Cet extrait de Marx et le commentaire qui l’accompagne viennent apporter des éléments de réflexion pour expliquer la réalisation du profit par le capitaliste.
Ce texte est extrait de :
Gulli Florian et Quétier Jean, Découvrir Marx, textes choisis, présentés et commentés, “Les propédeutiques”, Les Éditions sociales, Paris, 2016, ISBN 978-2-35367-028-4.
« En achetant la force de travail de l’ouvrier et en la payant à sa valeur, le capitaliste, comme tout autre acheteur, a acquis le droit de consommer la marchandise qu’il a achetée ou d’en user. On consomme la force de travail d’un homme ou on l’utilise en le faisant travailler, tout comme on consomme une machine ou on l’utilise en la faisant fonctionner. Par l’achat de la valeur journalière ou hebdomadaire de la force de travail de l’ouvrier, le capitaliste a donc acquis le droit de se servir de cette force, de la faire travailler pendant toute la journée ou toute la semaine. La journée ou la semaine de travail a, naturellement, ses limites, mais nous examinerons cela de plus près par la suite.
Pour l’instant, je veux attirer votre attention sur un point décisif.
La valeur de la force de travail est déterminée par la quantité de travail nécessaire à son entretien ou à sa production, mais l’usage de cette force de travail n’est limité que par l’énergie agissante et la force physique de l’ouvrier. La valeur journalière ou hebdomadaire de la force de travail est tout à fait différente de l’exercice journalier ou hebdomadaire de cette force, tout comme la nourriture dont un cheval a besoin et le temps qu’il peut porter son cavalier sont deux choses tout à fait distinctes. La quantité de travail qui limite la valeur de la force de travail de l’ouvrier ne constitue en aucun cas la limite de la quantité de travail que peut exécuter sa force de travail. Prenons l’exemple de notre ouvrier fileur. Nous avons vu que pour renouveler journellement sa force de travail, il lui faut créer une valeur journalière de 3 shillings, ce qu’il réalise par son travail journalier de 6 heures. Mais cela ne le rend pas incapable de travailler journellement 10 à 12 heures ou davantage. En payant la valeur journalière ou hebdomadaire de la force de travail de l’ouvrier fileur, le capitaliste s’est acquis le droit de se servir de celle-ci pendant toute la journée ou toute la semaine. Il le fera donc travailler, mettons, 12 heures par jour. Au-dessus des 6 heures qui lui sont nécessaires pour produire l’équivalent de son salaire, c’est-à-dire de la valeur de sa force de travail, le fileur devra donc travailler 6 autres heures que j’appellerai les heures de surtravail, lequel surtravail se réalisera en une survaleur et un surproduit. »
Karl Marx, Salaire, prix et profit (1865), Éditions sociales, Paris, 1955, p. 47 sq. Traduction modifiée
Expliquer le capitalisme aux travailleurs
La brochure intitulée Salaire, prix et profit, souvent considérée comme un « classique » du marxisme, est à l’origine le texte d’une conférence tenue par Marx en juin 1865 devant le Conseil général de l’Association internationale des travailleurs. Publiée pour la première fois en 1898 par la fille de Marx, Eleanor, elle entendait exposer, dans un style clair et pédagogique, le secret de la production capitaliste aux travailleurs du monde entier : la production de survaleur.
Comment expliquer le profit réalisé par le capitaliste ? Sa source principale réside-t-elle, pour le capitaliste, dans le fait de vendre les marchandises produites par ses salariés à un prix plus élevé que le coût réel de production de ces marchandises ? Ou bien dérive-t-il d’une autre source, plus difficilement identifiable ? S’il n’est pas faux de dire que le capitaliste réalise souvent des marges importantes, là n’est pas pour Marx le cœur de l’explication du profit.
Travail et force de travail
Avant d’examiner en détail ce qui constitue la source du profit du capitaliste, il est nécessaire de rappeler ce qui constitue, d’après Marx, le fondement de ce lien mystérieux entre capital et travail. Nous avons vu dans l’analyse du texte précédent que la valeur d’une marchandise pouvait être mesurée par le temps de travail socialement nécessaire à sa production. Or le rapport salarial constitue lui-même une forme d’échange marchand. Sur le marché du travail, le travailleur vend au capitaliste l’usage de sa force de travail pour une durée déterminée. L’expression « force de travail » peut surprendre. On pourrait en effet croire, à première vue, que le travailleur ne vend pas au capitaliste sa force de travail, mais son travail à proprement parler. Le capitaliste achèterait alors le travail effectué par le salarié pendant, par exemple, une journée de huit heures. L’échange se faisant toujours entre des valeurs égales, l’ouvrier obtiendrait sous forme de salaire l’équivalent de la valeur qu’il aurait produite au cours de la journée. Mais c’est alors l’existence même du profit qui deviendrait inexplicable. Si le capitaliste cède sous forme de salaire la valeur qu’il reçoit du travail, il n’y a pas d’accroissement du capital. Ce que le capitaliste achète, en réalité, ce n’est justement pas le travail qu’effectue le salarié : ce que le capitaliste paye, c’est la force de travail du travailleur. La valeur de cette force de travail est mesurée, comme celle de toute autre marchandise, par le temps de travail nécessaire à sa production, en l’occurrence par la quantité de biens (aliments, vêtements, etc.) que le travailleur doit consommer pour être en état de retourner travailler le jour suivant. Cela ne veut pas dire que le salaire du travailleur soit toujours exclusivement un salaire de subsistance, des déterminants sociaux – la lutte des classes notamment mais aussi la croissance – peuvent permettre de diminuer ou d’accroître la valeur de la force de travail. Il faut donc bien comprendre que lorsque le capitaliste achète la force de travail du salarié, il n’achète ni le travailleur lui-même, sans quoi on aurait affaire à de l’esclavage et non à du salariat, ni le travail du salarié. Le capitaliste achète l’usage temporaire d’une puissance.
