Depuis 2008, grâce à la Constitution équatorienne de Montecristi, se développe une nouvelle étape pour le constitutionnalisme latino-américain. Partant de l’idée que l’humain doit être en harmonie avec la nature pour bien vivre, celui-ci fait de la nature un sujet de droit placé au même niveau que la vie humaine. Cette reconnaissance transforme en profondeur les conceptions juridiques dominantes et se diffuse à travers le monde. Alice Brites Osorio revient sur les fondements de ce changement de paradigme qui conduit à faire du respect de la nature, de l’ancien, du pluriel et du féminin le principe du renouvellement du droit.
Dans la culture andine, l’être humain doit être en harmonie avec la nature pour bien vivre. À partir de cette idée, et depuis 2008, le nouveau constitutionnalisme latino-américain[1] fait de la nature un sujet de droit. Ces nouveaux principes constitutionnels présents dans les constitutions de l’Equateur (2008) et de Bolivie (2009) – tels que le bien-vivre et le profond respect vis-à-vis de la Terre Mère – sont étroitement liés à la relation entre l’être humain et l’environnement. Ils proposent une nouvelle conception du développement. En rupture avec les concepts anthropocentriques, ils introduisent la possibilité d’une participation plurinationale. La vie non-humaine est ainsi placée au même niveau d’importance que la vie humaine, ce qui constitue un véritable changement de paradigme.
La négation des cosmovisions autochtones avant 2008
En effet, jusqu’à présent, la vision juridique dominante dans la plupart des États est anthropocentrée, c’est-à-dire qu’elle fait de l’humain le centre du monde, et s’oppose à la reconnaissance des droits de la nature. Or, l’observation des coutumes, des lois et/ou du langage montre que les cultures ont un caractère institutionnel, normalisé et répétitif. Cela signifie que les populations ont établi des façons d’agir et de dire des choses qui contribuent à maintenir un modèle de comportement, lui-même garanti et renforcé par les institutions sociales. Dans ce contexte, l’on comprend que les sociétés ne sont pas encouragées à questionner ce modèle juridique ni à observer ou imaginer d’autres possibilités de penser les relations nature/culture dans leur droit.
Toutefois, les créations et/ou altérations des lois et coutumes sont également dues à des phénomènes de diffusion[2], d’acculturation[3] et d’invention[4]. Ainsi, même s’il est possible d’observer dans les cultures des modèles relativement stables de comportement, les paradigmes culturels tendent à se renouveler, au fur et à mesure, à travers des changements de la réalité sociale et/ou environnementale. Les échanges culturels entre sociétés distinctes constituent un puissant vecteur de ces changements ou renouvellements. La compréhension des interactions liées aux phénomènes de diffusion, d’acculturation et d’invention à travers le monde est donc un moyen de questionner les raisons de la nécessité d’une perspective critique des conceptions juridiques dominantes comme de l’élaboration de normes prenant en compte les droits de la nature.
Du fait de la colonisation ibérique, les pays latino-américains ont historiquement importé des lois déjà existantes en Europe sans les adapter aux conditions, réalités et compréhensions de leur propre environnement. Les cosmovisions des peuples autochtones étaient minimisées si ce n’est ignorées par la loi. Par conséquent, toutes les formes culturelles de compréhension du monde et de l’environnement différentes de celles imposées par l’État ont été exclues des textes juridiques. La Constitution équatorienne de 2008, fruit de plusieurs revendications sociales et écologiques, a changé partiellement ce paradigme.
Une harmonisation entre environnement et êtres humains
En s’appuyant sur la culture andine, ce nouveau constitutionnalisme en Amérique du Sud cherche à reconsidérer les principes juridiques et politiques d’un État afin que les structures des activités étatiques soient modifiées dans le sens d’une harmonisation entre environnement et êtres humains. Cette notion d’harmonie couvre non seulement le bien commun humain, mais également le bien de tous les êtres vivants. Elle s’applique ainsi dans un sens qui ne se limite plus à l’individualité, mais à la reconnaissance d’une collaboration entre toutes les formes de vie[5]. Le respect dû aux êtres non-humains sur la Terre est aussi complémentaire de la pensée critique et des principes universels écologiques, féministes, humanistes[6]. Pour les cultures sud-américaines qui adoptent ces principes, les politiques publiques favorisant le développement économique et social doivent être élaborées au regard de ce changement de paradigme.
Présentant un développement juridique de la notion de protection environnementale, ce constitutionnalisme complète, dans ce sens, des déclarations universelles telles que la Convention de Stockholm de 1972. À titre d’exemple, la Constitution équatorienne de 2008 est la première à conférer à la nature le respect intégral de son existence et le maintien de la régénération de ses cycles vitaux, de sa structure et de ses processus d’évolution (art. 71). Elle reconnaît le développement durable en tant que devoir de l’État (art. 3, point 5), et la participation de la population en tant que protectrice de la nature (art. 74). Dans la pratique, il est possible de représenter la nature en justice pour défendre ses droits[7].
