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Penser les identités dans la lutte des classes

Penser les identités dans la lutte des classesTemps de lecture : 10 minutes

La nouvelle lecture des formes de la domination sociale que font les post-marxistes comme Mouffe ou Laclau visent à répondre à ce qu’ils considèrent être un marxisme essentialiste – la position dans les rapports de production définissant objectivement une classe et ses intérêts – serait un postulat ontologique irrecevable. Ils proposent une approche qui réduit la classe à un projet politique (donc une identité du sujet), traitant l’opposition dialectique (de classe) sur le mode de la conflictualité supposée irréductible. C’est donc une conception nominaliste du processus historique qu’ils substituent à une analyse matérialiste, induisant une lecture autonomisée des formes d’oppression. Cette définition subjective des identités opprimées dans la lutte, négligeant leur intrication dynamique dans le procès d’utilisation du travail par le capital, retombe dans l’essentialisme qu’elle condamnait en faisant abstraction des rapports sociaux. Guilhem Mevel démontre ici qu’il n’y a pas d’extériorité de la classe à l’identité, et invite à penser leur intrication plutôt que leur superposition pour comprendre la reproduction capitaliste comme domination à géométrie variable sur les classes et fractions de classe.

Les critiques de la domination sociale sont traversées depuis les années 1980 par une tendance à produire une lecture autonomisée des formes d’oppression. Depuis la sociologie des nouveaux mouvements sociaux (Alain Touraine) jusqu’à la théorie politique post-marxiste (Chantal Mouffe et Ernesto Laclau), la structure de classe cède peu à peu le pas au primat de la conflictualité, d’un antagonisme qui s’extirperait du champ de la production. En d’autres termes, ce qui caractérise la critique post-marxiste, c’est la définition subjective des identités dans la lutte. Les sujets dans l’histoire ne sont plus situés d’abord dans le champ de la production – dans la classe sociale – mais simplement dans l’articulation antagonique des différences qui parcourt l’ensemble des sphères sociales (c’est-à-dire au travers des formes d’identité). La domination de classe n’est donc qu’un phénomène parmi d’autres, et l’intersection est définie comme le recoupement a posteriori des formes de lutte. Dans la pratique, toute forme de critique structurelle du capitalisme cherchant à analyser la réalité sociale sous le prisme des rapports de production et de reproduction peut se voir alors affubler de « classisme » ou d’« économicisme ». Tout cela au risque de négliger l’intrication profonde de ces oppressions dans la poursuite de l’extraction de la plus-value et la réalisation du profit. La classe sociale ne serait qu’un élément qui se surajoute à la multiplicité des formes d’assujettissement et contrôle du sujet dans la réalité sociale que sont – entre autres – le patriarcat et le racisme.

En cherchant à dépasser le marxisme et son horizon « essentialiste », la lecture d’une société post-industrielle justifierait alors la destitution de la lutte des classes comme mouvement central de l’histoire. Ainsi le mouvement ouvrier se verrait sur le déclin, sommé de ne pas se surimposer aux autres formes de luttes pour l’émancipation pour ne devenir qu’un mouvement social parmi d’autres.

Historicité du post-marxisme

En autonomisant ainsi les formes de critique et de vécu, la classe et l’identité sont toutes deux posées sur un plan horizontal : ce ne serait que l’antagonisme apparaissant dans le social qui révèlerait la nature première de l’oppression à partir de l’expérience de celle-ci. Il est clair que cette lecture autonomiste des luttes (que nous appellerons ici post-marxiste) rejoue la lecture spontanéiste qui préexistait dans le mouvement ouvrier. S’opposant à une organisation centralisée, le jeune Claude Lefort défendait ainsi dans les années 1950 la ligne politique de Socialisme ou barbarie contre le ralliement au PCF de Jean-Paul Sartre en soulignant l’avènement de l’unité du prolétariat à partir de son expérience[1]. Pour Lefort, il n’y a pas de différence essentielle entre l’existence économique et l’existence politique de la classe prolétarienne, puisque l’expérience de son aliénation commune figure déjà la possibilité de son auto-organisation. La bureaucratie ouvrière est donc pour Lefort extérieure au prolétariat puisqu’elle se renforce dans ses propres moments de faiblesse historique.

