siècle ont joué au cours du XXe dans l’instauration du modèle d’Etat social qui survit en Europe[6]. Mais voilà : les transformations du capitalisme au XXIe siècle et l’évolution des modes de vie qu’elles ont induite ont rendu la thèse du plein épanouissement de l’humanité par le triomphe du prolétariat un peu anachronique. La recherche marxiste en a d’ailleurs pris acte, en substituant au prolétariat trois nouvelles figures  de sujet historique de l’émancipation universelle : celles du Peuple (qui se construit dans la lutte pour la satisfaction de la revendication qui l’institue[7]), de la Multitude (qui naît à l’occasion des mouvements de protestation épisodiques et mondiaux contre les politiques néo-libérales ou le traitement des questions de genre, d’origine ou d’environnement[8]) et des Consommateurs (qui se manifeste à travers une redéfinition démocratique des besoins réels hâtant la fin du capitalisme par le biais du renoncement aux habitudes artificielles[9]). Ces sujets de substitution restent des abstractions théoriques dont la matérialisation en acte n’a, pour l’instant, pas été très concluante. Elles entretiennent toutefois l’espoir d’une émancipation universelle, en reléguant les luttes contre les discriminations affectant des portions du prolétariat au rang secondaire, quand elles ne sont pas dénoncées en tant que diversions qui affaiblissent le combat décisif contre le capitalisme.

Des dominations qui ne s’expliquent ni par le système capitaliste ni par les intérêts de classe

La thèse de l’universalité de l’émancipation gomme des formes de domination que ni la reproduction de l’ordre capitaliste ni les intérêts de classe des personnes qui en bénéficient permettent d’expliquer de façon pleinement satisfaisante. La haine des juifs, des femmes, des arabes, des noirs ou de l’homosexualité a quelque chose de primaire ou de viscéral dont l’histoire nous apprend que seules des luttes contre l’antisémitisme, la misogynie, le patriarcat, le racisme, l’islamophobie ou l’homophobie permettent d’éradiquer. En fait, toute société stratifiée et hiérarchisée instaure des mécanismes d’infériorisation qui justifient la mise en situation de minorité de groupes sociaux désignés à la vindicte. Il importe de noter que ces mécanismes sont de trois types : “minorité sociale” à laquelle les classes populaires sont soumises par des institutions d’Etat qui œuvrent à reproduire leur consentement à l’exploitation ; “minorité civique”, qui frappe des citoyens auxquels est refusé, à raison d’un attribut qui les disqualifie, le “droit d’avoir des droits”[10] politiques et sociaux et la possibilité d’adopter un mode de vie original sans risquer la réprobation ; “minorité épistémique” enfin, c’est-à-dire le mépris et la réduction au silence de la parole des assujettis que leurs dirigeants jugent ignorante et irrationnelle.

Vue sous l’angle de l’intrication des mécanismes d’infériorisation qui opèrent dans une société, la domination n’est plus une affaire d’imposition d’un ordre normatif hégémonique sur d’autres ordres normatifs tenus, eux, pour défectueux ou répugnants[11], mais le produit d’une structure de relations sociales combinant, dans une configuration chaque fois différente dans chaque cas, des éléments de ces trois situations de minorité. De ce point de vue, s’émanciper est un processus qui réclame de se déprendre des effets de ces trois faces de la domination à la fois. La tâche est exigeante – et sans doute chimérique. Ce qui n’empêche pas les personnes qui endurent les humiliations et l’arbitraire en raison d’une infériorité proclamée de l’entreprendre. En ce sens, la lutte contre une discrimination subie contient toujours une dose d’universalité – s’affranchir d’une forme de domination – et une dose de particularité – exprimer une revendication en réaction à un événement choquant : suppression d’un droit social acquis, meurtre raciste, violence policière, répression d’une grève, féminicide, expression publique de sexisme, suicide d’une personne harcelée pour sa “différence”.

Les luttes pour sortir d’une situation de minorité civique concernent, par construction, des catégories singulières de personnes Elles sont disparates dans la mesure où, comme dans tout combat politique, une kyrielle de mouvements prétend les incarner en proposant leur propre définition du sujet historique (femme, noir, arabe, LGBTQIA+) qu’il s’agit de constituer pour l’emporter. Le travail de “politisation” que chacun de ces mouvements doit effectuer se heurte à un obstacle : il lui faut surmonter le fait que les personnes censées adhérer à la lutte peuvent soit nier la situation de minorité dans laquelle elles se trouvent, soit se battre au sein des institutions représentatives existantes pour y mettre fin, soit se retirer de la vie civique ordinaire et se renfermer sur leur milieu sous des modalités plus ou moins radicales[12]. Telle est l’irréductible pluralité des conceptions ordinaires du monde social.  