Avec la constitution bolivienne adoptée en 2009[8], ces deux pays ont lancé un mouvement pour le respect de la nature et pour le pluralisme juridique qui en a incité d’autres à réinventer des normes plus adaptées aux réalités locales et à repenser leur relation avec l’environnement. Les législations adoptées montrent une acceptation des différentes façons de voir les relations humains/non-humains présentes dans les cultures autochtones. C’est le cas du statut de personne juridique reconnu à la rivière Whanganui en Nouvelle Zélande et aux rivières Gange et Yamuna en Inde en 2017 visant la protection de ses rivières mais aussi des cultures locales. Il en va de même de la décision rendue en 2016 par un tribunal argentin qui admet l’action d’habeas corpus au chimpanzé Cécilia[9] par exemple.
Une vision plus ouverte et novatrice du droit
Au-delà de l’impératif d’harmonie avec la nature, cette vision plus ouverte et novatrice du droit – qui, comme on le voit, gagne du terrain sur le théâtre juridique mondial – s’appuie également sur le respect de l’ancien, du pluriel et du féminin qui s’oppose au droit positif « classique » et aux idéaux capitalistes.
S’opposant au comportement immédiatiste néolibéral, le respect de l’intergénérationnel et d’une compréhension plus élargie du temps trouve des traductions juridiques dans des normes et actions pour les droits de la nature à travers le monde. À titre d’illustration, la loi bolivienne n°71 des droits de la Terre Mère du 21 décembre 2010 impose une garantie de régénération de la Terre mais aussi des animaux et des plantes afin de respecter les futures générations d’humains[10]. Dans cette même logique, la convention signée le 20 décembre 2017 confère une reconnaissance légale au mont Taranaki en Nouvelle-Zélande pour le protéger. Elle consacre le respect de cette montagne considérée comme un ancêtre du peuple maori et de son environnement qui « transcende notre perception du temps » et où « le passé et le futur sont compris, engagés et transmis aux générations futures » [11].
Le respect du pluralisme
Les fondements des droits de la nature sont aussi pluralistes comme en témoigne également la loi bolivienne précitée qui évoque la reconnaissance et le respect de toutes les cultures du monde qui cherchent à vivre en harmonie avec la nature[12]. Le respect du pluralisme et des droits de la nature est également présent dans le cas de la gestion du conflit armé en Colombie. Récemment dans ce pays, la Juridiction spéciale pour la Paix a déclaré que la nature était victime des conflits armés. Voici les motivations de la magistrate Belkis Izquierdo, femme autochtone du peuple Arhuaco :
« Pourquoi les gens séparent-ils la nature de l’humain ? La conception des peuples ethniques est que le territoire est inséparable des gens. Nous voulons renforcer une ligne de pensée qui nous permet de comprendre que tous les êtres vivants, pas seulement les êtres humains, ont la possibilité d’exister »[13].
Cela veut dire que le respect des diversités et des différentes relations nature/culture traduit aussi une convivance (c’est-à-dire une capacité à cohabiter) harmonique et une culture de paix.
Enfin, le respect du féminin et des femmes constitue également un pilier des droits de la nature. La constitution équatorienne se veut claire sur la question. Elle dit en substance : « La nature ou Pachamama, où la vie se reproduit et est conçue, a le droit de voir son existence pleinement respectée et au maintien et la régénération de ses cycles vitaux, de sa structure, de ses fonctions »[14]. Cet article apparaît aussi dans le « National Environment Act 2019 » de l’Ouganda[15]. Toujours dans sa loi n°71, la Bolivie attribue également des qualités féminines de mère, nourricière et cyclique à la nature.
Considérant que, dans les cosmologies autochtones, la Pachamama ou Gaïa est originellement une déité féminine, l’agression contre la nature est symboliquement assimilée à une agression contre le féminin. Les courants de l’écoféminisme[16] défendent d’ailleurs l’idée que les causes de violation des droits des femmes et de destruction de l’environnement ont une racine commune : l’objectivation tant du corps féminin que de la nature. Cette objectification et soumission se voit dans le système capitaliste aux niveaux institutionnel (où on voit une prédominance majoritairement masculine) et symbolique ou culturel (tant les femmes comme la nature sont, en général, mises en arrière-plan).
Il est possible de voir finalement que les droits de la nature peu à peu évoluent à niveau mondial et présentent innovations importantes pour les droits de l’homme, tels que l’inclusion de savoirs de cultures non-occidentales qui étaient jusqu’à présent minimisées. C’est pour cette raison que penser l’évolution des droits de la nature signifie non seulement accorder une personnalité juridique aux non-humains mais aussi reconnaître juridiquement d’autres façons de voir les relations entre nature et culture, respectant les diversités.
La constitutionnalisation des droits de la nature, si elle constitue une avancée significative et consistante sur le plan théorique, n’est peut-être pas suffisante pour protéger davantage la nature. Pour faire avancer les droits de la nature sur le plan pratique, il est nécessaire d’avoir un engagement profond de la société visant une harmonie entre la théorie et la pratique du bien vivre évoqué dans les textes juridiques.