Déconstruire la problématique majeure du discours des extrêmes droites, c’est mesurer le fossé qui sépare la réalité du rouleau compresseur culturel et médiatique que ces dernières s’emploient à imposer.
Sans cesse portée en haut de l’agenda médiatique, la «priorité nationale» (ex «préférence nationale») est le fil d’ariane de toutes les propositions programmatiques des extrêmes droites et désormais des droites extrêmes et radicalisées. L’argument est simple : tous les problèmes rencontrés par la société française quel que soit le domaine (l’emploi, la santé, l’école, la sécurité) s’analysent et se résolvent en donnant la priorité aux Français au détriment des immigrés. Outre le fait que ce raisonnement est faux, il ne définit pas vraiment ce que l’on entend par immigrés, concept très large qui semble englober dans leur esprit toutes les populations issues des immigrations coloniales. Or celles-ci sont de nationalité française depuis maintenant plusieurs générations. Ce qui revient à dire que la priorité nationale prône une France qui diviserait notre peuple entre des «Français de souche» et des «Français de papier» pour reprendre l’expression dont Charles Maurras affublait les juifs au début du XXe siècle. La priorité nationale définit donc un apartheid à la française !
Thème voisin du premier, la «submersion migratoire» et son prétendu coût exorbitant, tente de s’imposer dans le débat public comme une évidence alors qu’il s’agit d’un fantasme fondé sur des chiffres faux. Les clichés véhiculés sont démentis par les faits, comme l’a démontré, entre autres, un rapport de l’OCDE.
Marine Le Pen ne cesse de répéter que l’immigration a un coût qui pèse très lourdement sur la communauté nationale. C’est totalement faux. Un rapport de l’OCDE, en 2021, nous apprend que les immigrés en Europe ont versé plus d’impôts et de cotisations aux États que ce qu’ils ont couté en protection sociale, en santé et en éducation. Mieux, l’étude montre que la contribution des immigrés aux richesses produites est supérieure à celle des nationaux parce qu’ils sont en général plus jeunes, plus actifs et de plus en plus qualifiés. En France, la population immigrée a contribué positivement au PIB (Produit intérieur brut) à hauteur de 1,02% par an en moyenne, entre 2006 et 2018. Mais le RN affirme quand même que «l’immigration ruine les finances publiques» et avance le chiffre grotesque et faux de 70 milliards d’euros.
Ainsi, affirmer que l’immigration serait à l’origine de la crise est tout simplement faux pour plusieurs raisons
La crise du capitalisme n’est pas nationale, elle existe partout, dans les pays à forte immigration (les États-Unis, le Royaume-Uni ou la France) et dans des pays qui en ont peu connu, ou trop récemment, pour en sentir les effets : la Grèce, l’Espagne, l’Italie. Quel que soit le pays, la concurrence entre salariés ne concerne pas seulement le rapport entre les nationaux et les étrangers, mais l’ensemble des salariés. L’exclusion des étrangers ne supprimera pas la concurrence, et tous les spécialistes du marché du travail savent que cela ne résoudra pas le chômage de masse. Celui-ci obéit aux lois de la «concurrence libre et non faussée» et à celles de la financiarisation de l’économie qui sont toutes deux destructrices d’emplois.
La migration est un phénomène qui a toujours existé depuis que l’humanité s’est formée. «Elle est désormais une réalité permanente au même titre que le vieillissement, l’expansion urbaine ou l’accélération des communications»[1], nous rappelle François Héran, démographe, professeur au Collège de France. Bientôt tous les pays seront en même temps des pays d’émigration et d’immigration, et toute l’histoire des migrations montre à quel point elles sont, pour les pays d’accueil, une source d’enrichissement matériel et culturel, démographique et humain.