Quel point commun pouvons-nous dresser entre la perspective du jeune Lefort et le post-marxisme ? L’un comme l’autre, repose sur la constitution des sujets d’émancipation dans l’expérience de leur oppression : il y aurait transparence de l’identité avec elle-même. La question de l’unité dans l’action ne se pose donc que dans la subjectivité de l’expérience, dans le témoignage de l’oppression. La multiplicité ne se verrait pas ici surmontée par sa constitution extérieure (dans l’organisation), mais par le simple moment de négation et d’opposition à la domination.

Qu’est-ce qui recoupe donc les luttes féministes, antiracistes et écologistes du point de vue post-marxiste ? Non pas la situation de classe ou même le mouvement objectif de déshumanisation, mais plutôt l’opposition à la domination. Le discours antagoniste produirait en lui-même l’unité attendue : chaque oppression serait singulière, mais toutes pourraient s’articuler et trouver dans un deuxième moment des « chaînes d’équivalences »[2] dans le schéma abstrait de l’antagonisme.

Replacer la structure capitaliste au cœur de l’expérience de domination

On le voit, depuis le début de notre parcours, il nous est impossible de séparer sociologie et théorie politique, expérience de la domination et action. D’un point de vue philosophique, nous sommes donc renvoyés au problème hégélien du sujet et de l’objet qui parcourt l’ensemble de la théorie marxiste. Contre la lecture post-marxiste, comment pouvons-nous distinguer classe et identité en fonction de la réalité sociale et historique que constitue le capitalisme ? Nous passons ainsi de la question du discours antagoniste aux enjeux structurels de la domination de classe, de la subjectivité de l’oppression aux ressorts matériels de la domination et des contradictions formant le moteur de son évolution historique.

La lutte des classes, une fois inscrite dans une lecture matérialiste, suppose en elle-même une dialectique de la formation des classes entre réduction à l’objectivité au sein de la production (en tant que marchandise pour le prolétariat, dans la concurrence pour le capitaliste) et constitution en tant que sujet se retournant contre son assujettissement. Cette forme de résistance s’articule dans la confrontation des forces sociales sur le plan de l’hégémonie (c’est-à-dire de l’intégration politique de ces forces par la subordination). Nous réintroduisons ici un troisième terme négligé par le post-marxisme entre le sujet individuel et la domination sociale : ce n’est pas seulement la construction sociale qui opprime de manière contingente les possibilités d’être des sujets, mais c’est aussi la structure sociale qui produit l’antagonisme dans des rapports d’exploitation co-constitutifs. En l’absence en effet de la poursuite active des mécanismes matériels de domination (fragmentation des classes, compression des salaires, etc.) ce n’est pas simplement le taux de profit qui peut décrocher, mais l’existence même des classes.

La question de l’identité de classe

Faisons désormais un pas de côté. À ce stade, il serait aisé de nous faire le reproche d’après lequel nous négligerions la particularité des formes de domination s’exerçant à l’extérieur des espaces définis comme sphère de production. Sans revenir ici – par exemple – sur l’intégration de l’extorsion de la plus-value au travail domestique proposé par le féminisme marxiste[3], nous faisons l’hypothèse que la particularité des identités opprimées au sein du capitalisme peut être comprise d’après la question de l’identité de classe.

Revenons sur la question du rapport sujet-objet. Karl Marx faisait déjà remarquer dans le premier livre du Capital le passage historique d’une subjectivation des travailleurs (dépossession des moyens de production et définition du travail abstrait) vers leur intégration objectivée dans l’appareil de production (soumission au machinisme). Ce passage correspond à une séquence historique qui va de la manufacture à la grande industrie.