Dans l’intersectionnalité, tout recul d’une forme de domination est un gain pour l’émancipation collective

De nombreux travaux de sociologie empirique rendent compte de la dynamique propre à l’accomplissement des luttes d’émancipation contemporaines, en montrant comment elles se mènent simultanément sur les trois fronts des situations de minorité : civique, sociale et épistémique. Cette approche, qui est celle de l’intersectionnalité[13], remet en cause la conception monolithique de la discrimination que proposent le déterminisme ou le matérialisme historique[14]. Elle permet de montrer que tout ce qui fait reculer la domination de ceux et celles qui pâtissent du statut d’infériorité qui leur est imposé s’avère être un gain pour l’émancipation collective. Le pire argument qu’on puisse utiliser pour justifier la suprématie de la lutte des classes sur les luttes pour sortir de situations de minorité civique est qu’il ne faut pas se couper du monde ouvrier en dénigrant le racisme, la misogynie, l’homophobie et la xénophobie qui en serait l’apanage. Outre le mépris que ce jugement exprime, on peut se demander ce qui autorise à penser que ce monde est hermétique aux évolutions qui traversent les sociétés modernes ? Or, ces évolutions sont patentes – même si elles sont lentes à s’exprimer publiquement. En un mot, les tenants de la théorie de l’émancipation universelle doivent prouver qu’elle n’est pas un mythe dont il serait utile de se débarrasser.

Dans l’ordre capitaliste que la globalisation, la dérégulation et la financiarisation organisent aujourd’hui, les combats qui comptent sont ceux engagés pour l’urgence climatique, la radicalisation de la démocratie, la liberté de circulation et d’installation, un modèle de développement qui échappe au productivisme et à l’extractivisme ou l’obligation faite aux gouvernants de contrôler des milieux d’affaires dont la quête indécente de profits met la vie sur Terre en péril. Ces combats se livrent à la fois entre classes antagonistes au sein des sociétés et entre puissances souveraines sur la scène internationale. Un même enjeu est au cœur de ces combats apparemment distincts : assurer l’avenir de l’humanité en réquisitionnant l’épargne accumulée par une petite coterie de nantis afin de financer une coopération servant les intérêts des populations du monde. Et on peut ajouter qu’une des conditions à remplir pour réaliser cette ambition est l’abolition des situations de minorité sociale, civique et épistémique qui frappent tout autant la voix des citoyens dans leurs sociétés que celle des Etats dominés dans le concert des nations. Cette lutte d’émancipation là n’est pas toujours conditionnée à la destruction du capitalisme. Mais on peut penser qu’elle contribue à saper les fondements du système de domination et d’exploitation que celui-ci a instauré, en remettant en cause les modalités de sa reproduction dans le quotidien des comportements des habitants de la planète. C’est de cette manière subtile que le particulier remplit sa part d’universel.

Pour aller plus loin :

[1] F. Tarragoni, Émancipation, Paris, Anamosa, 2021 ; M. Sandel, La tyrannie du mérite, Paris, Albin Michel, 2022.

[2] C. Colliot-Thélène, Le commun de la liberté, Paris, PUF, 2022.

[3] N. Fraser, “Rethinking Recognition”, New Left Review, 3, 2000.

[4] P.-A. Taguieff, L’Émancipation promise, Paris, Cerf, 2019. Ce négationnisme s’exprime aujourd’hui dans les discours de dénonciation du soi-disant « wokisme ».

[5] J. Talpin, H. Balazard, M. Carrel et al, L’épreuve de la discrimination, Paris, PUF, 2021 ; F. Héran, Immigration. Le grand déni, Paris, Ed. Le Seuil, 2023.

[6] B. Friot, Puissances du salariat, Paris, Ed. du Seuil, 2021.

[7] E. Laclau, La raison populiste, Paris, Ed. Le Seuil, 2008.

[8] T. Negri et M. Hardt, Empire, Paris, Exils, 2000.

[9] R. Keucheyan, Les besoins artificiels, Paris, Zones, 2019.

[10] Comme le dit H. Arendt, Les Origines du Totalitarisme : L’impérialisme, Paris, Fayard, 2006.

[11] A. Ogien, Sociologie de la déviance, Paris, PUF, 2022.

[12] T. Shelby, “Foundations of Black Solidarity: Collective Identity or Common Oppression?”, Ethics, 112, 2002.

[13] Cette démarche contextualiste est classique en sciences sociales, voir E. Galerand & D. Kergoat, “Consubstantialité vs intersectionnalité ? A propos de l’imbrication des rapports sociaux”, Nouvelles Pratiques Sociales, 26 (2), 2014.

[14] E. Dorlin, Sexe, genre et sexualités, Paris, PUF, 2021 ; S. Mazouz et E. Lepinard, Pour l’intersectionnalité, Paris, Anamosa, 2021.

Pour citer cet article

Albert Ogien, "L’avenir de l’émancipation". Silomag 17, septembre 2023. URL: https://silogora.org/lavenir-de-lemancipation/

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