Survaleur et surproduit
Pourquoi est-il important de faire cette distinction entre achat du travail et achat de la force de travail ? Cela ne revient-il pas au même ? Et, si cette distinction est fondée, comment expliquer que, dans la vie de tous les jours, chaque salarié s’imagine que c’est son travail et non sa force de travail qu’il vend ? D’après Marx, s’il est décisif de montrer que le capitaliste achète bel et bien la force de travail du salarié, c’est parce qu’il existe un décalage entre la valeur de la force de travail et la valeur du travail réellement effectué par le salarié. Encore une fois, Marx suppose, à ce niveau de l’examen, que les marchandises sont vendues à leur véritable valeur, que le capitaliste n’escroque pas directement le salarié en achetant sa force de travail à un prix inférieur à sa valeur. Cela ne veut pas dire que, par ailleurs, cette escroquerie n’existe pas elle aussi dans la réalité. Mais Marx entend expliquer le profit du capitaliste sans même avoir recours à cette idée d’escroquerie. En effet, même si le capitaliste achète la force de travail du salarié à sa véritable valeur, cette valeur est nécessairement inférieure à la valeur du travail réellement effectué par le salarié. Comme le montre l’exemple de l’ouvrier fileur que Marx utilise dans ce texte, s’il faut, par exemple, six heures au salarié pour produire l’équivalent de la valeur journalière de sa force de travail, cela ne veut pas du tout dire que sa journée de travail durera effectivement six heures. Le capitaliste le fait toujours travailler plus longtemps. La journée de travail est donc constituée de deux parties : la première au cours de laquelle l’ouvrier gagne son salaire, la seconde durant laquelle il travaille gratuitement pour le capitaliste. Et c’est là que se cache la clef de la compréhension du rapport d’exploitation capitaliste : une partie du temps de travail du salarié ne lui est pas payée. Ce temps de travail non payé constitue ce que Marx appelle le surtravail, il entraîne la production d’un surproduit représentant une survaleur, aussi connue sous le nom de plus-value. La survaleur est la valeur supplémentaire produite par le salarié : il est donc possible de calculer le taux d’exploitation d’un salarié en mesurant le différentiel qui existe entre le travail nécessaire à la reproduction de sa force de travail et le travail qu’il effectue réellement. La survaleur n’est pas directement synonyme de profit, car, pour calculer le profit du capitaliste, il faut encore défalquer notamment les frais liés à la commercialisation des marchandises à vendre. On le voit, Marx parvient par cette démonstration à mettre en cause la thèse d’après laquelle le profit constituerait la rémunération du « travail » du capitaliste. Cette thèse libérale est fausse : le capitaliste ne travaille pas mais s’accapare la valeur produite par le travail d’autrui. C’est la production de survaleur, réalisée exclusivement au détriment des salariés, qui constitue la source du profit.
Autres textes de Marx et d’Engels
Karl Marx, Le Capital, livre I, section II, chapitre IV : « Transformation de l’argent en capital », Éditions sociales, Paris, 1983.
Karl Marx, Le Capital, livre I, section III, chapitre VII : « Le taux de survaleur », Éditions sociales, Paris, 1983.
Karl Marx, Théories sur la plus-value, tome II, chapitre XV, « La théorie de la plus-value de Ricardo », Éditions sociales, Paris, 1975.
Pour aller plus loin
David Harvey, Pour lire le Capital, chapitre IV, « Le procès de travail et la production de plus-value », La Ville brûle, Paris, 2012 , p. 122 à 150.
Une démarche pédagogique qui constitue une bonne porte d’entrée dans l’analyse de Marx et s’efforce d’en montrer l’actualité.
Pierre Salama et Tran Hai Hac, Introduction à l’économie de Marx, chapitre II, « L’exploitation capitaliste », La Découverte, Paris, 1992.
La survaleur expliquée par des économistes.
Louis Althusser, Lire Le Capital, « Du Capital à la philosophie de Marx », chapitres VI et VII, PUF, Paris, 2008.
Une réflexion sur la manière dont Marx lit les économistes classiques à partir de l’exemple des concepts de travail et de force de travail.
Jacques Valier, Brève histoire de la pensée économique, Flammarion, Paris, 2014.
L’ouvrage montre la diversité des pensées économiques au cours de l’histoire. Non pas une économie, mais une pensée économique plurielle.