À mesure que progresse la subsomption réelle – le contrôle du processus de travail par le capital, le travailleur ou la travailleuse se voit peu à peu réduit∙e à la pure objectivité de la production dans le processus de valorisation du capital. Ainsi l’ouvrier ou l’ouvrière se découvre comme « objet inanimé »[4] de la production : la classe se caractérise déjà par sa propre impuissance (ce que Sartre appelle une « sérialité »[5], composition interchangeable et isolement dans le collectif). Or, la classe sociale ne se caractérise pas seulement par une place dans les rapports de production : d’un point de vue gramscien « les classes n’existent que dans la lutte des classes »[6]. À la réduction à l’objectivité s’oppose donc la résistance subjective des travailleurs qui clament leur furieux désir de (sur)vivre en tant qu’êtres humains. Sartre nous dit que l’unité de classe se fait comme réaction à la sérialité, comme refus de sa propre négation dans la production : l’action historique de la bourgeoisie revient à assimiler le producteur – le prolétaire – à la production de valeur, et le prolétariat cherche à être par « la négation radicale de son être-pour-les-bourgeois »[7].

Sans revenir ici davantage sur la philosophie sartrienne, nous pouvons supposer que l’identité vis-à-vis de la classe est prise dans un jeu dialectique entre la réduction à son « être-de-classe »[8] et la quête de son unité comme refus de son existence immédiate. La réaction subjective participe donc à la détermination de la structure de classe (par exemple, via la manifestation de l’impuissance de la bourgeoisie par l’accord de droits sociaux). La résistance à une identité réifiée se fait par l’identification du prolétariat à sa propre pratique de classe différenciée de la bourgeoisie, afin de faire face à « la tendance divisionniste de l’oppression »[9] et donc la réalité d’abord fragmentaire des identités dans l’« atomisation »[10] des producteurs.

Nous voyons ici qu’il n’y a ni séparation binaire entre identité et classe, ni pure assimilation horizontale. L’identité de la classe pour le prolétariat est toujours déjà mise en tension entre sa chosification et son refus d’être-de-classe face à l’Autre de la bourgeoisie. Cette tension s’exprime par le statut ambigu et divisé de son organisation dans la lutte des classes : plusieurs formations politiques et sociales se revendiquent du prolétariat, car elles s’inscrivent chacune dans le refus de sa réduction comme « produit passif de la production »[11], mais chacune propose une médiation différente d’après une volonté subjective de négation de la bourgeoisie comme identité possible du devenir du prolétariat dans la lutte des classes (d’où la variation des succès et échecs respectifs). Bien entendu, ce schéma se complexifie nettement quand on observe les formations sociales concrètes où le nombre de classes dépasse les deux classes essentielles définies en théorie dans la pureté du mode de production capitaliste.

Intrication de l’identité dans la domination de classe

Revenons maintenant à la question de la conjonction des formes de domination. Ce que nous montre l’analyse de l’identité de classe, c’est qu’il n’y a pas d’extériorité de la classe à l’identité. L’identité est située dans la lutte des classes dans sa dimension naturalisante qui soutient l’exercice des dominations : les violences du patriarcat et du racisme affectent plus ou moins directement le corps des sujets opprimés. Si la marginalisation raciste tout comme le travail domestique sont autant de phénomènes matériels qui participent de la reproduction de classe et à l’extorsion de la plus-value, cela ne veut pas dire que la classe prime sur les identités opprimées, mais plutôt que les sujets opprimés sont d’abord situés vis-à-vis de la classe et de la lutte des classes.

Nous pouvons aller jusqu’à faire l’hypothèse suivante : la pluralité des formes de conservation de la domination de classe et du contrôle capitaliste sur l’ensemble des activités de la vie sociale dépend simultanément d’une domination à géométrie variable sur les classes et sur les fractions de classe. Nous définissons ici le genre et la racialisation comme des fractions de classe, d’après des formes d’oppression qui leur sont propres et permettent une certaine autonomisation des forces sociales sans toutefois renverser la situation de classe.

Ainsi, dans les luttes hégémoniques entre classes, les féministes prolétaires peuvent de manière minimale s’allier avec les féministes militantes de la classe bourgeoise. Tel est le cas par exemple au moment de la première vague du féminisme revendiquant des droits civiques : si les femmes ouvrières peuvent aller d’emblée plus loin en liant émancipation des femmes et avènement du socialisme, l’« équilibre instable de compromis »[12] au cours de cette période prend la figure d’une première concession des classes dominantes vis-à-vis des droits politiques d’après la mobilisation des fractions de classe.