Il ne faut donc pas dresser les salariés les uns contre les autres, diviser les concurrents, il faut au contraire abolir la concurrence. Là est la source de nos maux. Agir pour l’égalité des droits, une vision solidaire du vivre-ensemble, un monde de coopération est le plus sûr moyen de défendre les salariés, quelles que soient leurs origines, plutôt qu’une priorité nationale qui ne produira que ségrégation et paupérisation de tous.
N’en déplaise aux médias dominants, la France n’est plus classée par tous les observateurs sérieux comme un pays à forte immigration
Il faut remettre les choses à leur vraie place. N’en déplaise aux médias dominants, la France n’est plus classée par tous les observateurs sérieux comme un pays à forte immigration. L’immigration légale en France, c’est 1 entrée par an pour 300 habitants. Le nombre de cartes de séjour accordées est stable depuis trente ans, soit 250 000 par an. La mobilité estudiantine représente la plus grande part des flux migratoires. Veut-on se priver d’accueillir les étudiants étrangers qui souhaitent faire leurs études en France ? Ensuite vient le regroupement familial, la moindre des humanités pour une nation civilisée, prévue d’ailleurs par la Constitution et qui n’augmente que de 2,5% par an, soit 15 088 personnes en 2023. Le reste relève de dérogations accordées aux entreprises industrielles et agricoles. Quant à l’essentiel de l’immigration clandestine, elle est constituée d’actifs qui travaillent dans des domaines importants de l’économie du pays (bâtiments, agriculture, restauration…) ; les entreprises de ces secteurs, qui les ont incités à venir, réclament à grands cris leur régularisation, voire qu’il soit permis de faire venir d’autres travailleurs. Quant aux réfugiés déplacés par la guerre de Syrie, la France en a accueilli 38 000, alors que l’Allemagne en a reçu sur son territoire 770 000! Et la Turquie, 3,8 millions!
En fait, la thématique principale anti immigrée des droites et de leurs médias cible les populations maghrébines et d’Afrique subsaharienne issues de nos anciennes colonies, qui vivent sur notre territoire. Elles sont dans une écrasante majorité de nationalité française, de religion musulmane et sont concentrées dans le parc des logements sociaux situés principalement dans les grandes agglomérations du pays.
Elles subissent une triple ségrégation : une ségrégation sociale, avec un chômage endémique, des services publics en déshérence, le décrochage scolaire d’une partie des jeunes, des trafics de drogues et d’armes, des violences en tous genres, des règlements de compte et des meurtres ; une ségrégation urbaine, avec un habitat de mauvaise qualité, une marginalisation, voire un enfermement spatial, aggravés par des transports en commun déficients ; une ségrégation ethnico-raciale, avec toutes les discriminations que l’on peut imaginer liées au nom que l’on porte, à l’adresse que l’on doit fournir, au stigmate corporel difficile à cacher.
C’est dans ce contexte que l’extrémisme religieux a pris racine. Le djihadisme occupe le vide social, moral et éthique ambiant ; il pousse au repli identitaire, instrumentalise l’islam à l’aide de passions destructrices et à des fins terroristes liées à une situation géopolitique globale qui dépasse très largement le local. De plus, le djihadisme, idéologie fascisante, est à la fois très minoritaire, au sein des populations originaires des pays arabes – contrairement à ce que dit Gilles Kepel –, et très dangereux. Les attentats commis au son d’«Allah u Akbar » ont fortement contribué à la peur des musulmans et ont offert un terrain fertile à l’islamophobie des extrêmes droites et d’autres courants Comme ceux qui ont inventés une laïcité xénophobe exclusivement islamophobe.
Ces territoires stigmatisés sont présentés comme les repaires de «barbares» campant aux portes ou à la périphérie des grandes métropoles, là où vit «la racaille» – pour reprendre l’expression utilisée par Nicolas Sarkozy, lors d’une opération médiatisée en banlieue parisienne. Réalité pour une part, mythe pour une autre part, ces lieux vont largement contribuer à la «Grande Peur» à l’origine de la croissance exponentielle de l’électorat des extrêmes droites. Y compris dans des zones rurales qui n’ont jamais vu un immigré.