La race est également toujours déjà inscrite dans un rapport de classe. Ainsi la race, nous dit Wallerstein, est doublement objet de la domination capitaliste en tant qu’« “ethnicisation” de la force de travail »[13] sur le plan de la hiérarchie du travail salarié et moyen d’ « exprimer et de consolider l’antinomie centre-périphérie »[14] sur le plan international. Les conditions des luttes anticoloniales elles-mêmes sont traversées d’abord par la lutte de classes : Frantz Fanon remarquait dès 1961 que la « bourgeoisie nationale des pays sous-développés »[15], par son accaparement du pouvoir et sa distance vis-à-vis des masses, pouvait provoquer une exacerbation des particularismes identitaires marquant le « triomphe exacerbé des ethnies »[16].

Conclusion

L’essentiel de notre propos peut se résumer comme suit : penser les oppressions de manière systématique exige de se placer du point de vue social, en termes lukacsien, de la « totalité de la structure économique de la société »[17]. Afin de ne pas isoler les formes d’oppression les unes aux autres, observons qu’elles se trouvent toutes dialectiquement intégrées au procès d’accumulation du capital. L’erreur consisterait à les lire du point de vue individuel dans la cumulation des formes d’oppression, alors qu’elles se trouvent d’abord intriquées à l’échelle sociale élargie et intégrées à la domination de classe. C’est pourquoi nous proposons le concept d’intrication des oppressions plutôt que d’intersection.

Il y a donc tout à la fois spécificité des identités opprimées et définition dans la lutte des classes de la construction des formes identitaires. Autrement dit, naturalisation des identités et résistance à l’isolement du collectif sont constamment en contradiction dans le capitalisme d’après la situation de classe : il n’y a pas de contingence abstraite dans la construction sociale des identités opprimées. Celles-ci se voient reproduites et évoluent dans la lutte des classes qui en forme la contingence matérielle et donc la possibilité du devenir sur le plan de l’histoire.

[1] Lefort, Claude. « Le marxisme et Sartre » [in Éléments d’une critique de la bureaucratie. Genève : Droz, 1971, p. 59-79].

[2] Laclau, Ernesto et Chantal Mouffe. Hegemony and Socialist Strategy: Towards a Radical Democratic Politics. Londres ; New York : Verso, 2001, p. 142. Nous traduisons.

[3] Voir par exemple les analyses divergentes de Leopoldina Fortunati (L’Arcane de la reproduction. Genève : Entremonde, 2022. 328 p.) et de Lise Vogel (Le marxisme et l’oppression des femmes. Paris : Éditions sociales, 2022. 349 p.)

[4] Sartre, Jean-Paul. Critique de la raison dialectique. Paris : Gallimard, 1985, vol. 1, p. 286.

[5] Idem, p. 316.

[6] Poulantzas, Nicos. Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui. Paris : Seuil, 1974, p. 10.

[7] Op.cit., Sartre, Jean-Paul, Critique de la raison dialectique, p. 740.

[8] Idem, p. 294.

[9] Idem, p. 742.

[10] Ibid.

[11] Sartre, Jean-Paul. « Réponse à Claude Lefort » [in Situations VII. Paris : Gallimard, 1965, p. 67].

[12] Poulantzas, Nicos. Pouvoir politique et classes sociales. Paris : La Découverte, 1982, p. 207.

[13] Wallerstein, Immanuel. « Universalisme, racisme, sexisme » [in Race, nation, classe. Paris : La Découverte, 2018, p. 77]

[14] Wallerstein, Immanuel. « La construction des peuples : racisme, nationalisme, ethnicité »[Idem, p. 142].

[15] Fanon, Frantz. Les Damnés de la terre. Paris : La Découverte, 2002 [1961], p. 146.

[16] Idem, p. 154.

[17] Lukács, Georg. Histoire et conscience de classe. Paris : Éditions de Minuit, 1960, p. 266.

Pour citer cet article

Guilhem Mevel, "Penser les identités dans la lutte des classes". Silomag 17, septembre 2023. URL: https://silogora.org/penser-les-identites-dans-la-lutte-des-classes/

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