Dans les médias liés à la droite et à l’extrême droite, mais aussi au gouvernement, on parle de séparatisme, on cultive la théorie du bouc émissaire, on met en avant outrageusement la question identitaire en oubliant délibérément la question sociale. Mais quel universalisme offre-t-on à ces générations françaises issues de nos anciennes colonies ? Que fait la République dans ces territoires que, impuissante, elle a abandonnés à des réseaux mafieux qui ont des liens mondiaux pour se procurer drogues et armes ? Que fait notre police sur place mais aussi à l’échelle internationale contre les opérations de blanchiment des sommes colossales issues de ces trafics, jusque dans les paradis fiscaux ?
L’immigration n’est pas un problème pour la France, contrairement aux litanies médiatiques, c’est au contraire une richesse
C’est d’un tout autre débat dont nous aurions un urgent besoin, à l’opposé des solutions dangereuses et à courte vue des extrêmes droites et des droites extrêmes. Sans opposer le social, le culturel et l’identitaire, il faut apporter des solutions à toutes ces problématiques. Habitat digne, emplois adaptés, écoles et services publics à la hauteur des besoins, équipements ouverts à la diversité culturelle et à tous les arts, transports en commun permettant de sortir de l’enfermement, action contre toutes les discriminations, reconnaissance dans le cadre de la laïcité des pratiques confessionnelles, lutte réelle et acharnée contre tous les trafics. Enfin, il est impératif de faire preuve à l’égard de ces populations de considération, de respect pour ce qu’elles sont, avec leur passé, leurs cultures, et pour ce qu’elles nous apportent.
Pour autant, il ne s’agit pas, de mon point de vue, de victimiser ces populations et ces territoires. Une part importante de ceux qui y vivent n’accepte plus cette situation intolérable et se bat pour faire valoir et conquérir ses droits dans un pays qui est devenu le sien, et dont chacune et chacun est une citoyenne ou un citoyen à part entière. D’ailleurs, dans ces lieux où tout semble dysfonctionner, un tissu associatif divers, social, sportif, culturel et cultuel s’est développé qui reçoit un soutien fort chiche de la part des institutions. C’est pourtant là que se situe une partie de la réponse à la crise multiforme que ces populations connaissent. Des réussites scolaires sont réelles, souvent chez les jeunes filles qui acceptent de moins en moins la loi patriarcale, ou celle des grands frères. Des productions artistiques y sont nées, tels le rap ou le hip-hop. C’est de l’intérieur de ces cités, à l’aide d’une citoyenneté active, que se construiront progressivement les solutions, avec la solidarité des collectivités et des mouvements sociaux et politiques. Il suffit pour s’en convaincre de considérer l’apport récent des immigrés à la société française sur les plans démographique, industriel, culturel, sportif et… gastronomique. Ils sont à l’origine de la bonne santé de la natalité française. Ils ont construit la France industrielle et résidentielle, du XIXe siècle aux Trente Glorieuses. Sur le plan scientifique et artistique, ils ont beaucoup apporté à la société française[2].
Je pourrais continuer ainsi en déconstruisant toutes les thématiques néo-fascistes : le sécuritarisme comme vision guerrière de l’humanité, le racisme sans race comme forme nouvelle du bouc émissaire au service des rapports de domination et d’exploitation, le wokisme ou la diabolisation des luttes émancipatrices, la résurgence d’un suprémacisme blanc, occidental, chrétien et islamophobe, un anti-écologisme primaire ou bien encore un social-nationalisme qui n’est qu’une imposture prétendument anticapitaliste, antimondialiste mais bien antidémocratique. Je renvoie à mon dernier livre qui appelle au sursaut culturel et politique, sursaut dans lequel la dimension médiatique du combat est devenue essentielle.


